Al Capone, star des médias
Une des journaux, photos, articles, interview dans Le Journal... Dans les années 1930, Al Capone, le plus célèbre criminel de Chicago, a fait les choux gras d'une presse française souvent complaisante.
Naissance du mythe Capone
Son nom est devenu mythique : sept décennies après sa mort, Alphonse Gabriel Capone (1899-1947), dit Al Capone, reste le plus célèbre de tous les gangsters nord-américains.
De son vivant déjà, sa renommée était mondiale. À partir de 1930, la presse se délecte du récit des dernières tueries commises par ce criminel qui a fait fortune dans la contrebande d'alcool (dont la vente est interdite pendant la Prohibition).
Surnommé « Scarface » (le Balafré) à cause de sa cicatrice sur la joue, Al Capone fascine des journaux et un public avide de sensations fortes. L’Ère nouvelle fait son portrait le 26 mai 1930 :
« Al Capone, le “Balafré”, le fameux “gangster” de Chicago, dont les exploits ont défrayé longtemps la chronique, a été arrêté mardi, ainsi que son frère et ses deux gardes du corps, par la police floridienne. Les quatre malandrins ont été immédiatement remis en liberté sous caution, mais ils devront répondre de l’accusation de vagabondage. C’est la troisième fois, depuis qu ’il séjourne en Floride, que pareille mésaventure arrive à ce chevalier du browning, la police de Miami ayant reçu l’ordre de le coffrer chaque fois qu’il se montrera dans cette ville [...].
Comme sa balafre, qui l’a rendu populaire dans les milieux interlopes de New-York, l’empêche aujourd’hui d’avoir accès dans la bonne société, Al Capone s’est adressé à un “beauter” (chirurgien esthétique), qui va tenter de le débarrasser de la compromettante cicatrice et de lui faire un visage aussi lisse que celui d’une girl d’Hollywood. »
C'est surtout l'impunité dont semble jouir le bandit de Chicago qui passionne les journaux. « Où vont les États-Unis ? » se demande ainsi L’Écho de Paris, qui dénonce « l'outrecuidance et l'infirmité des lois » dans un article de juillet 1930 pointant la proximité entre Al Capone et le maire corrompu de Chicago, Bill Thompson.
« Scarface Al Capone (Alphonse Capone le Balafré) est, dans l'Illinois et ailleurs, une puissance avec laquelle il faut compter. Il y a peu de semaines, à la suite de la mitraillade où l'on avait relevé six ou sept cadavres, il eut le front de télégraphier au chef de la police : “Cette fois, je n'y suis pour rien ; ne me mettez.pas en cause !” C'est le comble !
À Chicago, il séjourne dans une humble maison dont “je ne donnerais pas 10 000 dollars”, me disait quelqu'un. Mais, à Miami, en Floride, le Deauville américain, il vit dans un palais de marbre. Sauf erreur, cet homme auquel on assigne couramment de longues années de crimes et de rapines, qui, dans la métropole, à l'hôtel Shermann, occupe son poste de commandement aussi simplement qu'un autre tient son magasin de cigares, ne fut, jusqu'ici, arrêté qu'une fois, à Philadelphie, pour avoir été trouvé porteur d'armes prohibées !
Il est vrai que, sous ce chef d'accusation, on réussit à l'emprisonner pendant douze mois. Le jour de la libération, un aéroplane l'attendait à proximité. Il distribua des chèques, généreusement, à tous les gardiens, comme le monsieur qui récompense les serviteurs, après une longue résidence à l'hôtel. »
L'interview dans Le Journal
La mafia fait vendre : elle est partout dans les journaux. Mais c'est Geo London, dans Le Journal, qui va décrocher le pompon en septembre 1930. Parti enquêter pendant deux mois « chez les bandits de Chicago », le journaliste en ramène une interview exclusive d'Al Capone. Le parrain de la mafia se révèle à la hauteur de sa légende :
« Quand tant de gens, avant même son avocat Thomas D. Nash, m'avaient affirmé qu'Al Capone était un séducteur, j'étais sceptique. Mais ici, il faut me rendre à l'évidence, Al Capone, en apparence, est un homme doux, sympathique et disert, et l'on a peine à croire, en le voyant, qu'il est un monstre ayant sur la conscience une cinquantaine de crimes.
Il s'exprime dans un anglais fort correct, sans accent (au reste, s'il est Italien d'origine, il est né à Brooklyn), et pas un instant je ne l'ai entendu user d'un mot grossier ou lancer un juron. Ajoutez qu'il ne manque ni d'esprit, ni d'à-propos, ni de finesse.
— Vous êtes venu, me dit-il, voir celui qu'on traite de gorille. Well, regardez le gorille.
Il éclate de rire, pirouette sur lui-même, ce qui me permet d'admirer la coupe impeccable de son complet gris perle. Il me dit ensuite :
— Je suis revenu à Chicago parce que j'avais vraiment trop chaud à Palm-Isle.
Palm-Isle est le nom de sa propriété à Miami, en Floride.
— Ne craignez-vous pas qu'on vous arrête ?
Il ouvre de grands yeux et il a vraiment l'air en cet instant d'un “bon gros” en proie à un ébahissement sincère. Je prononce le nom de Jack Zuta. Je le fais un peu mollement d'ailleurs, car je redoute les réactions d'Al Capone et je crains qu'il ne mette très brusquement fin à notre entretien.
Mais il me répond :
— Je ne suis pour rien dans la mort de Jack Zuta.
Il éclate ensuite d'un gros rire :
— Mais moi j'ai autre chose à faire que tuer les gens. J'ai mes business. Seulement on s'imagine que je tue. Parfois même des gens m'écrivent pour me demander de commettre des crimes pour leur compte. Une grande dame anglaise m'a écrit un jour pour m'offrir 20 000 livres sterling (combien cela fait-il de dollars ?) si je venais passer le “week end” chez elle et si j'en profitais pour la débarrasser d'un voisin gênant. Ridiculous ! Have a cigar ? (Voulez-vous un cigare ?). »
Le journaliste continue d'interroger « l'homme aux cinquante cadavres » :
« – Que pensez-vous de la mort de Jack Lingle ?
— C'était un bon ami. Je suis fâché pour lui. On dit qu'il avait perdu beaucoup d'argent à Wall Street. Moi, je ne spécule pas. Je place mon argent dans mes affaires. Et puis j'aide les malheureux...
— À Cicero, on m'a parlé de vos générosités.
— J'aime à faire le bien et je le fais chaque fois que je le peux.
— Est-il indiscret de vous demander quelles affaires vous traitez ?
— Oh! you, cute fellow ! (Oh ! gros malin), vous le savez bien. L'Amérique a soif. Et ce n'est pas le Volstead Act (la loi de prohibition) qui étanchera jamais cette soif.
Haussant les épaules, enflant la voix, il s'écrie :
— Des hypocrites, des hypocrites, ce pays en a vraiment trop. I am sick of that game (c'est un jeu qui me rend malade). Il y a des gens qui votent dry (secs) et qui sont humides (wet). Et puis il y a des politiciens qui ont un masque de respectabilité et qui sont des crooks (des canailles). Ils crachent sur ceux qu'ils appellent les gangsters et pourtant ils sont bien heureux de prendre leur argent pour grossir leur caisse électorale. Comment voulez-vous que je ne méprise pas ces gens-là ? J'aimerais mieux partager mon breakfast avec un pigeon qu'avec eux.
— Avec un pigeon ?
Mon guide intervient alors et m'explique qu'un pigeon est, en argot de gangster, un indicateur.
Al Capone poursuit :
— Vous allez parler de moi ? Je préférerais que vous n'en fassiez rien. Les journalistes ont beaucoup trop parlé de moi et cela m'a fait beaucoup de tort. En tout cas j'espère bien que vous ne me traiterez pas de “gorille”. So long (Adieu.) Cet hiver, si vous venez en Floride, pop in (passez chez moi). Vous verrez mes belles fleurs.
Et l'homme aux cinquante cadavres me tend, toujours souriant, sa main fine et très blanche, me signifiant ainsi que l'entrevue est terminée. »
Al Capone esquive avec talent les questions embarrassantes. Pourtant, son palmarès est alors connu de tous : des dizaines, voire des centaines d'exécutions sommaires pour éliminer ses concurrents et asseoir sa toute-puissance sur Chicago. La même année, Le Journal des débats livre un résumé de sa « carrière », qui culmine avec le fameux « massacre de la Saint-Valentin » du 14 février 1929 :
« Il ne prit vraiment sa place dans l'attention du public que le jour où, chef redouté de redoutables gangsters dans le haut bootlegging, il eut commencé d'exterminer les plus célèbres parmi les chefs rivaux. Ne rappelons de ces « affaires » que les plus notoires.
Après Frankie Yale, qui fut criblé de balles en plein midi, Scarface Al supprime brusquement le magnat bootlegger Dan O'Banion, dont on cite encore les grandioses funérailles […] Scarface Al lui-même, avec sa courtoisie en usage dans le monde spécial, avait envoyé une magnifique couronne avec ses condoléances à la veuve. Puis il « eut » successivement Hyman, Weiss et son attorney, les frères Genna, qui l'avaient manqué de peu avant qu'ils fussent eux-mêmes « envoyés dans l'Ouest », et après qu'il eut perdu, fusillé par représailles, son excellent lieutenant Lombardo. »
Lorsque le journal explique le modus operandi des hommes de Capone, on croit lire la description d'une scène de film :
« En toutes ces « affaires » la même tactique est suivie avec un implacable sang-froid et le même succès. C'est l'automobile de grande marque, au blindage invisible, qui s'arrête en plein midi, en plein trafic, dans le quartier des affaires ; c'est, aussitôt la proie aperçue, la mitrailleuse qui se démasque, ouvre le feu, abat ennemis et passants ; puis, dans le désarroi qui suit, la voiture démarre en quatrième vitesse, disparaît avant l'alarme.
Ou bien, comme dans le fameux massacre du garage Bugs Moran, où sept gangsters, dont un avocat connus, furent rangés, mains levées, contre un mur avant d'être mitraillés, c'est le guet-apens soigneusement préparé, froidement exécuté. »
La chute du « tsar des gangsters »
En 1931, Capone, désormais classé ennemi public n°1, réunit en « congrès » à New York tous les chefs de la pègre américaine. Le Petit Parisien, retranscrivant les informations de la presse locale, raconte l'entrevue :
« Les gangsters ayant déposé leurs revolvers près de leur siège, Al Capone ouvrit immédiatement la séance et leur exposa le but de la réunion :
— Les fusillades entre nous, déclara t-il en substance, deviennent vraiment trop fréquentes et, à nous exterminer ainsi sous les yeux du public, il est à craindre que nous ne finissions par terrifier la clientèle des clubs de nuit. Or sans cette clientèle plus de consommation, plus de contrebande, c'est-à -dire plus de possibilité de vivre. C'est pour nous, à brève échéance, la misère noire. Réfléchissons-y.
Un tel langage ne pouvait qu'impressionner des auditeurs qui, s'ils ont le dédain de leur vie, gardent le souci de leurs intérêts. Le « gangster des gangsters » fut donc acclamé et un pacte signé séance tenante pour organiser sinon la paix, du moins une trêve. Après quoi, Al Capone traita royalement ses hôtes et ne les quitta que tard dans la nuit pour ne pas s'exposer à de fâcheuses rencontres policières. »
C'est pourtant cette même année qu'Al Capone va être condamné... pour fraude fiscale. Son arrestation est le fruit du travail de l'agent spécial Frank Wilson, mais aussi de « l'incorruptible » Eliot Ness, qui lutte contre Capone depuis 1925.
Il est condamné à 17 ans de prison, dont 11 ferme. La presse ironise, à l'instar de L'Ouest-Eclair qui écrit :
« Allons-nous réviser notre opinion sur les bandits américains ? Voici que le plus illustre de ces gentlemen adulés, que nous connaissions comme l'homme le plus correct et le plus vertueux des États-Unis, nous apparaît tout à coup – est-ce Dieu possible ? – sous les traits d'un mauvais citoyen. Déchantez, ô vous qui admirez fanatiquement le Nouveau-Monde : Al Capone ne paie pas ses impôts ! »
Une fois Al Capone enfermé à la prison d'Alcatraz, sa célébrité, loin de s'amenuiser, va grimper en flèche. La faute en particulier au film d'Howard Hawks Scarface, en 1932, fortement inspiré par le gangster [voir notre article], mais aussi aux nombreux articles qui continuent de paraître dans le monde entier, entretenant le mythe.
En 1932, un de ses anciens gardes du corps rédige ses Mémoires d'un gangster. La presse en publie des extraits, tel ce dialogue entre le repenti et son « boss » à propos de Napoléon, que Capone admirait :
« — Je suis justement en train de lire là un livre sur Napoléon, continua Al Capone en s’adressant soudain à moi, il est l’un de tes compatriotes. On sait ces choses-là par cœur, mais on le relit toujours avec plaisir. Je crois que nous nous serions parfaitement entendu, lui et moi, et même, si je l’avais servi personnellement, nous aurions pu faire de grandes choses ensemble. Il m’a appris bien des choses tant par ses qualités que par ses défauts [...].
Il l’a vraiment conquis [le monde] parce qu'il avait la volonté ferme et ardente des Italiens, parce qu’il était rusé, parce qu’il les mettait tous dans sa poche et qu'il savait utiliser au mieux les événements, quoique, manifestement, pas encore assez. Cela ne servit de rien ? Un conquérant du monde, quand il a une taille de 1m 60, doit forcément être abaissé un jour par un homme qui a deux fois moins de jugeote, mais qui le dépasse de deux têtes. »
En 1938, ce sera sa femme Mae Capone qui témoignera dans les colonnes du Journal : « Je reste la femme d'Al Capone et j'attends... »
Lorsqu'il meurt en 1947, dans sa résidence de Miami, des suites d'une longue maladie, la Prohibition est finie depuis longtemps. L'eau a coulé sous les ponts : après les horreurs de la Seconde guerre mondiale, les meurtres du plus célèbre criminel de l'entre-deux guerres ont quelque chose d'anachronique. Capone n'aura ainsi droit qu'à quelques lignes dans la presse.
« C'est dans son lit que celui qui fut l’ennemi public n°l de Chicago est décédé des complications d'une pneumonie qui provoqua une crise cardiaque. Al Capone, qui était gravement malade depuis plusieurs semaines, avait déjà reçu l'extrême-onction. »