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1907 : Lorsque la peine de mort n’a pas été abolie

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Sous Georges Clemenceau, la Chambre des députés semble assez favorable à l’abolition définitive de la peine de mort en France. Cependant, le meurtre sordide d’une petite fille va en décider autrement.

Le 31 janvier 1907, la petite Marthe Erbelding, 12 ans, disparaît. Elle était allée voir un spectacle dans la salle du  Ba-Ta-Clan avec Albert Soleilland, un ami de la famille. Celui-ci affirme que la petite fille a demandé à aller aux toilettes, puis qu’elle a disparu sans laisser de traces. Soleilland la cherche partout puis informe la famille qui s’empresse d’alerter la police.

Pendant neuf jours, on recherche l’enfant.

« Une affaire de disparition particulièrement angoissante est soumise en ce moment aux investigations de la police de sûreté. Elle remonte à plusieurs jours déjà, mais c'est hier seulement qu'elle fut ébruitée.

Et l'on en est encore à se demander si la petite Marthe Erbelding dont il s'agit n'a pas subi le même sort qu'Alice Neut, la victime du père Voignier, ou la petite Chèze, étranglée, il y a quelques années, à Montmartre, par un autre monstre nommé Dhuycoq.

Bien que les circonstances dans lesquelles se présente cette affaire soient de nature à justifier toutes les alarmes, il faut encore espérer pourtant que M. Hamard parviendra à ramener Marthe Erbelding à ses parents éplorés. »

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Mais aucun témoin ne localise la petite fille ou Soleilland ce jour-là dans la salle de spectacle. Le discours de l’homme paraît d’ailleurs de plus en plus incohérent.

Pressé par les inspecteurs, il finit par avouer son crime le 8 février. Il affirme avoir étranglé l’enfant chez lui et déposé son corps dans un sac à la consigne de la gare de l’Est.

« C’est par fraude, déclara l'assassin, que j ai obtenu la remise de l’enfant : j'ai trompé Mme Erbelding en lui disant que j'emmenais sa fillette au concert, car je savais très bien alors que ma femme, retenue par du travail pressé, ne pouvait nous accompagner au concert.

L'enfant est venue chez moi et, aussitôt dans ma chambre, je l'ai prise sur mes genoux. À ce moment je suis devenu littéralement fou : j'ai tâché d’avoir avec elle des rapports intimes et, comme elle pleurait et se débattait, je l'ai serrée à la gorge pour étouffer ses cris.

Quelques minutes plus tard, redevenu plus calme, j'ai constaté que l’enfant était morte. Je jure que je voulais seulement l’empêcher de crier et non la tuer. »

Toutefois, l’autopsie révèle que Marthe a été violée, étranglée puis poignardée. L’émotion populaire est à son comble. Le 14 février, jour des funérailles de la petite fille, les journaux font état de 50 000 à 100 000 personnes à la suite de son cercueil.

« Malgré la précaution prise de partir un peu avant midi, le cortège avance difficilement dans cet océan humain, les usines sifflent l'arrêt du travail. De tous côtés, par toutes les rues, ouvriers et ouvrières, beaucoup en costume de travail, courent pour adresser un suprême adieu à la petite victime. […]

Sur la place, la foule est immense et le cortège disloqué. On se bouscule. Des femmes se trouvent mal, les rares agents sont impuissants à maintenir l'ordre. La plupart des petites amies de Marthe ne peuvent pas arriver à l'église et des proches parents restent prisonniers, de la foule.

La cérémonie funèbre dure une heure, une grand messe est dite, et, durant ce temps, la foule ne cesse d'affluer par toutes les voies adjacentes. »

Avant même l’ouverture du procès au mois de juillet, les journaux se demandent si la guillotine fonctionnera cette fois. En effet, Armand Fallières, président de la République et abolitionniste convaincu, gracie systématiquement les condamnés à mort, commuant leur peine en une déportation au bagne.

À cette époque, on s’apprête surtout à débattre de la peine de mort, sur un projet de loi porté par le ministre de la Justice Aristide Briand et par Georges Clemenceau, président du Conseil.

Le 23 juillet, Albert Soleilland est déclaré coupable.

« Après quarante minutes de délibération, le jury rapporte un verdict affirmatif sur toutes les questions et muet sur les circonstances atténuantes. […]

La cour fait peu après son entrée et elle donne lecture d'un arrêt aux termes duquel Albert Soleillant, s'entend condamner à la PEINE DE MORT.

Une voix crie dans la salle :
– Bravo ! »

Armand Fallières en 1924, Agence Rol - source : Gallica-BnF
Armand Fallières en 1924, Agence Rol - source : Gallica-BnF

Armand Fallières ne déroge cependant pas à ses convictions et gracie Albert Soleilland le 13 septembre 1907, malgré la requête médiatisée de la mère de la fillette, déchaînant une grande majorité des journaux contre lui.

Le grand quotidien La Presse fait état de l’émotion des Parisiens et des Parisiennes, – « si l'on arrive à supprimer la guillotine, nous verrons le nombre des assassins augmenter encore » – et de l’allégresse supposée des Apaches de Paris, assurés de pouvoir « piller, voler, assassiner, violenter les femmes et les fillettes en toute quiétude ».

Mais c’est le très conservateur Petit Parisien qui va le plus œuvrer contre la décision de Fallières. La Une de son supplément illustré du 29 septembre montre un Albert Soleilland échappant à la guillotine pour profiter du soleil des tropiques, portant costume clair et lavallière, chapeau à large bord, comme un riche colon devant sa propriété.

Le journal populiste organise même un référendum auprès de ses lecteurs avec une question simple « Êtes-vous partisans de la peine de mort ? ». Le 5 novembre, Le Petit Parisien livre les résultats : sur 1 412 237 réponses, 1 083 655 répondent « Oui ».

« La majorité s'est donc prononcée pour le maintien de la peine capitale en France. C'est tout ce que nous désirions savoir, mais nous n'en respectons pas moins l'opinion de l'imposante minorité qui a exprimé un avis contraire.

En instituant ce référendum, nous n'avons point entendu répétons-le faire œuvre politique, mais soumettre à nos lecteurs, par voie de consultation directe, un troublant problème social que le parlement sera bientôt appelé à résoudre légalement.

Notre référendum vient de lui fournir des éléments d'appréciation particulièrement impressionnants. »

Si ce référendum n’a aucune portée légale, il n’en est pas moins le reflet de près de 75 % des lecteurs ayant répondu, et cela va nécessairement  peser sur les débats à la Chambre.

De vifs échanges sur le sujet s’y multiplient, notamment entre le romancier nationaliste Maurice Barrès et Jean Jaurès. Le directeur de L’Humanité, abolitionniste, en appelle à la doctrine chrétienne revendiquée par les partisans de la peine de mort, répétant que l’exécution est contraire à cette foi autant qu’à l’esprit de la Révolution.

« Le christianisme a été pour les hommes, tout ensemble, une grande prédication d'humilité et de confiance.

Il a proclamé, avec l'universelle chute, l'universelle possibilité de relèvement. Il a dit à tous les hommes qu'au fond des cœurs les plus purs il y avait des germes empoisonnés qui pouvaient toujours infecter de leur venin les âmes les plus orgueilleuses.

Et en même temps il a proclamé qu'il n'y avait pas un seul être humain, si déchu, si flétri soit-il, qui ne fût susceptible de repentir et de relèvement. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur quelques bancs à gauche.)

J'ai donc le droit de demander aux chrétiens, aux hommes de cette humanité misérable et divine. (Vifs applaudissements sur les mêmes bancs.) »

L'homme de presse et homme politique socialiste Jean Jaurès, circa 1910 - source : Gallica-BnF
L'homme de presse et homme politique socialiste Jean Jaurès, circa 1910 - source : Gallica-BnF

En face, Maurice Barrès lui rappellent que les chrétiens peuvent être partisans de la peine de mort parce qu’il existe deux plans absolument distincts dans leur vie – le plan social et le plan religieux – et contre-attaque.

« Nous retrouvons en M. Jaurès les idées de Mgr Myriel, des Misérables. Mais si on va jusqu'au bout de la pensée de M. Jaurès et de Mgr Myriel, le prêtre dont on parle voudrait arracher le coupable même au bagne.

Pour la société, à côté du rôle de l'homme d'infinie miséricorde, il doit y avoir le rôle plus dur de celui qui fait justice, le rôle du juge dur comme la vie. (Applaudissements à droite.) »

Maurice Barrès (à gauche) à la Ligue des Patriotes place de la Concorde, Agence Rol, 1914 - source : Gallica-BnF
Maurice Barrès (à gauche) à la Ligue des Patriotes place de la Concorde, Agence Rol, 1914 - source : Gallica-BnF

Jaurès retient l’allusion à la tradition républicaine de Victor Hugo pour enfoncer le clou de son argumentaire.

« Servitudes économiques, hostilités de races, crimes et répression sauvages, ce sont là, dites-vous, d'inévitables fatalités, et c'est sur ce bloc de fatalité que vous dressez la guillotine : elle signifie que jamais le progrès social ne permettra la fin du meurtre ou de l'assassinat social, elle est le signal du désespoir.

C'est le disque rouge projetant ses lueurs sanglantes sur les rails et signifiant que la voie est barrée et que l'espérance humaine ne passera pas. »

Le talent oratoire de Jaurès n’y changera rien. La Chambre vote le maintien de la peine de mort le 8 décembre 1908. En 1909, les exécutions reprennent, notamment parce qu’Armand Fallières n’ose plus exercer son droit de grâce.

Il faudra attendre 73 ans pour que Robert Badinter, ministre de la Justice, obtienne des deux Assemblées l’abolition de la peine de mort en France, le 18 septembre 1981.

Pour en savoir plus :

Emmanuel Taïeb, La peine de mort en République, un "faire mourir" souverain ?, in: Quaderni, 2006

Dominique Kalifa, Crimes – Faits divers et culture populaire à la fin du XIXe siècle, in: Genèses : Sciences sociales et histoire, 1995

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La Peine de mort
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Code de la guillotine
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