Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
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Au lendemain de l’Affaire Dreyfus, en 1907, un nouveau scandale éclabousse l’armée française : Charles-Benjamin Ullmo aurait divulgué des secrets à l’Allemagne pour éponger ses dettes de jeu – et sa consommation de drogue.
Le 19 février 1908, Le Petit Journal annonce solennellement à ses lecteurs que « le traître Ullmo » – titre de l’article – va enfin comparaître le lendemain devant le Conseil de guerre de Toulon pour « crime de haute trahison ».
Depuis octobre 1907, le grand quotidien parisien, comme l’ensemble de ses confrères, tient en haleine son lectorat avec les multiples rebondissements de cette rocambolesque affaire d’espionnage, scorie tardive de l’Affaire Dreyfus – qui s’est achevée, le 12 juillet 1906, par la réhabilitation du capitaine, et sa réintégration dans l’armée. Les deux cas sont pourtant très différents : quoique « coreligionnaire » du capitaine, comme ne manqueront pas de le souligner plusieurs plumes insidieusement antisémites, Charles-Benjamin Ullmo a plus de traits communs avec le vrai coupable de l’Affaire, le commandant Esterhazy, qu’avec l’officier juif injustement condamné.
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Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
Cet enseigne de vaisseau né en 1882, âgé d’à peine 25 ans au moment des faits, a en effet bel et bien tenté de vendre à l’Allemagne des secrets militaires pour entretenir sa maîtresse et payer ses dettes de jeu. Il a également admis être opiomane, ce qui ajoute un piquant ressort romanesque et juridique à la trame conventionnelle de la trahison par appât du gain. Ainsi, si l’affaire Ullmo n’aura pas la même portée politique et symbolique que l’affaire Dreyfus, elle va contribuer à ramener sur le devant de la scène ce « drame de la drogue » dont les journaux sont devenus friands – Le Petit Journal lui-même consacrait déjà, en 1903, une vaste enquête aux fumeries d’opium –, et à accélérer une modification substantielle de la législation sur les « substances vénéneuses ». Mais avant d’évaluer sa portée dans l’histoire des drogues, revenons sur les péripéties de l’épisode, qui a tout d’un véritable petit roman policier, mené de main de maître par un enquêteur-journaliste anonyme, cousin du Rouletabille de La Chambre jaune, roman de Gaston Leroux publié la même année.
C’est le 24 octobre 1907 que les lecteurs du Petit Journal ont appris l’arrestation, à Toulon, par le commissaire de la Sûreté générale Sebille, de l’enseigne de vaisseau Charles-Benjamin Ullmo, précédemment embarqué sur le contre-torpilleur Carabine, et à cette date en congé. « Des renseignements que j’ai pu obtenir […] il résulte qu’il s’agit d’une affaire d’espionnage », avance prudemment le reporter. Car à ce stade, n’émergent que deux faits avérés : l’arrestation du présumé coupable a eu lieu dans les gorges d’Ollioules, un site particulièrement sauvage de l’arrière-pays toulonnais, et l’inculpé a pour maîtresse une jeune femme « bien connue dans le demi-monde sous le sobriquet de la ”la Belle Lison” ».
La suite va se révéler à la hauteur de cette prometteuse amorce. Dès le lendemain 25 octobre, en effet, le journal est en mesure de préciser la nature de l’accusation et le déroulement des faits. Début septembre, le ministre de la Guerre recevait une lettre anonyme :
« Le mystérieux correspondant avait, disait-il, en sa possession trois séries de documents intéressant la défense mobile des torpilleurs et contre-torpilleurs de la Méditerranée, la défense de Toulon et les ordres de mobilisation de l’escadre de la Méditerranée.
Ce n’étaient pas les originaux […] mais les photographies mêmes de ces documents.
L’intérêt de la France était d’empêcher que ces secrets allassent à l’étranger et lui, agent d’espionnage, était disposé à les céder contre argent au ministère de la marine. Il demandait 100 000 francs. »
Le maître-chanteur semble avoir tout prévu : c’est lui-même qui orchestrera l’échange entre les documents et la rançon, en donnant ses instructions, sous un prénom quelconque, par voie de presse. Dès le lendemain paraissait ainsi dans La République du Var, un entrefilet crypté à destination du ministère : un certain « Pierre » donnait rendez-vous à « Paul » le 23 octobre, à Toulon, pour la remise des documents. Le ministère fit mine d’entrer dans le jeu : « Paul à Pierre. Accepte vos conditions ; je pars le 22 à 9h20 du soir, sauf avis télégraphique contraire », répondit-il par la même voie. À Toulon, « Paul » recevait par la poste restante de nouvelles consignes lui intimant de se rendre à 3h aux gorges d’Ollioules, au kilomètre 19.2.
Ce qu’ignorait Ullmo dans sa maladresse de débutant, c’est que les renseignements récoltés par les enquêteurs de la Sûreté dépêchés à Toulon faisaient déjà peser les soupçons sur lui – ce jeune officier criblé de dettes ne s’était-il pas répandu en questions sur les gorges d’Ollioules ? Et c’est un véritable guet-apens qui attend l’espion amateur à l’heure et au lieu dits, en la personne de l’inspecteur Sulbach, qui joue le rôle de « Paul ».
« Quand [Ullmo] fut à la distance de trois mètres de Paul, celui-ci lui dit :
“Je suis Paul. Êtes-vous Pierre ?”
Il lui tendit une grosse liasse billets de banques qui contenait 105 000 francs. Ullmo lui répondit :
“Je suis Pierre mais voici mon arme !”
Et il sortit un revolver, tandis que l’autre main s’était enfoncée dans une poche du pantalon.
Paul lui dit :
“Je suis venu sans arme, je vous présente la somme que vous avez demandée. Remettez-moi les clichés en échange !”
Pendant ce colloque, les deux hommes continuaient à avancer. Tout à coup, l’inspecteur Sulbach sauta sur son interlocuteur. En se baissant, il le saisit par les pieds et lui portant un coup de tête dans le bas ventre, il le fit rouler à terre. Sulbach s’empara du revolver d’Ullmo et tira deux fois en l’air.
Au bruit des détonations, les inspecteurs sortirent de leur cachette et M. Sebille arriva en automobile à une allure vertigineuse. »
Une autre version, également livrée par le Petit Journal à partir d’une dépêche de l’agence Havas, suggère que ce serait plutôt d’un professeur de boxe, spécialement diligenté depuis l’École de Joinville, qui aurait maîtrisé l’apprenti-espion ! Quoi qu’il en soit, Ullmo, dûment cuisiné, passe rapidement aux aveux, et les pièces du puzzle peuvent se mettre en place : c’est à bord du contre-torpilleur Carabine, sur lequel était affecté l’officier, que les documents confidentiels ont été photographiés.
S’il n’y a pas vol à proprement parler, la loi sur l’espionnage punit sans ambiguïté « la reproduction de documents intéressant la défense nationale ». Et c’est un portrait peu flatteur de l’accusé qui émerge des premiers éléments de l’enquête :
« L’enseigne Ullmo était très connu à Toulon ainsi que sa maîtresse. Il passait pour être un homme très riche. Il est vrai qu’il dépensait des sommes considérables.
Ses revenus consistaient surtout dans le jeu. Il n’est pas un cercle de jeu, à Toulon, qu’il ne fréquentât. »
Ce joueur invétéré semble de surcroît peu scrupuleux : on le soupçonne, sans preuve, d’avoir dérobé de l’argent dans la caisse du carré sur le Desaix. Il aurait également refusé de rembourser des billets à ordre souscrits pendant sa minorité, en prétextant avoir agi alors sans discernement.
Mais ce n’est que le 27 octobre qu’émerge ce qui va devenir un élément clé de « l’affaire Ullmo ».
« Au cours de la perquisition opérée, mercredi soir, à la villa Glé-Glé, après l’arrestation d’Ullmo, et en sa présence, le commissaire principal a saisi un pot d’opium.
Ullmo était fumeur d’opium et jeudi après-midi, quand fut conduit à la maison d’arrêt, il demanda au procureur de la république, la faveur de mâcher de l’opium.
Comme il défaillait de plus en plus, on lui donna un peu du narcotique pendant la nuit. Ce point semble démontrer à quel point Ullmo est intoxiqué. »
Opiomane dangereusement dépendant, certes, mais surtout « traître à la patrie » comme l’annonce avec fracas le titre du 12 novembre : « Le traître Ullmo avait offert ses services à l’Allemagne » !
L’instruction a pu en effet déterminer que le chantage auprès des autorités françaises n’était qu’un « deuxième choix » : Ullmo avait au préalable, et sans succès, tenté de vendre les documents à l’Allemagne ! Le délit de circonstance bascule alors dans le crime de haute trahison... Et c’est l’opium qui en fournit le principal ressort dramatique, au point de susciter, le 23 novembre, un long éditorial signé Pierre Mille, qui établit le lien entre les dérèglements toxicomanes de Charles-Benjamin Ullmo, et le « problème » social de l’opiomanie.
« Lorsque l’enseigne de vaisseau Ullmo dut avouer qu’il avait bien proposé à une puissance étrangère de lui vendre des documents intéressants la défense nationale, il déclara pour s’excuser qu’au moment où il prit cette décision, il venait de fumer trente ou quarante pipes d’opium et avait perdu par conséquent tout contrôle sur lui-même. […]
Voilà une belle réponse ! et rassurante ! »
Pour tout inquiétant qu’il soit quant à l’état physique et moral de l’armée française, l’argument de l’opiomanie n’en va pas moins devenir la principale stratégie de défense d’Ullmo, lorsque s’ouvre son procès, le jeudi 20 février 1908, devant le Conseil de guerre maritime à Toulon.
L’accusé ayant reconnu les faits, l’enjeu porte essentiellement sur son degré de responsabilité et sur la qualification des actes, simple délit d’espionnage ou crime de trahison – même s’il prétend le contraire, Ullmo n’aurait-il pas bel et bien laissé fuiter des informations vers l’Allemagne, avant de se retourner vers le gouvernement français, pour doubler sa mise ?
À la veille du procès, le 19 février, le Petit Journal a rappelé à ses lecteurs les différents éléments de l’affaire, en faisant peu de cas des arguments du « traître » :
« Préparée en lui par tout son passé, par ses aspirations, par sa vie, la pensée criminelle va surgir dans son esprit. Il l’expliquera par deux motifs qui lui paraissent plus noble que les véritables mobiles de son acte : l’amour de la belle Lison et la griserie de l’opium. »
La belle Lison… C’est aussi sur ce personnage romanesque et mystérieux que convergent les regards, à l’issue de la première matinée : « la foule s’écoule […] pour voir sortir Lison Welsch. Celle-ci traverse vivement la place, s’efforçant de dérober ses traits aux appareils photographiques braqués sur elle. Et la foule la suit ».
Il est vrai qu’on la soupçonne, depuis le début, d’avoir trempé dans les machinations de son amant, et surtout, d’avoir corrompu son sens moral en l’initiant à l’opium : utile bouc émissaire féminin pour l’avocat de la défense, Me Antony Aubin, qui, dans sa plaidoirie du 21 février, n’hésite pas à faire porter le chapeau à la femme corruptrice :
« Bientôt Ullmo fut subjugué : maîtresse absolue de l’intérieur de l’officier, Lison se prépare un auxiliaire, l’opium.
Dans la fumerie d’opium, la volonté d’Ullmo s’obnubile. Il n’a pas la force de repousser la pensée coupable ; il n’a pas d’énergie pour la réaliser. Il hésite. Il tergiverse. Il manque de sang froid ; il recule son départ.
Et quand il part pour Bruxelles, il ne prend pas les documents. »
Mais l’accusation va aussitôt balayer l’argument : outre qu’aucune preuve ne permet d’étayer la complicité de Lison, ou d’un autre comparse, les experts médicaux ont tous reconnu Ullmo responsable de ses actes, avec ou sans opium.
« Le commandant Schlumberger détruit tous les prétextes appuyés sur l’opiomanie et sur la jeunesse de l’accusé pour atténuer sa faute. Il cite des exemples d’officiers qui, quoique malheureusement amateurs d’opium, ont fait vaillamment leur devoir dans des circonstances périlleuses et n’ont jamais eu l’idée de trahir leur pays. »
Reconnu, à l’unanimité, coupable du crime de trahison, Ullmo est condamné, le 22 février 1908, à la détention perpétuelle dans une enceinte fortifiée, ainsi qu’à la dégradation militaire. Celle-ci eut lieu le 12 juin 1908 sur la place Saint-Roch, à Toulon, devant près de 30 000 personnes. « La belle Lison, a-t-on assuré, était arrivée hier à Toulon, et elle a assisté de loin à la triste cérémonie. Il m’a été impossible de contrôler ce détail », romance le lendemain le reporter du Petit Journal pour entretenir le joli filon.
En réalité, l’affaire retombe vite dans l’oubli. Transféré, en juillet, à l’île de Ré, l’officier va bientôt gagner la Guyane – il occupera quelque temps, sur l’île du Diable, la case du capitaine Dreyfus, avant d’être ramené à Cayenne, en 1923. Pas de réhabilitation pour le traître opiomane, juste une grâce du président Albert Lebrun en 1933, qui permettra à Ullmo de finir sa vie en Guyane en 1957, oublié de tous.
Entre temps, une nouvelle législation sur les « substances vénéneuses » avait été adoptée, et ce procès n’y avait pas peu contribué, même si l’opium n’y jouait, au bout du compte, qu’un rôle prétexte : dès l’été 1908, le garde des Sceaux avait préparé un nouveau décret d’application de la loi de 1845 qui renforçait les contrôles sur la vente et la détention de la « dive drogue », y compris dans sa forme fumée. La surveillance se resserre sur les prostituées et demi-mondaines, « belles Lison » en puissance, accusées de corrompre, par les sortilèges de la fumerie d’opium, la fine fleur de l’armée française. C’est également en 1908 que s’enclenche un mouvement international de lutte contre le trafic illicite de l’opium avec la création, en février, d’une Commission siégeant à Shanghai.
Dans les années suivantes, sont organisées plusieurs conférences internationales sur le sujet, tandis que les parlementaires préparent le remodelage complet de la législation en vigueur – on recense un projet de loi en 1911, trois en 1913… Et ce n’est plus seulement l’opium qui est visé, mais l’ensemble des « stupéfiants », notion médicalement et juridiquement floue qui va se solidifier avec la loi de juillet 1916.
On est alors en pleine guerre mondiale, et les « Boches » sont volontiers accusés d’inonder la France de leurs « poisons pharmaceutiques » : drogues, chauvinisme et paranoïa forment bien, comme au temps de l’affaire Ullmo, un cocktail anxiogène qui n’aide guère à penser avec sérénité ce nouvel enjeu d’hygiène sociale.
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Emmanuelle Retaillaud est historienne, maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR.
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Pour en savoir plus :
Ernest Dupré, L’Affaire Ullmo, Lyon, A. Rey, 1908
Bernard Soulhol, Lison et Benjamin, Toulon et l’Affaire Ullmo, 1905-1908, Toulon, Les Presses du Midi, 2001
Thomas Vincent, L’affaire Ullmo (1909) [sic]. Le procès de l’opium, mémoire de maîtrise d’histoire contemporaine, Université Paris-1-Panthéon-Sorbonne, 2004
Jean-Jacques Yvorel, Les Poisons de l’esprit, drogues et usages de drogues au XIXe siècle, Paris, Quai Voltaire 1992