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Théodore Lion, chute d’un « caïd » du trafic d’héroïne parisien

le par - modifié le 05/08/2020
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En juin 1938, l’arrestation d’un diplomate péruvien met au grand jour un vaste réseau de vente d’opiacés international. Paris-Soir rend compte ses ramifications en France via le personnage de Louis-Théodore Lion, petit seigneur de la vente d’héroïne.

En juin 1938, l’arrestation, à Zurich, d’un diplomate péruvien du nom de Fernandez Bacula, ouvre un nouveau chapitre de l’histoire tumultueuse du trafic international des stupéfiants, qui fait régulièrement la Une des journaux depuis le milieu des années trente. 

Soupçonné depuis 1932 par le Bureau des narcotiques égyptien, Bacula est accusé de trafiquer régulièrement de la drogue entre l’Europe et New York, d’où il « arrosait » Montréal et l’Amérique centrale : en quelques années, il aurait transporté près d’une tonne et demi d’héroïne, convoyée en six voyages par la valise diplomatique, pour le compte des frères Newman, propriétaires de plusieurs laboratoires clandestins en Europe. 

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La bande est réputée pour son envergure et sa férocité. « Ils ont montré à plus d’une reprise qu’ils ne reculaient devant rien, du moment qu’il s’agissait de défendre le secret de leur organisation », affirme le 4 juin, pour Paris-Soir, le reporter A.G. Leroux. À l’appui de cette affirmation, deux faits divers morbides, pour lesquels Bacula avait déjà été interrogé : un petit trafiquant retrouvé mort à New York de retour de Vienne, les poignets sectionnés, et un attaché de l’ambassade d’Argentine à Bucarest assassiné chez lui dans de mystérieuses conditions.

Mais l’affaire est sans doute trop lointaine pour intéresser durablement le public français. Le projecteur va donc se resserrer sur le noyau parisien de cette organisation aux ramifications multiples, dont la version hexagonale implique un complice de Bacula, Louis Lyon – son nom peine au vrai à se fixer dans les colonnes de Paris Soir, qui évoquera parfois « Louis Lion » ou « Théodore Lion ». Quoi qu’il en soit, le grand quotidien du soir n’hésite pas à le présenter comme un véritable « caïd de la drogue parisienne » :

« Louis Lyon est au demeurant une fort étrange figure de ce milieu. Riche à millions, il menait une paisible existence en un bourgeois appartement de la rue de la Pompe.

Jamais en nom dans une “affaire délicate”, si pour beaucoup il préside uniquement aux destinées d’un restaurant très parisien, pour les initiés, dans l’ombre, il préside au commerce de la drogue sur toute la “Butte”. »

Dans les jours qui suivent, le lecteur va découvrir les crapuleux dessous de ce trafic pour lequel la France est devenue une véritable plaque tournante. Le 9 juin, le journal dresse le portrait d’un self made-man, qui, parti de rien, est devenu à force de persévérance et d’ambition un « gros bonnet » d’un genre un peu particulier :

« Il avait pour lui d’être un bel homme. Il n’avait point d’autre capitale [sic], lorsqu’il battait à vingt ans, en 1908, le pavé parisien. 

Décidé à fuir tout travail régulier et à heures fixes, et tout en espérant en un riche mariage, il se fit la main à diverses combinaisons. Paris aux courses, vente de quelques grammes de coco à Montmartre… 

Tout cela était petit, tout petit pour Louis-Théodore Lion, dévoué [sic] d’ambition. »

« L’aventurier aux cents visages » (9 juin) trace peu à peu sa route : sa belle mine suffit à faire, de Françoise Cazenave, fille d’un riche restaurateur de la rue Saint-Anne, son épouse, mais aussi son marchepied social.

« Lion joue au rabatteur mondain et en profite pour pourvoir l’élégante clientèle de l’établissement de sa belle famille en cocaïne, opium, morphine, etc… ».

Pendant la Première Guerre mondiale, son poste d’agent du deuxième bureau lui permet de nouer de très utiles relations dans la police. Les « années folles » voient ses affaires prospérer, car « il l’aime l’aventure, le luxe, le danger ». Son restaurant, situé, désormais, rue Boissy d’Anglas, quartier à la mode, n’est plus qu’une couverture – assez peu discrète, au demeurant, puisque Lion y compte ses millions en billets sous les yeux des clients ébahis. Bacula y a ses habitudes, et Mme Lion, peut-être à son corps défendant, transporte dans sa voiture de mystérieux colis de « parfumerie » qu’on est venu déposer au restaurant. 

Lion aurait aussi une maîtresse en la personne de Mlle Thomas, sa secrétaire, et sa réussite semble atteindre des sommets lorsque son beau-frère, Jean Cazenave, décède fort opportunément – et peut-être pas tout à fait naturellement, insinue le journaliste – juste après avoir légué au couple son restaurant et son château de Gressy… « Maîtresse, châteaux, voitures… Lion a atteint son but », résume le reporter pour achever de brosser le portrait d’un gangster de haut vol vivant comme un « Monsieur », archétype déjà bien présent dans la littérature de la drogue.

Policiers américains examinant un chargement de stupéfiants, Regards, 1934 - source : RetroNews-BnF
Policiers américains examinant un chargement de stupéfiants, Regards, 1934 - source : RetroNews-BnF

Mais à l’arrière-plan, les nuages s’accumulent, comme va le révéler la suite de l’enquête. Il y a longtemps, affirme en effet Paris-Soir le 10 juin, que le bureau des stupéfiants de la SDN, à Genève, avait Lion dans son collimateur, jusqu’à le désigner dans ses rapports comme « le champion de la drogue ».

Le 21 mai 1935, l’explosion accidentelle d’un laboratoire clandestin d’héroïne en plein Paris, rue du Faubourg-Saint-Honoré [voir Le Matin du 26 mai 1935] avait déjà attiré les soupçons sur le riche restaurateur, venu chercher en personne dans sa voiture les frères Anavis, gérants du labo, et grièvement brûlés [Paris-Soir, 12 juin 1938]. À l’époque, Lion avait pu, malgré l’accumulation des preuves, bénéficier d’un non-lieu, peut-être grâce à ses connexions dans la police.

Mais deux ans plus tard un autre document compromettant le met de nouveau en cause (Paris-Soir, 10 juin 1938) : dans la cellule d’un obscur trafiquant de stupéfiants américain qui s’est suicidé à Sing-Sing (État de New York), on a retrouvé, sous une paillasse, de bien compromettants « mémoires », « riches de tous les secrets du commerce mondial de la drogue ». La police américaine n’hésite pas à partager le précieux « trésor » avec toutes les polices d’Europe et d’Asie. « Et le vent de la déroute tombe sur le clan… » commente le reporter en ajoutant avec délectation : 

« L’Affaire Lion […], à la manière des romans de Jules Verne, nous fera faire plus d’une fois le tour du monde… et très certainement vingt mille lieues sous la neige. »

Les comparses tombent alors par dizaines. « Voici Iondonsco, dit Jerry, qui, dans son appartement, 8 rue de Balzac à Paris, confectionnait avec son bon ami Lion, des malles à double fond » (10 juin). Malheureusement pour Lion, une perquisition au domicile de « Jerry » fait découvrir 600 kg d’opium, avant que le trafiquant en fuite ne soit arrêté par la police fédérale des États-Unis sur la route de La Havane et ne « donne » ses contacts parisiens.

Il est aussi question d’une certaine Mme Salti, élégante mondaine qui tient à Londres un magasin de lingerie fine très apprécié du gratin : de nationalité indécise, amie intime de Bacula, Vickie Salti aurait également servi d’agent de liaison à Louis Lion – son témoignage est en tout cas jugé suffisamment précieux pour que la police française demande son extradition, et que Paris-Soir dépêche sur place deux reporters (12 juin 1938).

Puis ce sont d’anciens complices qui, pour une raison ou pour une autre, n’hésitent pas à balancer le « roi de la drogue » (13 juin) : ainsi Cléobule Mafiadès, arrêté en Suisse avec 18 kg de morphine, qui reproche à Lion de ne pas l’avoir correctement indemnisé pour la peine qu’il a purgée sans rien avouer ; André Guédou, chimiste spécialisé dans le traitement de l’opium brut, qui a travaillé dans différents laboratoires clandestins à Mulhouse et à Livry-Gargan, et donnait de discrets rendez-vous à Lion dans l’Église de Rosny.

Le 20 juin, on annonce encore l’arrestation de De Toledo, le « principal lieutenant » de Lion, qui, dans son château de Monciaux, menait le même train de vie fastueux que son chef ; et celle du plus modeste Bernard Pessy, un commerçant en parfumerie synthétique installé à Cannes, qui avait investi 30 000 francs dans les laboratoires clandestins.

Un article du 3 juillet reviendra sur l’arrestation de ce personnage aux identités multiples. Il s’était d’abord installé avec sa femme, sous le nom de M. et Mme Desprées, dans une jolie maison de Cannes-la-Bocca, le « mas Jean-des-Figues », idéalement situé pour faire transiter la nuit d’importantes quantités de drogues, avant que l’annonce de l’arrestation de Bacula ne sème la panique : le couple déménage alors précipitamment dans le centre de Cannes sous le nom de M. et Mme Schmidt. « Beau roman ! » persifle le reporter de Paris-Soir.

« Et le plus inconcevable, le plus étourdissant, n’est-il point de songer que Lion tirait les ficelles de ce réseau ténu qui embrassait le monde du fond de son joli restaurant de la rue Boissy-d’Anglas ? »

Lion, inculpé dès le 2 juin pour l’affaire du laboratoire de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, clame bien sûr son innocence : s’il reconnaît avoir eu des contacts avec Bacula, c’est, affirme-t-il, uniquement dans le cadre d’un transfert d’armes, tout à fait légal : chassé du Pérou, Bacula aurait eu l’intention d’y revenir pour fomenter une révolution ! (9 juin). Les frères Anavis ? Il n’en a jamais entendu parler… Quant au laboratoire de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, s’il y a bien livré du matériel de chimie (on avait retrouvé à l’époque toutes les factures à son nom….), c’est en ignorant tout de leur destination (4 juin).  

Épouse et maîtresse cautionnent avec force ces déclarations « Mon mari sera remis en liberté, j’en ai la conviction ! affirme la première […] Je ne suis nullement au courant de ces paquets d’héroïne que j’aurais transportés », affirme la première (10 juin). « Je suis la nièce de Mme Lion, je n’ai servi de secrétaire à mon oncle que pour des affaires commerciales », plaide la seconde. Quant à Mme Salti, elle affirme vouloir venir à Paris de son plein gré pour plaider sa bonne foi : 

Une consommatrice d'opium s'adonne à son rituel, Regards, 1934 - source : RetroNews-BnF
Une consommatrice d'opium s'adonne à son rituel, Regards, 1934 - source : RetroNews-BnF

« Je suis entièrement innocente de toutes les charges de trafic qui pourraient être relevées contre moi. 

Je n’ai jamais vu de cocaïne, ni de morphine, ni aucune autre drogue. Je serais incapable de décrire leur odeur ou leur couleur. »

Mais les preuves sont cette fois trop accablantes et l’affaire Lion va faire l’objet d’une longue instruction, avant d’être jugée au mois de juin 1939.

Le 1er juillet 1938, Paris-Soir profite de la chute du caïd pour dresser un tableau détaillé des nouvelles routes du trafic international, qui permet de replacer les différents protagonistes dans leurs fonctions respectives : si le trafic de la « neige » – la cocaïne – a largement reflué depuis le milieu des années vingt, grâce aux efforts de la police américaine en Amérique centrale, le trafic clandestin de l’opium et de ses dérivés – morphine, héroïne – est en forte augmentation depuis 1928, avec une organisation désormais parfaitement rationalisée : l’opium est produit en Asie (Inde, Chine, Indochine…) et en Turquie, la morphine « base » en est extraite en Europe orientale (Bulgarie, Roumanie, Yougoslavie…), elle est ensuite convoyée par des « courriers », tels Bacula, vers les pays fabricants clandestins d’héroïne, principalement la France, puis la drogue repart vers le reste du monde, en premier lieu les États-Unis, mais aussi l’Égypte, via Cherbourg et Marseille.

Et ce sont les gangs américains qui en sont les principaux bénéficiaires. Vendue 2 000 fr. le kilo au départ de Sofia, la drogue vaut 27 000 fr. le kilo à son arrivée à New York sous forme d’héroïne. Entre la zone de culture et le point d’arrivée, on recense plus de soixante intermédiaires…

À cette aune, un Fernandez Bacula ou un Louis Lion ne sont évidemment que des personnages assez secondaires, même si leurs grasses commissions suffisent à en faire de riches hommes d’affaires. Curieusement, la France apparaît, au travers de ce reportage, comme un simple espace de fabrication et de transit, sans « fuite » de la marchandise vers la consommation locale. Pourtant, un journal amateur de faits divers tel Paris-Soir évoque n’aime rien tant qu’évoquer le petit monde des intoxiqués français [voir le reportage d’Alexis Danan en 1934].

Si le roman d’aventure prime ici largement sur le « drame des bas fonds », on constate bien que la majorité des consommateurs ont évolué, au cours des années trente, vers l’héroïne, à la fois plus discrète et plus puissante que l’opium. Et l’on sait que l’offre des trafiquants n’est pas pour rien dans cette « montée en puissance » des produits les plus addictifs qui assurent aussi les gains les plus importants : coûtant quelques centimes à peine à produire, l’héroïne est revendue 30 fr. le gramme aux intoxiqués parisiens, affirme Paris-Soir le 9 juin. Les chiffres sont invérifiables, et d’ailleurs soumis à de brusques et régulières fluctuations, mais il ne fait pas de doute qu’à la fin des années trente, le trafic de drogues est devenu l’une des principales ressources du crime organisé, non sans irriguer aussi un pays comme la France.

Avec ces coups de filet, « les jours du trafic de la drogue sont ils enfin comptés ? », s’interrogeait A.G. Leroux en ouvrant son enquête le 4 juin. Il est, à la fin de son reportage, nettement plus circonspect :

« La bande de Lyon était l’organisation la plus puissante de cette industrie, et bien qu’elle soit dépistée, il faut reconnaître que les efforts des polices mondiales réunies n’ont jusqu’à ce jour abouti malheureusement qu’à pouvoir inculper ses membres dans la misérable petite histoire de l’explosion, en 1935, du laboratoire clandestin du Faubourg-Saint-Honoré. »

En réalité, le trafic est une hydre dont les têtes n’en finissent pas de repousser et ce sera surtout la Seconde Guerre mondiale qui désorganisera durablement les routes de l’opium et de l’héroïne. 

Il faudra attendre les années 1970 pour que cette drogue revienne sur les devants de la scène, même si elle continue de circuler discrètement dans les milieux marginaux des grandes capitales occidentales. En 1938, le monde était déjà entré dans « l’ère des drogues » – et ne devait plus en sortir.

Emmanuelle Retaillaud est historienne, maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR.

Pour en savoir plus :

Christian Bachmann et Anne Coppel, Le Dragon domestique, Paris, Albin Michel, 1989

David M. Musto, The American Disease : origins of narcotic control, Oxford University Press, 1987

Emmanuelle Retaillaud-Bajac, Les Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, Rennes, PUR, 2009