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L’affaire Brierre, épisode criminel le plus médiatisé de la Belle Epoque

le par - modifié le 24/04/2023
le par - modifié le 24/04/2023

Près de Chartres, stupeur : quatre enfants sont retrouvés dans leur chambre, assassinés. On incrimine aussitôt le père veuf, Brierre, dans une enquête qui s’étalera, pour le plus grand plaisir des lecteurs, sur dix ans.

La médiatisation des crimes de sang démarre avec l’affaire Troppmann en 1869.  Progressivement, le crime gagne la Une, dopé par les titres à sensation, les dessins et bientôt les photographies. De ce point de vue, l’affaire Brierre est représentative de ces évolutions qu’elle accompagne sur près de dix ans (1901-1910). Elle est jusqu’aux dossiers Landru et Seznec l’affaire criminelle la plus médiatisée de l’histoire de France.

Tout commence la nuit du 21 avril 1901 à Corancez, petit village situé à cinq kilomètres de Chartres. L’entrepreneur de battage Brierre, veuf depuis trois ans, est retrouvé blessé devant sa ferme par ses voisins. Dans un râle, il dit qu’on a tenté de l’assassiner. Lui est vivant ; mais ses enfants ?

La découverte des corps ; reconstitution qui fourmille d’erreurs dans Le Petit Parisien, supplément littéraire illustré, 5 mai 1901

Lanterne en main, ses voisins se précipitent dans la maison. Ils entrevoient l’horreur. Les murs des chambres sont poissés de sang et d’éclats de cervelle : « Pauvres enfants ! Tout est mort, tout est tué ! », s’écrie une femme. Flora, 15 ans, Béatrice, 12 ans, Laurent, 9 ans, Laure 6 ans et Célina, 4 ans ont été assassinés. Affaires et mobilier sont sens dessus dessous. Un vol qui a tourné au carnage.

Les journalistes décrivent les lieux. Ainsi celui du Journal le 24 avril :

« On m'autorise à visiter les chambres sanglantes laissées en l'état, […] les flaques de sang ont noirci, les fragments de cervelle ont jauni et séché. C'est le même écœurement qui vous saisit à la gorge dès les premiers pas.

Il y a par terre, dans la première pièce, une demi-douzaine de petits sabots, de petits souliers salis par la terre de la route ou du jardin : dans la soirée de dimanche, vers sept heures, toutes ces petites victimes trottaient encore autour de l'habitation de leur père. »

Le crime fait la Une des journaux pendant plusieurs jours. Le 24 avril, l’enterrement des enfants est un événement national. Mais Brierre n’y assiste pas : il a été inculpé dès le lendemain du crime. Le Petit Parisien fait part de sa stupeur :

« Le parquet de Chartres croit avoir trouvé le seul coupable du crime épouvantable de Corancez. Sa personnalité accroît encore, s'il est possible, l'horreur du forfait commis.

L'auteur de l'affreuse hécatombe des enfants Brière ne serait autre que le père !... L'esprit se refuse à admettre une hypothèse aussi odieuse ; mais, hélas ! Les témoignages matériels sont là. Les magistrats ont, après une émouvante confrontation sur les lieux du crime, décerné contre Brière un mandat d'arrêt. »

Les premières expertises, les indices et les déclarations de Brierre l’accablent : il dit avoir été assommé par deux voleurs, puis lardé de coups de couteau, mais le médecin ne trouve aucune trace d’ecchymose et établit qu’il s’est infligé des blessures superficielles. En outre, pourquoi les criminels auraient-ils éliminé les cinq enfants pour laisser la vie sauve au père, seul témoin ?

Le lendemain, les gendarmes découvrent sous le fumier, sa veste maculée de sang, et son couteau. Puis, au mitan de mai, les gendarmes dénichent l’arme du crime dissimulée sous un tas de terreau. C’est un coutre de charrue sur lequel des traces sanglantes sont encore visibles.

Ils exhument également un petit sac à carreaux bleus, moucheté de taches rougeâtres, aussitôt envoyé à Paris pour analyse : il s’agit de savoir si le sang est celui d’un lapin – ce que prétend Brierre – ou celui d’un humain – ce que suppose l’instruction. C’est la première fois que la science intervient de la sorte dans une affaire criminelle. Accusé d’avoir simulé un vol et d’avoir assassiné ses enfants, Brierre nie en bloc et accuse ses voisins de complot.

Dans le même temps, la parole des villageois s’est libérée. D’abord unanimes à le défendre, ils examinent désormais son passé au prisme de son statut de criminel.

Le Matin, 19 décembre 1901. Villageois au procès, témoins presque tous à charge.

Témoignages et rumeurs affluent : il trompait sa femme – ce qui est vrai –, il était sournois, jouait aux riches mais camouflait ses dettes. Pire, il aurait en 1887 mis le feu à son étable afin de toucher une prime d’assurance. L’escroquerie serait alors le premier jalon de son itinéraire criminel : « La plupart commencent par le vol et finissent par l’assassinat » écrit Dubuisson, spécialiste de la responsabilité pénale à la fin du XIXe siècle. Bref, un récidiviste, hantise de la société d’alors.

Neuf mois s’écoulent entre le quintuple assassinat du 21 avril et l’ouverture du procès le 16 décembre 1901. Malgré plus de trente interrogatoires, Brierre n’a pas changé une virgule à ses premières dépositions. Le juge d’instruction n’a pas obtenu le début du moindre aveu. Le 15 décembre, Le Petit Parisien présente les termes du débat et la psychologie de l’accusé :

« La justice va se trouver en face d'un de ces problèmes d'autant plus passionnants, d'autant plus attachants, qu'ils paraissent plus difficiles à résoudre. Brierre est-il coupable de l'épouvantable forfait dont on l'accuse ? […]

Je me suis enquis de l'état de Brierre. Il a, paraît-il, beaucoup maigri et pâli en ces derniers temps. À la prison, il demeure sombre, taciturne. Il ne semble nullement émotionné lorsqu’on lui parle de ses enfants. »

Les « cinq grands » de la presse nationale – Le Petit Parisien, Le Petit Journal, Le Matin, le Journal et l’Écho de Paris – consacre 35 Unes au procès. Jamais les journalistes n’ont été aussi nombreux depuis le procès Dreyfus à Rennes en 1899. 

Pourtant, la déception domine. La partialité du juge Belat irrite. Coupant la parole à l’accusé, il parsème aussi son interrogatoire de piques qui provoquent l’hilarité du public. Pis, aucun témoin n’apporte d’éléments nouveaux, à l’exception de la maîtresse de Brierre qui réfute le mobile supposé : la suppression de ses enfants parce qu’elle lui refusait le mariage en raison de cette nombreuse progéniture...

Surtout, les analyses de sang du petit sac à carreaux bleus n’ont pas le caractère indiscutable attendu. Les experts estiment « extrêmement probable » – et non certain – que les taches proviennent de sang humain. Malgré tout, le jury vote la culpabilité à l’unanimité. Brierre est condamné à mort.

Pourtant, il n’y a eu ni aveu, ni preuves irréfutables, ni mobile et ni témoin.  C’est pourquoi, à peine prononcé, le verdict provoque des débats houleux. Face à la hantise de l’erreur judiciaire, Trarieux, président de la Ligue des droits de l’Homme, argumente en faveur de la grâce présidentielle dans les journaux progressistes.

Mais vent debout, conservateurs et antidreyfusards réclament le respect de la décision de justice. « De Dreyfus en Brierre » titre en Une Le Gaulois le 1er janvier 1902. Pour ce journal, l’affaire Dreyfus a accouché d’une nouvelle affaire.

« On ne sait pas ce qu’il peut y avoir de plus honorable, ou pour Dreyfus d’avoir précédé Brierre dans la sollicitude de certains amis des Droits de l’homme et du citoyen ou pour Brierre d’y avoir remplacé Dreyfus […] nous voyons maintenant après le triomphe du traître poindre le triomphe de l’assassin […] ce sont les mêmes doutes semés par les mêmes procédés, les mêmes appels aux gogos du sentiment […].

Toute la comédie qui s’est déroulée en faveur du saint de l’île du Diable recommence avec les mêmes ficelles en faveur du martyr de Chartres. »

La rencontre entre Brierre et Dreyfus semble pour le moins paradoxale. Mais les antidreyfusards repèrent des similitudes : innocence revendiquée, verdict contesté et grâce accordée le 1er février 1902 à Brierre par le président Loubet.

Surtout, il ne s’agit plus cette fois d’une remise en cause des seules institutions militaires, mais d’une gangrène qui gagne le cœur même de la justice civile et dont l’affaire Brierre est à la fois l’illustration et l’accélérateur : « Il est de mode maintenant de critiquer tous les jugements rendus […] Cette manie a commencé avec l’affaire Dreyfus, elle se manifeste à nouveau avec l’affaire Brierre », écrit La Patrie le 31 décembre.

Le gracié est envoyé au bagne de Guyane à perpétuité, à l’île Royale, à quelques coups de rame de l’île du Diable où avait été interné Dreyfus…

Dessin antisémite de Forain dans L’Écho de Paris, 8 février 1902. Une hideuse Marianne – que l’on devine juive… – promet à Brierre un retour rapide en France.

Brierre est avec Manda, l’amant de Casque d’Or, l’une des « vedettes » médiatiques du bagne. C’est un forçat sans histoire. Ce qui lui vaut d’occuper des postes enviés où l’on est bien nourri et bien soigné : infirmier d’abord, puis préparateur en pharmacie. Ses supérieurs, convaincus de son innocence qu’il n’a de cesse de clamer, relancent une campagne de presse en 1909 en sa faveur.

Huit ans après les faits, le petit paysan de Corancez fait ainsi la Une à cinq reprises du Petit Parisien et du Matin. Un journaliste a retrouvé les pièces à conviction au Palais de justice de Chartres. Certaines portent des empreintes digitales

« Lors du crime de Corancez, en 1901, les procédés d'étude des empreintes digitales rencontraient encore beaucoup de détracteurs. Depuis, ils ont été appliqués victorieusement au cours de maintes affaires.

Pourquoi alors, ne tenterait-on pas, à présent, l'opération qui, à l’époque, ne fut point tentée ? 

Il y a là une dernière chance d'éclaircir le mystère de Corancez, de confondre définitivement Brierre ou de faire éclater son innocence. »

Mais le célèbre criminologue Bertillon estima ces empreintes inutilisables. Ce qui n’empêcha pas la presse de bruisser sur la révision du procès ou sur une nouvelle grâce présidentielle. Il était de toute façon trop tard. Diminué par des fièvres, Brierre s’était éteint le 28 mars 1910 à l’hôpital de Cayenne. Le 14 mai, la Une du Petit Parisien annonça la nouvelle, confirmée le lendemain.

Quand en 1922, l’écrivain Louis Chadourne visita la salle de dissection où, curieusement, la tête de Brierre avait été conservée, les anciens se souvenaient encore qu’il disait :

« Comment a-t-on pu croire que j’avais tué mes petits ? »

Pour en savoir plus :

Alain Denizet, L’affaire Brierre, un crime insensé à la Belle Époque, éditions La Bisquine, 2014, (ré-ed) Ella éditions, 2022