Elsa Triolet, premier Prix Goncourt féminin
Lorsque la résistante communiste Elsa Triolet reçoit le Prix Goncourt en 1945, elle raconte à la presse sa réaction, entre lucidité, amusement et agacement.
Le 3 juillet 1945, le jury du prix Goncourt se réunit comme d’habitude au restaurant Drouot pour décerner le plus célèbre prix littéraire français. Parmi les auteurs pressentis pour être récompensés, deux femmes sont citées : Thyde Monnier, « dont le tempérament méditerranéen se manifeste dans maints livres régionalistes », et Elsa Triolet.
« Elsa Triolet qui, avec “Le premier accroc coûte deux cents francs”, authentique livre de la Résistance, aurait des partisans chaleureux. »
Née en 1896 à Moscou, Ella Kagan est une écrivaine et poète russe (elle est entre autres l’amie de Maïakovski) arrivée en 1918 à France, pour l’amour d’André Triolet, officier français en poste à Moscou qui l’épouse à Paris.
Ils partent immédiatement à Tahiti où il est nommé, mais la vie languide de cette île ne correspond ni au caractère bien trempé d’Elsa ni à ses besoins de discussions et de partages littéraires.
Elle divorce en 1921 et revient à Paris où elle s’installe à Montparnasse. Là, elle rencontre artistes et écrivains surréalistes. C’est là qu’elle croise également Louis Aragon, journaliste, poète et écrivain, membre du Parti communiste français. Ils tombent amoureux en 1928 et se marient en 1939. Elsa devient la muse d’Aragon (il publie en 1942 pendant la guerre Les Yeux d’Elsa, l’un de ses recueils de poèmes les plus célèbres).
Elsa Triolet écrit des œuvres en russe (À Tahiti, Fraise des bois et Camouflage) et en français à partir de 1938 (Bonsoir Thérèse, Maïakovski), fait de la traduction ou écrit des reportages pour des journaux russes. Dans le même temps, elle créée également des bijoux pour des maisons de haute couture parisienne.
Lorsque la guerre éclate, Elsa Triolet et Louis Aragon entrent en résistance, à Lyon et dans la Drôme. Ils continuent à écrire et publier, notamment dans leur périodique La Drôme en armes.
Lors de la remise de son prix Goncourt, Elsa rappelle ironiquement cette période pas si lointaine, pendant laquelle le jury du prix Goncourt – contrairement à ceux d’autres prix – a continué à se réunir :
« En 1942, dans une ferme entourée de neige, je lisais dans un journal vieux de quelques jours que j'avais eu pour le “Cheval Blanc” une voix (celle de Carco), au jury Goncourt.
Je me suis imaginé la drôle d'histoire impossible que cela aurait fait si j'avais eu le prix, les journalistes cherchant sur des routes à verglas, à travers les bourrasques de neige le lauréat disparu, et finalement leur rencontre avec des rats et le copain condamné à mort avec lequel nous partagions la maison. »
Le Goncourt arrive donc deux ans plus tard, dans un Paris libéré, pour un recueil de nouvelles intitulé Le premier accroc coûte deux cents francs, phrase codée annonçant le débarquement de Provence. En ce 4 juillet 1945, Elsa Triolet se plie de bonne grâce aux exigences des journalistes.
« Les journalistes ont surgi en grand troupeau, hier, chez nous, armés de photographes et de stylos, mais à les voir comme ça, c’étaient des agneaux.
Des agneaux bienveillants, souriants, pas pour un sou de méchanceté.
Je sais pourtant, c'est le fruit d'une vieille expérience, que certains de ces agneaux ont des dents de loup, et qu'il ne faudrait peut-être pas s'y fier. »
On la presse, on la félicite pour cette récompense mais elle reste lucide et se montre légèrement moqueuse dans son analyse.
« Tout le monde était en somme d'accord sur le fait qu'on m'avait donné un prix de vertu et qu'il m'était dû. Si le prix décerne par le jury des Goncourt après la guerre 1914-18 à Barbusse, pour “Le Feu”, était un prix de vertu, je veux bien croire que ce n'est pas pour me désobliger qu'on me transforme en rosière.
Ceci dit, je ne me prends pas pour Barbusse ; ni pour Napoléon ou Dieu Le Père ; ni pour une rosière. Je suis saine d'esprit.
En somme, la critique du “Premier Accroc” me fait une bonne moyenne avec celle du “Cheval Blanc”, qu'on disait léger, frelaté, voire immoral, et décalé par rapport aux temps noirs que nous vivions. On y trouvait une sorte d'allégresse déplacée.
Entre nous, le sujet des deux livres est le même : l’héroïsme. »
En allant plus loin, elle affirme ne pas se faire plus d’ « d'illusions sur les prix littéraires que sur les journalistes, pas plus que sur ce tohubohu ».
Elle comprend qu’il y a des choses que les journalistes ne veulent pas entendre, des choses qui concernent la période que la France vient de subir.
« Mais tout de même, je me rappelle que ce livre que j'ai écrit et qui subitement intéresse tant de gens, je l'ai écrit dans un tout autre temps : alors pas de photographes, pas de reporters, pas d'amis, pas de fleurs, pas de micro, pas de visas pour les pays étrangers.
Ce qu'on écrivait, on ne savait même pas si quelqu'un le lirait.
Mais il fallait bien écrire, parce qu'on avait autour de soi des gens dont il n'était pas question dans les journaux d'alors et qui mouraient parfois sans qu'on en parle. Il fallait, il fallait en parler ; il fallait que j'en parle. Et pas seulement d'eux. De ceux qui les aidaient, de ceux qui ne les aidaient pas. De ceux qui ne comprenaient rien. Et ainsi de suite.
Enfin, j'ai écrit ce livre quand on n'était pas chez soi. Le voilà brusquement en plein jour ou, si on préfère, sous un projecteur.
La moralité de cette histoire est claire, et c'est une histoire morale. Tant pis pour les gens qui n'aiment pas les histoires morales. »
Elle donne une dernière information au public et à la cohorte de journalistes amnésiques dans son éditorial « Interview avec moi-même ».
« Connaissez-vous la phrase : “Le Parti des fusillés, comme dit un écrivain de la Résistance” ?
L'écrivain de la Résistance, c'est moi. L'expression “le Parti des Fusillés” est prise dans les “Amants d’Avignon”, publié illégalement fin 1943.
C'est Jacques Duclos qui m'avait fait l'honneur de la reprendre pour la première fois, dans un tract, puis j'ai vu écrit sur les murs de Romans, libérée, et d’ailleurs : Adhérez au Parti des fusillés.
En 1945, j'ai lu sur les cartes du Parti communiste :
Le Parti communiste français qu’un écrivain de la Résistance a appelé le Parti des fusillés veut être et sera le grand Parti de la Renaissance française.
Et ceci est ma grande fierté, un Prix Goncourt que j'essayerai de mériter. »
Elsa Triolet est la première des douze femmes à avoir été récompensées par le prix Goncourt à ce jour. Elle meurt le 16 juin 1970 en France et repose aux côtés de Louis Aragon dans leur propriété de Saint-Arnoult en Yvelines. Sur leurs tombes, elle a fait inscrire :
« Quand côte à côte nous serons enfin des gisants, l'alliance de nos livres nous unira pour le meilleur et pour le pire, dans cet avenir qui était notre rêve et notre souci majeur à toi et à moi.
La mort aidant, on aurait peut-être essayé, et réussi à nous séparer plus sûrement que la guerre de notre vivant, les morts sont sans défense.
Alors nos livres croisés viendront, noir sur blanc la main dans la main s'opposer à ce qu'on nous arrache l'un à l'autre. ELSA »