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Les Nibelungen, chef-d’œuvre du nationalisme allemand au cinéma

le par - modifié le 11/09/2024
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Sorti en 1924 au cinéma, les Nibelungen de Fritz Lang s’inscrit dans le contexte pour le moins tendu (et revanchard) des débuts de la république de Weimar. 

En 1924 sort sur les grands écrans Les Nibelungen de Fritz Lang, immense œuvre cinématographique en deux volets (La Mort de Siegfried et La Vengeance de Kriemhild) qui puise son inspiration dans un texte du XIIIe siècle, la Chanson des Nibelungen.

Ce récit n’est en rien inconnu dans le monde germanophone, et particulièrement en Allemagne. Il a déjà servi de base – avec d’autres œuvres médiévales – aux opéras de Richard Wagner qui forme la tétralogie de L’Anneau du Nibelung, créé en 1876 et devenu l’un des symboles du nationalisme allemand. La Chanson des Nibelungen est en effet vue comme l’un des premiers récits littéraires jamais rédigés en langue allemande. De plus, centré sur les exploits guerriers de chevaliers, il vient à point nommé appuyer le discours nationaliste et militariste diffusé par les autorités de Berlin pendant la Grande Guerre.

Les noms des principaux protagonistes de la Chanson des Nibelungen sont par exemple employés pour baptiser des lignes de défense sur le front de l’Ouest. Le Miroir du 20 octobre 1918 évoque ainsi la « ligne Siegfried » et la « ligne Brunehilde ». Quatre jours plus tôt, Excelsior parle lui de la « ligne Kriemhilde ». Pareillement, un film de propagande consacré à Siegfried terrassant le dragon sort sur les écrans en 1918 (on peut le voir ici). On retrouve là l’emploi massif de cette créature par les deux camps pour décrire leur adversaire.

Les Nibelungen de Lang s’inscrit donc d’emblée dans les usages politiques du Moyen Âge par le nationalisme allemand. Et le metteur en scène ne fait pas mystère de cela. En réalisant un film inspiré de la Chanson des Nibelungen, il se connecte, explique-t-il, au « sanctuaire spirituel d’une nation ». Dès son premier carton, le long-métrage est d’ailleurs dédié au « peuple allemand ». Bref, Lang cherche à redonner à l’Allemagne sa fierté après la terrible défaite de 1918.

Mais cette fierté passe aussi par la dénonciation des adversaires qui, selon Lang et sa compagne Thea von Harbou (qui coécrit le scénario), affaiblissent l’Allemagne. Et l’histoire de Siegfried le lui permet facilement. Après avoir vaincu un dragon, ce jeune héros croise en effet sur son chemin le nain Alberich, qui garde un immense trésor. Tandis qu’il est décrit comme un guerrier dans le texte médiéval, Lang préfère ici le dépeindre comme un être chétif et fourbe, avec un nez crochu et des doigts griffus (voir ci-dessus).

Il faut très certainement voir dans ce choix esthétique une manière pour le réalisateur de jouer sur les stéréotypes antisémites, alors très populaires. Il appuie aussi l’idée selon laquelle les Juifs ne seraient pas des citoyens à part entière, ne seraient pas non plus aptes à combattre et qu’ils chercheraient à trahir le peuple allemand, incarné ici par Siegfried. On ne peut d’ailleurs que constater le contraste entre ce dernier et le nain. Le héros est jeune, puissant, athlétique, beau, blond et toujours baigné de lumière (voir ci-dessous), tandis qu’Alberich est bossu, laid et grimaçant.

Finalement, Siegfried tue le nain – ce qui n’advient ni dans la version du XIIIe siècle, ni dans celle de Wagner –, s’empare de son trésor et se rend à la cour du roi des Burgondes Gunther. Là, accomplissant de nombreux exploits, il finit par susciter des jalousies telles que plusieurs nobles conspirent pour l’assassiner. Profitant d’une partie de chasse, l’un d’entre eux, Hagen de Tronje, lui plante une lance dans le dos. L’image, reprise notamment sur l’affiche du film illustrée par Theo Matejko (voir ci-dessous), renvoie là encore au contexte contemporain.

En effet, dès 1920, le maréchal von Hindenburg, dans ses mémoires, compare la chute du front de l’Ouest en 1918 à cet épisode bien connu de la Chanson des Nibelungen :

« Tout comme Siegfried tomba sous la lance perfide du terrible Hagen, nos lignes de front épuisées s’effondrèrent. Nos armées ont alors tenté en vain de puiser une nouvelle vie à la source du front intérieur. »

Pour ce militaire, chef suprême des armées allemandes durant une grande partie de la guerre, c’est une évidence : les troupes du Reich n’ont été vaincues que parce qu’elle a été trahie par un ennemi intérieur qui l’aurait « poignardé dans le dos » (dolchstoß). Cette théorie du complot, qu’il contribue largement à diffuser, permet de blanchir le corps des officiers de leur responsabilité dans la défaite et d’accuser pêle-mêle des groupes perçus comme voulant détruire la nation : syndicalistes, socialistes, communistes et Juifs. Le film de Lang vient donc à point nommé pour appuyer ce discours en montrant à l’écran le héros Siegfried, incarnation de la puissance guerrière allemande être abattu par traîtrise.

Le second volet du diptyque de Lang, La Vengeance de Kriemhild, raconte comme l’épouse du défunt Siegfried cherche à se venger d’Hagen de Tronje et surtout des aristocrates burgondes qui, par loyauté, lui sont restés fidèles. Forcée d’épouser le roi des Huns Etzel (Attila, en français), elle se sert de lui pour sa vendetta. Si l’histoire s’achève dans un bain de sang, le deuxième film des Nibelungen est surtout l’occasion pour Lang de mettre en scène un nouvel antagonisme. D’un côté, les chevaliers burgondes, dépeints comme des guerriers mus par de nobles sentiments (qui les obligent à faire bloc autour d’Hagen).

À ces hommes qui symbolisent ici nettement l’armée allemande, le réalisateur oppose les Huns, vus comme des primitifs, des barbares sales et hirsutes, sans honneur, qui finissent sous le point du nombre par triompher. C’est cette fois la peur du communisme, et notamment de l’URSS, que met en scène Lang. Il est en effet courant en Occident, et ce dès le début des années 1920, de comparer les bolcheviks aux peuples médiévaux des steppes. On craint qu’ils ne finissent, comme les Huns du Ve siècle, par envahir l’Europe.

À la différence du premier volet des Nibelungen, La Vengeance de Kriemhild valorise donc nettement les chevaliers burgondes, incarnation de la capacité guerrière supposée du peuple allemand, et leur honneur sans faille. Avec un tel discours, on comprend que Les Nibelungen aient bénéficié d’un large soutien de la part de figures politiques conservatrices, comme le ministre des Affaires étrangères Gustav Stresemann.

L’Homme libre ne s’y trompe pas quand il évoque en mars 1924 les célébrations lors de la sortie du long-métrage outre-Rhin :

« Les Allemands mettent à l’écran les Nibelungen, leur légende nationale, dont Wagner a tiré la trame de la plupart de ses opéras.

Le premier des films présenté, Siegfried, a donné lieu à une véritable manifestation nationale – voire nationaliste – avec banquet présidé par Stresemann, discours, etc. »

Œuvre politique, Les Nibelungen s’inscrivent aussi dans un combat culturel que commencent à se livrer l’Europe et les États-Unis. En effet, jusqu’au début de la Grande Guerre, le cinéma français domine la production mondiale. Comme le rappelle Alicia León y Barella dans sa thèse Sauver l’écran en danger. Le cinéma américain en France (1926-1936). Domination et résistances, « en 1912-1913, le cinéma français occupe près de 85 % des écrans du monde entier ». Tout change avec le conflit. La réalisation de longs-métrages dans l’Hexagone connaît un très net ralentissement, qui permet aux productions américaines d’inonder le marché européen. En 1924, sur les écrans français, 589 films américains sont diffusés, contre 68 français et 20 allemands.

Au-delà de l’aspect culturel et commercial, ce succès d’Hollywood après 1918 symbolise pour beaucoup la crainte de la montée en puissance d’une Amérique, dont le territoire n’a pas été touché par le conflit et dont l’économie est restée florissante malgré la guerre. C’est sans doute le film Robin des Bois produit (et joué) par Douglas Fairbanks qui cristallise le plus ces angoisses. Tout d’abord parce que cette superproduction (suivie deux ans plus tard par Le Voleur de Bagdad, toujours avec Fairbanks) montre la capacité d’Hollywood à créer des longs-métrages spectaculaires pouvant attirer les foules du monde entier. Ensuite parce que le corps vigoureux et athlétique de Fairbanks, virevoltant dans des décors aériens construits à sa mesure, semble incarner à la perfection une Amérique jeune et en pleine santé face à une Europe épuisée par le conflit, état que rappelle sans cesse la présence de nombreux soldats mutilés.

Pour beaucoup de commentateurs, l’Europe doit répondre à ce défi culturel en produisant elle aussi des films historiques épiques qui sauront tenir la dragée haute à Hollywood. En France, cela conduit au financement du Miracle des Loups, qui sort en 1924, et en Allemagne, à celui des Nibelungen. Dans ce contexte, on ne doit donc pas s’étonner que, six ans seulement après la fin de la Première Guerre mondiale, la presse hexagonale – malgré quelques avis contraires, comme celui de La Croix – s’extasie devant le long-métrage de Lang. On y voit un parfait pendant au Miracle des Loups.

Dans Comœdia du 23 mars 1925, un journaliste partant pour interviewer Fritz Lang écrit ainsi :

« J’ai voulu connaître l’homme qui a réalisé cette œuvre en train de passionner le public de Paris. Le Miracle des Loups en avait fait autant.

Puisse l’art muet compter souvent des productions de cet intérêt, de cette envergure, bien que si différentes par l’esthétique et la qualité ! »

Même discours dans Le Soir du 20 mars 1925, juste après la première du film en France :

« On joue notre Miracle des Loups à Berlin. Paris a accueilli hier la Mort de Siegfried, la plus importante production allemande de ces dernières années.

Nous n’avons, les uns et les autres, qu’à gagner à ces échanges. »

L’article va toutefois plus loin en affirmant la supériorité du long-métrage de Lang (donc, par écho, des longs-métrages français) sur les superproductions américaines.

« C’est un magnifique film, qui est le résultat des efforts incessants et opiniâtres faits depuis la guerre par les Allemands pour relever leur industrie cinématographique et lui permettre de lutter à armes égales avec les plus puissants producteurs du monde, j’ai nommé les Américains. […]

Siegfried sur son cheval blanc, parmi les énormes fûts noirs des vieux arbres de la forêt mystérieuse, le combat avec le dragon (beaucoup plus impressionnant que celui du Voleur de Bagdad), les scènes où Siegfried se substitue à Gunther, la barque royale, le château de Worms. »

Mais l’article creusant le plus cette opposition entre cinéma du Nouveau Monde et du Vieux Continent est sans doute celui d’Émile Vuillermoz, l’un des fondateurs de la critique de cinéma en France. Dans Cinémagazine du 27 mars 1925, il consacre un long texte dithyrambique au film de Lang, dans lequel il voit la réponse du septième art européen à celui de l’Amérique :

« Film allemand contre film américain. L’œuvre de Fritz Lang pourrait avoir un sens allégorique. Le combat de l’adolescent nu contre le formidable dragon qui garde l’or de Nibelungen, c’est la révolte de la pensée européenne contre la toute-puissance du dollar américain.

Ce sont deux formes d’intelligence et de sensibilité qui s’affrontent : d’un côté, la richesse écrasante, les moyens gigantesques, la tyrannie économique, l’énorme force industrielle et commerciale, la maîtrise des écrans de tout l’univers ; de l’autre, le glaive fin et pur de l’éducation artistique et du goût, de la belle formation littéraire et picturale, de la culture plastique raffinée et de l’hérédité aristocratique des Rembrandt, des Durer [sic] et des Holbein.

Dans le film, la claire épée de Siegfried abat l’ichtyosaure géant : je crois fermement que nous allons assister désormais, sur tous les écrans d’Europe, à une victoire semblable de l’esprit sur la matière. »

Ces propos s’inscrivent dans l’idée, très présente à l’époque, selon laquelle la meilleure réponse aux longs-métrages américains, vus par beaucoup comme de purs produits industriels, serait de mettre en scène des films exprimant l’« âme » de chaque nation. En somme, de réaliser des films sensément plus authentiques, dotés d’une véritable vocation artistique qui seraient seuls à même de séduire le grand public et de rependre des parts de marché à Hollywood, y compris outre-Atlantique.

Un an plus tard, Fritz Lang lui-même développe une argumentation similaire dans Cinéa-Ciné pour tous le 15 mars 1926 avec un article intitulé « Concurrence ou Collaboration ? », appelant justement les professionnels du cinéma européen non seulement à faire front contre Hollywood, mais surtout à produire des œuvres qui sauront plaire à un public américain dépourvu, selon lui, d’art digne de ce nom. Or, pour lui, seules des films portés par une forme « d’essence spirituelle » pourront accomplir cette tâche.

« C’est un fait archi-connu et prouvé que l’Europe cinématographique entière souffre d’une indisposition sérieuse, qui peut se définir simplement : indigestion de films américains. […] Telle une immense araignée, la production américaine tissait sans relâche sa toile autour du globe. La réaction naturelle se fait sentir aujourd’hui.

Les peuples du Vieux-Monde ont-ils jamais vu visiteurs s’extasier avec plus de sincère admiration devant les monuments de notre passé que les Américains. Bien qu’il soit accoutumé à juger de toute chose en fonction de la somme d’argent qu’elle coûte, l’Américain admire cependant par-dessus tout la chose qu’il ne peut acheter à quelque prix que ce soit, parce que sa valeur est d’essence spirituelle. […]

Des hommes d’affaires Américains ont fait des fortunes avec des œuvres d’art européennes, avec de la musique européenne – en résumé, avec toutes les manifestations de la civilisation européenne. Pourquoi diable ne saisiraient-ils pas leurs chances de faire de l’argent avec le plus récent produit de la civilisation européenne ; le film européen, si la production européenne, s’avère bonne et originale, au lieu d’être une pauvre et insipide copie du film américain ? »

Film politique, brûlot nationaliste, chef-d’œuvre artistique, objet commercial ? Et si Les Nibelungen de Fritz Lang était tout cela à la fois ?

Pour en savoir plus :

Fritz Lang, Les Nibelungen (Siegfried + La Vengeance de Kriemhild), 1924, Version Restauré, Paris, Potemkine, 2024

Christophe Gauthier, « Le cinéma des nations : invention des écoles nationales et patriotisme cinématographique (années 1910 — années 1930) », in : Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2004 / 4 (n° 51-4), p.58-77

Pascal Manuel Heu « Émile Vuillermoz et la naissance de la critique de cinéma en France », in: 1895, revue d’histoire du cinéma, n° 24, 1998. p. 54-75

Alicia León y Barella, Sauver l’écran en danger. Le cinéma américain en France (1926-1936). Domination et résistances, Thèse soutenue à l’école des Chartes, Paris, 2012