Plaire en déplaisant : les Unes sanglantes du Petit Journal
Crimes, attentats, catastrophes... Avec ses Unes choc, le supplément illustré du Petit Journal a su mettre habilement en scène les peurs de la Belle Époque. Et ainsi, multiplier les ventes.
À la fin du XIXe siècle, Le Petit Journal est l'un des quotidiens les plus lus en France. Fort de ce succès, son directeur Hippolyte Marinoni introduit en 1890 une nouveauté révolutionnaire, permise par l'usage de rotatives perfectionnées : l'illustration couleur en pleine page. Une innovation technique qui ne va pas faire augmenter le prix, fixé à un sou (cinq centimes), ce qui garantit au titre le maintien d'une forte audience populaire.
C'est le début de l'âge d'or du journal, dont le tirage va dépasser le million d'exemplaires dans les années 1890 (il annonce même 5 millions de lecteurs en 1899). Le supplément en couleur du vendredi va alors en devenir l'emblème.
Pour la première fois, l'actualité est mise en scène avec un réel souci de détail et surtout, un sens du spectaculaire inédit. Les Unes sanglantes, effrayantes, horribles, vont se succéder sous le crayon de dessinateurs talentueux, dont le plus fameux est sans doute Henri Meyer. Pour le spectateur d'aujourd'hui, elles offrent une sorte de concentré de toutes les terreurs de l'époque.
Le fait divers, qui règne en maître sur la presse de la fin du XIXe siècle, a très souvent les honneurs de la Une. Par exemple avec le « drame de Ternes », qui voit un garçon boucher tenter de se suicider d'un coup de couteau dans le cœur après avoir tué sa patronne :
Ou le « dernier crime de l'ogresse » en 1908, qui met en scène, très explicitement, l'étranglement d'un enfant par Jeanne Weber, « l'ogresse de la Goutte-d'Or » :
Moins explicite, mais peut-être encore plus terrifiant pour le lecteur, le « crime de la rue Botzaris » en 1892, avec sa découverte d'un sac au contenu macabre, puisqu'il s'agit du cadavre d'une femme découpée en morceaux :
Mais aussi divers meurtres, échanges de coups de feu, scènes de violence domestique, dont le journal fait son miel semaine après semaine.
Des images qui semblent vouloir rappeler au lecteur que le danger peut surgir partout, quel que soit l'âge, le milieu ou la classe sociale – même si bien souvent, ce sont des femmes, des ouvriers ou des vagabonds qui sont à l'origine de ces crimes.
Autre thème fétiche du supplément illustré, les catastrophes. Graphiquement très efficaces, les dessins en pleine page soulignent par exemple, sans trop de finesse, les dangers du progrès technique, comme en 1907 avec cette Une sur « les méfaits de l'autobus » :
Elles illustrent également la fatalité des accidents en tous genres, comme lors du naufrage du « Victoria » en 1893 ou la mort de plusieurs alpinistes en 1892 :
Le supplément illustré du Petit Journal fait aussi ses choux gras de la « menace » anarchiste et révolutionnaire. De 1892 à 1904, le journal est effet dirigé par un nationaliste et antidreyfusard revendiqué, Ernest Judet, dont les orientations politiques marquent les Unes du supplément illustré.
Invitée récurrente de ces dernières, l'extrême gauche va s'y manifester sous une forme quasi-unique : celui de l'attentat à la bombe.
Ici à la Chambre des députés, lors des attentats anarchistes de 1893 :
Ou lors de l'attentat anarchiste de Barcelone en 1893, qui fait vingt morts :
Autre hantise de la Belle Epoque régulièrement exploitée par le journal : celle des Apaches, ces criminels de l'est parisien qui font la une de la presse dans les premières années du XXe siècle.
Dans le supplément du Petit Journal, ils sont partout. Saisis en plein forfait, dans une débauche de flammes et de sang, se livrant à des rixes dignes d'animaux sauvages ou se jouant d'une police visiblement inapte à endiguer cette nouvelle forme de criminalité.
Face à l'incompétence hexagonale, le journal invitera la police à s'inspirer des méthodes étrangères, donnant l'exemple de l'Angleterre :
Car les autres pays, eux non plus, ne sont guère épargnés par la violence. Exécutions, massacres, lynchages : les illustrations du Petit Journal donnent un aperçu souvent radical des horreurs perpétrées de par le monde. Notamment aux États-Unis, pays du lynchage (ici en 1911) :
Le Petit Journal continuera de paraître pendant la Première Guerre mondiale, avec moins de succès qu'auparavant. En 1919, il ne tire plus qu'à 400 000 exemplaires.
À la fin des années 1930, il deviendra l'organe du Parti social français, le mouvement nationaliste du colonel la Rocque. Vichyste pendant la guerre, il disparaîtra en août 1944.