La bête bouge encore : itinéraire des collabos réchappés de l’Épuration
Au moment de la Libération en 1944, le gouvernement provisoire arrête en masse les grands noms de la Collaboration. Mais certains d’entre-eux passent entre les mailles du filet – et créent l’ultra droite violente d’après-guerre.
L’auteur Frédéric Charpier écrit sur le pouvoir en France et ses diverses ramifications. Spécialiste de l’extrême droite, il a notamment publié au Seuil Génération Occident, livre référence au sujet de cette faction estudiantine nationaliste parvenue au sommet de l’État – et qui comptait parmi ses membres Alain Madelin, Gérard Longuet ou Patrick Devedjian.
Il vient de faire paraître aux éditions La Découverte une somme historique à propos de la droite nationaliste violente post-Seconde Guerre mondiale née des débris de la Collaboration, Les Plastiqueurs.
Avec l’aimable autorisation de La Découverte, nous vous en proposons un extrait.
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La fratrie des Sidos
En 1943, à l’âge de seize ans, Pierre Sidos rejoint les jeunesses du mouvement franciste de Marcel Bucard, très soutenu durant la guerre par l’ambassade allemande.
Le mouvement, né en 1934, est une émanation du mouvement fasciste européen placé sous l’égide de Benito Mussolini. Marcel Bucard, leur chef, est un ancien militant de la Fédération nationale catholique. Avant guerre, il est le chef adjoint de la Milice socialiste nationale – un des nombreux groupuscules d’extrême droite qui prolifèrent dans les années 1930 – avant de créer le Francisme, mouvement à caractère national, antisémite et xénophobe, qui se caractérise par un activisme violent. Dissous sous le Front populaire, le mouvement de Bucard renaît de ses cendres à la veille du second conflit mondial et figure sous l’Occupation parmi les mouvements collaborationnistes les plus extrémistes.
Avec l’aval des autorités allemandes, Bucard disposait d’une milice privée, la « Main bleue », présentée comme un groupe d’autodéfense armé et entièrement dévoué à son chef : on lui impute plusieurs assassinats, des rixes, des violences et des actes d’intimidation aussi bien contre des policiers que des commerçants.
Bucard est lui-même soupçonné d’avoir pillé une bijouterie et de s’être livré à une « perquisition illégale dans un appartement juif », ce qui lui vaut d’être arrêté le 4 juillet 1944 et incarcéré à la prison de la Santé. À son domicile, place des Ternes, la police découvre une grosse somme d’argent et des bijoux volés. L’affaire est étouffée après que Bucard reçoit dans sa cellule la visite de l’ambassadeur nazi à Paris Otto Abetz. Les francistes crient alors au montage et dénoncent une volonté de nuire à leur chef, qui ne s’éternise pas en prison.
Fidèle jusqu’au bout à l’occupant nazi, Marcel Bucard informe le 17 juin 1944 ses militants qu’ils peuvent s’engager dans la Waffen-SS, la Kriegsmarine, le Nationalsozialistische Kraftfahrkorps (NSKK) et même à la Légion des volontaires français (LVF). Il ajoute : « Avant tout pour nous, la vérité est vers Hitler et vers Mussolini. » Son sort est désormais scellé. Bucard est rattrapé dans sa fuite, jugé et fusillé.
Devant la cour de justice qui, le samedi 5 janvier 1946, le condamne à cinq ans de travaux forcés et à la dégradation nationale, le jeune Pierre Sidos ne renie rien. Celui qui a été reçu quatrième à l’examen de sortie de l’école Marcel Bucard (baptisée du nom de son chef et qui formait les militants à la doctrine franciste) ne regrette rien de ses engagements.
Son père François Sidos, le chef de clan, est condamné à la peine capitale. La justice lui reproche d’avoir participé à une opération armée contre le maquis le 8 août 1944 à Château-Gaillard, et d’avoir livré plusieurs personnes aux Allemands alors qu’il avait été nommé inspecteur général adjoint au Maintien de l’ordre auprès de Joseph Darnand, chef et fondateur de la Milice. Le 28 mars 1946, François Sidos passe devant le peloton d’exécution qu’il avait en vain tenté de commander lui-même.
Jacques, un des frères de Pierre Sidos lui aussi poursuivi, écope lors du même procès d’une peine de dix ans de travaux forcés tandis que Louise Sidos, la mère de la fratrie, est relaxée.
Une fois condamné, Pierre Sidos est expédié au cœur des montagnes vosgiennes, au camp du Struthof où sont parqués, à la Libération, les anciens de la plupart des « chapelles » de la collaboration. S’y côtoient pêle-mêle des engagés volontaires de la LVF, des miliciens et des autonomistes alsaciens ou bretons ayant pactisé avec les Allemands. Sidos y séjourne jusqu’à l’été 1948, le temps de trouver l’emblème de son futur groupement, la croix celtique, un cercle barré d’une croix à l’intérieur.
Le 4 août 1948, bénéficiant d’une grâce, il quitte le camp où il a passé un peu moins de deux années de détention. Il a vingt et un ans et reste fidèle à ses convictions. La démocratie et le suffrage universel, qu’il juge néfastes à la nation, restent un système à abattre : l’ex-franciste aspire à un pouvoir fort et autoritaire. Il défend une France creuset de la civilisation blanche dont il souhaite bannir les « métèques », les apatrides et les profiteurs internationaux. Très vite, Pierre Sidos se remet en selle. Épaulé par son frère François, il fonde fin 1949 Jeune Nation, qui n’existera officiellement qu’en février 1950 et dont la coloration politique est foncièrement pétainiste. [...]
Pierre Sidos confie la présidence du groupe à son frère François. L’image de ce dernier paraît probablement plus neutre : il n’a pas été traduit devant une cour de justice et entretient même des liens étroits et discrets avec les milieux anticommunistes américains, autrement dit les « vainqueurs ». […]
- Le Comité national français
À ses débuts, le CNF attire principalement des partisans de l’« action directe » qui, depuis le départ des ministres communistes du gouvernement en mai 1947, se distinguent par des saccages de locaux de partis progressistes et des agressions physiques contre des militants du PCF. Il réunit plusieurs groupuscules dont le Nouveau Prométhée, la Sentinelle, le cercle Jacques Bainville, Napoléon Europe ou encore Jeune Nation et la Citadelle.
Il établit tout d’abord son siège au domicile de Félix Antona, dit Henri de Bonifacio. Cet ancien fonctionnaire de la préfecture de police de Paris s’est lancé dans le journalisme et a collaboré au Franciste de Marcel Bucard avant d’occuper le poste de délégué général adjoint à la presse franciste pour la zone sud. D’après son dossier, le SD (service de renseignement) allemand l’a recruté à Marseille. Arrêté le 5 mai 1945, il est condamné et presque aussitôt relâché.
Tous ces groupes sont dirigés par d’anciens collaborateurs plus ou moins impliqués sous l’Occupation.
La Citadelle a ainsi pour chef Charles Gastaut, neveu de Marcel Déat, l’ancien chef du RNP [lire notre article] en fuite qui se terre depuis la fin de la guerre dans un monastère en Italie. Sous l’Occupation, il a participé à la fondation de la Jeunesse nationale mais a refusé de s’engager, contre la pression de son oncle, dans la Waffen-SS. Le 14 août 1944, il entre même à l’état‐major des Forces françaises de l’intérieur (FFI) et se bat sous les ordres du colonel Lize qu’il a connu sous l’Occupation. Jusqu’en juin 1945, Gastaut sert dans les services spéciaux français qui vont « classer » son dossier collabo.
Après guerre, Charles Gastaut est l’un des premiers à préconiser la création de groupes armés. En janvier 1949, il crée la fondation Antoine de Saint‐Exupéry, une préparation militaire pour les jeunes de seize à vingt et un ans. Elle sert en fait de paravent à la constitution de groupes armés, si bien qu’elle est dissoute en janvier 1950. Gastaut ne se décourage pas et lance l’année suivante la Citadelle, qui poursuit le même but que la fondation dissoute et que finance Christian Wolf, le bailleur de fonds de la nouvelle extrême droite. Gastaut fondera plusieurs autres mouvements avant de lancer la Phalange française en octobre 1955, qui sera dissoute en 1958 lors de la crise algérienne.
Gastaut est l’un des rares à faire état d’un passé de « résistant » dans un univers où la plupart se sont ralliés à des organisations de combat pro‐hitlériennes : beaucoup ont été des agents actifs du pouvoir nazi avant d’essayer, dans les dernières heures de l’Occupation, de se refaire une virginité.
En novembre 1950, le CNF choisit ainsi, pour gérer son fichier, un ancien de la Propaganda Staffel et des jeunesses francistes, Maurice Achart, qui, en 1943, a rejoint le PPF de Doriot mais aussi, comme l’indique son dossier, les services de la Gestapo. Si bien qu’en septembre 1944, comme quelques autres ayant à se faire oublier, il s’engage dans l’armée française : ces passages éclairs sous l’uniforme de la France libre feront souvent illusion mais pas en ce qui concerne Achart, qui se livre finalement à la police le 14 septembre 1945 à Cherbourg, d’où il est transféré à Fresnes [où sont alors incarcérés les grands noms de la Collaboration, N.D.L.R., lire notre article]. Après avoir été condamné à huit ans de travaux forcés, il rejoint le camp de Carène d’où il sera libéré en octobre 1948. Lui aussi bénéficie de la nouvelle donne consécutive à la naissance de la guerre froide.
- Une belle bande d’anciens collaborateurs
Au sein du microcosme néonazi qui émerge après guerre et qui va bientôt servir de vivier aux services spéciaux pour leurs opérations spéciales, se détache la figure de René Binet. Dans Charivari, Maurice Bardèche le décrit comme la « personnalité la plus marquante » de cette époque. Il est vrai que l’homme a un profil plutôt inhabituel.
Les parcours à la fois professionnel et politique de Binet sont en tout cas pour le moins sinueux, voire chaotiques : libraire, éditeur et journaliste, il a été avant guerre inspecteur d’assurances, démarcheur en appareils radio, clerc d’huissier puis imprimeur. Politiquement, Binet s’engage d’abord au sein de la Jeunesse communiste puis il passe au PCF dont il est exclu le 20 juin 1934 ; en 1936, il s’installe à Paris où il co-fonde le Parti communiste internationaliste (PCI) avec deux piliers du trotskisme français, Pierre Franck et Raymond Molinier. Il sera le directeur de son journal, Le Prolétaire.
Mobilisé en 1939, il passe la drôle de guerre au 1er bataillon de choc qu’il quitte sans la moindre égratignure avant de faire sa mue sous l’Occupation : il vire alors au nazisme. En 1943, « travailleur libre », il rejoint le Service du travail obligatoire (STO) puis, en février 1944, il intègre la LVF et entre dans les Waffen-SS où il sert au sein de la division Charlemagne. Il survit à la guerre et à la Libération, époque durant laquelle il utilise l’association des Quakers de Paris, où il est secrétaire magasinier, pour renouer avec des ex‐collabos que son épouse visite durant leur incarcération et recrute à leur sortie de prison.
En 1946, il transforme d’ailleurs l’association caritative l’Accueil, créée par son épouse, en Parti unitaire français, qui deviendra le Mouvement socialiste d’unité française (MSUF) et dont l’organe de presse s’intitule Le Combattant européen.
Binet a aussi la réputation d’être un manœuvrier au goût prononcé pour l’intrigue. En 1952, il s’associe à Maurice Achart, celui qui gère le fichier du CNF, pour évincer du bureau politique du Comité national français Maurice Bardèche, plus marqué par l’analyse littéraire que par les petits jeux de pouvoir et le goût de l’intrigue. En janvier 1950, Droit et Liberté, le journal du Mouvement contre le racisme et l’amitié entre les peuples (MRAP), avait baptisé Binet le « théoricien maniaque du coup de force ».
René Binet et Maurice Achart entretenaient également des liens avec des organisations d’extrême droite basées à l’étranger et certains exilés recherchés par la justice française, ce qui leur vaudra d’être inculpés en 1954. Les services de la Direction de la surveillance du territoire (DST) ont ainsi établi les liens qui les unissaient à des condamnés en fuite, notamment l’ex-secrétaire général de la Milice, Francis Bout de l’An. Le CNF n’était aux yeux du contre-espionnage qu’une « officine de renseignement au service de l’étranger », en « relation étroite avec des organisations néonazies et néofascistes, telles que la Phalange espagnole, le MSI et la Deutscher Block en Allemagne ». Binet s’efforçait depuis la Libération de rassembler autour de lui le plus grand nombre d’anciens collaborateurs.
Il n’a pas été le seul ; d’autres s’y sont aussi essayés. C’est le cas de Robert Blanc, futur membre de Jeune Nation, qui s’efforce en septembre 1954 de fédérer les débris épars des anciens collabos et nazis. Lui-même ancien milicien, il a appartenu à la division Charlemagne de la Waffen-SS d’août 1944 à mars 1945 et a combattu sur le front de l’Est. Dès 1948, Blanc avait repris ses activités politiques et assistait aux réunions du MSUF de Binet. En septembre 1954, à la demande de Robert Mohle, un ancien SS militant au parti néonazi Sozialistische Reichspartei, il contacte d’autres Waffen-SS français. Soupçonné d’éditer des disques de propagande allemande et de les diffuser dans certains milieux d’extrême droite, Robert Blanc dirige aussi la chorale de Jeune Nation puis celle du Parti nationaliste qui lui succédera.
C’est dans cette piétaille que les donneurs d’ordre de la guerre froide recrutent leur main-d’œuvre. Depuis 1947, les Américains et leurs alliés et le puissant bloc soviétique qui s’est constitué à la fin de la guerre se livrent une impitoyable bataille d’influence. On se bat désormais sur tous les fronts : l’économie, la culture, la presse, les syndicats, les colonies en voie d’émancipation...
Alors que plane la menace d’une Troisième Guerre mondiale, des bombes explosent en plein Paris. Sont visés des locaux communistes, notamment ceux des Éditeurs français réunis ou de la librairie France-URSS.
Les rangs des anciens collabos offrent à la police ses premiers suspects.
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Les Plastiqueurs, une histoire secrète de l’extrême droite violente de Frédéric Charpier est publié aux éditions La Découverte.