1790 : aux sources de l’« extrême centre » en France
Dès les débuts de la Révolution, un parti tente de fédérer monarchistes modérés et républicains attachés à l’idée de propriété. Celui-ci s’appelle les Impartiaux, et prétend déjà s’élever au-dessus des conflits entre droite et gauche au nom de « l’action ».
Peut-on établir un parallèle entre les figures de Bonaparte et Louis-Philippe et le mouvement La République en Marche ? L’historien spécialiste de la Révolution française Pierre Serna a tenté de répondre à cette question épineuse sous la forme d’un essai historique d’une érudition impressionnante, L’Extrême centre ou le poison français - 1789-2019, publié au Champ Vallon.
Dans celui-ci, il mobilise des connaissances sur plusieurs moments historiques dits de « crise » en France – 1789, puis 1793, 1799, 1814, jusqu’à 1958 puis 2019 – et établit des correspondances dans la manière dont le pays a tendance à y répondre : en choisissant des jeunes gens « de poigne » cherchant à briser les barrières entre gauche et droite modérées. Comme en témoigne le chapitre ci-dessous, dès 1790, tandis que la Révolution française ne fait que commencer, un parti tente déjà de réunir monarchistes mesurés et libéraux attachés au concept de propriété : les Impartiaux.
RetroNews remercie Pierre Serna et les éditions du Champ Vallon de nous laisser publier un extrait de ce travail passionnant.
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L’invention d’une troisième voie, ni patriote ni monarchiste
Au début de la Révolution et dans le souffle de l’enthousiasme, le temps est à l’imagination et à la création d’un pouvoir nouveau. il faut réinventer la France par des mesures radicales. Las, le cortège des modérés s’avance, déjà effrayé par les mesures sociales conséquentes pour sortir de la misère plus d’un tiers des Français.
Dans les faits, entre 1791 et 1792, la question de la versatilité politique n’est pas encore liée à la conquête du pouvoir exécutif. Les ministres n’émanent pas de l’assemblée, les deux problèmes sont disjoints. Pourtant, certains repèrent bien la question de la formation d’un centre qu’ils prétendent construire comme l’arbitre des extrêmes révolutionnaires ou contre-révolutionnaires, inventant déjà la troisième voie qui incarnerait la sagesse et la tempérance.
Les historiens de la Révolution ont beaucoup insisté sur les Exagérés, sur les radicaux de tous poils, sur les fanatiques royalistes, pour mieux les stigmatiser ou les défendre, avocats et détracteurs se renvoyant des figures vitupérées, parce que boute-feu, ou louées parce que engagées. Ce faisant, la polémique est vouée à un incessant pugilat interprétatif où chacun renvoie à ses adversaires les « extrémistes » de l’autre bord, comme épouvantails de la politique, comme responsables du détraquement de la politique. L’histoire de France déréglée depuis 1789 serait vouée à ses passions, déchirée entre son vieux fonds germain et son irrationalité méditerranéenne, système interprétatif facile qui a fait les beaux jours d’une école anglo-saxonne regardant d’un air légèrement condescendant l’histoire d’un pays qui aurait raté sa révolution sur le modèle de 1688 ou sa république sur le modèle de 1776.
Longtemps, la lecture binaire et réductrice du champ politique à deux antagonistes irréconciliables a réduit la Révolution à une opposition duelle faussant le regard sur la politique telle qu’elle s’est inventée. Le roman d’une discorde permanente « à la française », à cause de ces deux pôles ennemis, a raconté une pacification rendue impossible. Cette « guerre civile » typiquement hexagonale aurait empêché le pays de se réconcilier autour d’un parlementarisme « à l’anglaise », ou d’un équilibre des pouvoirs « à l’américaine ». Droite et gauche auraient stérilement clivé le pays. L’histoire est un peu plus complexe.
Depuis le début de la Révolution, par-delà ces deux mouvements dont il ne s’agit pas de minimiser le clivage ni l’impact sur la culture politique des Français, les modérés existent, demeurent et prospèrent dans l’ombre de cette confrontation, à l’abri des invectives, loin de la redoute des batailles de mots et des conquêtes réalisées dans la controverse, par les écrits ou par l’action politique. En 1789, un parti des modérés va tenter de se constituer, prétendant à la raison, à l’impartialité, à la neutralité, usant de fait les mêmes ficelles que ceux qu’il dénonce, et par conséquent se retrouvant sous le feu des critiques à son tour, tout en prétendant se tenir au milieu des luttes.
Dès le début de l’année 1790, Camille Desmoulins dénonce selon lui une ruse et dévoile sous la caricature du Janus bifrons le modéré bonasse cachant un aristocrate féroce. La huitième livraison des Révolutions de France et de Brabant, en début d’année 1790, se termine par une caricature appelée à une certaine notoriété : « Portrait des impartiaux, des Modérés, des Modérateurs, autres fois dits les Aristocrates ».
Dans l’imaginaire politique bipolaire qui se structure dès l’origine de la Révolution, ces portraits de personnages doubles font mouche. ils visent à démasquer l’hypocrite par excellence, celui qui est capable d’afficher un visage sérieux mais avenant, impartial mais bonhomme, à la différence des exaltés ou des enthousiastes imprudents, cela va sans dire, tout en masquant sa vraie nature, celle d’une figure sévère et implacable, celle d’un partisan rigide du pouvoir exécutif fort et prêt à s’enrichir sans se soucier des plus démunis. Gant de velours dans une main de fer.
Ceux qui se nomment « impartiaux », selon Camille Desmoulins, font comme les partisans des deux autres groupes de gauche et de droite. Les « modérés » ne sont pas seulement des opportunistes de la politique naissante, ils l’élaborent avec les autres, participant aux grands débats autour de la citoyenneté, des biens nationaux ou des pouvoirs du roi dans la nouvelle constitution.
Au mois de janvier 1790, sous l’impulsion de Malouet, Le club des Impartiaux se constitue. Il se réunit régulièrement afin de concurrencer celui des Jacobins, jusqu’à la fin de la Constituante, à l’été 1791. il incarne une « troisième force », capable d’imprimer une dynamique nouvelle à la Révolution. Ses partisans s’arc-boutent sur une idéologie du juste milieu, de la défense de la propriété et de l’autorité suprême, garante d’un ordre public qu’il incombe par-dessus tout de défendre par tous les moyens et surtout par le biais de la récente loi martiale. La loi a été votée contre les attroupements en octobre 1789.
Par les moyens de répression qu’elle offre aux autorités communales, elle garantit l’ordre public, sésame de la politique sécuritaire de ce parti des possédants. Commence la construction d’un libéralisme français qui assume la violence du monde social et économique ainsi que des rapports de domination stricts qui en découlent, puisqu’il les dirige et en vit, tout à ses affaires privées. il demande en retour à l’État de faire la police pour maintenir tous ceux qui sont les dominés, les exclus de la politique, et de les réprimer lorsqu’ils osent se tourner vers le pouvoir régalien pour demander plus de justice sociale.
Camille Desmoulins est l’un des rares, à gauche, à percevoir cette antithèse naissance du centre en gestation. il démonte la tactique digne d’un stratagème de pirate « qui arbore un pavillon neutre pour croiser plus sûrement contre les ennemis ». Il leur a donné pour nom : « la Compagnie du Centre », dont les membres se nomment tour à tour « modérés, modérateurs, amis de la paix ». La feinte modération vise à séduire la plupart des citoyens, toujours sensibles à une formulation conciliante. « Ne soyons ni enragés, ni aristocrates, mais modérés », leur fait dire le journaliste patriote. Force est de constater pourtant que, durant les deux ans que dure l’Assemblée Constituante, de 1789 à 1791, puis sous l’Assemblée législative en 1792, les monarchiens ont été incapables de construire un centre capable de traduire en force politique leur programme d’un gouvernement fort et de modération idéologique.
Que ce centre demeure infaisable et donc introuvable en cette année 1790 est un fait ; mais que ses trois composantes essentielles demeurent, à savoir la recherche de compromis avec les ailes modérées des partis radicaux d’abord, la construction d’une force capable de résister aux extrêmes ensuite par la construction de la peur de l’aventurisme politique ensuite, enfin la volonté de peser sur le pouvoir exécutif, comme clé de la gouvernance, constitue bien un des aspects les plus passionnants et des moins explorés de la vie politique française du début de la Révolution et de toute la décennie qui suit. Le spectre du centre commence à hanter la Révolution et à planer sur de nombreux débats, pour deux cent trente ans.
Nous sommes au cœur de son ultime avatar en ce printemps 2019.
Ce centre introuvable, aux éléments pourtant omniprésents, débute sa longue carrière d’anomalie de la vie politique française. Au départ, sa dimension est clairement élitaire, ensuite, par le passage obligatoire des élections, il lui faudra bien se démocratiser et se mettre en route vers les électeurs. L’ironie de l’Histoire veut que la question du modérantisme finisse par être fatale à Camille Desmoulins. Alors que l’écrasante majorité des modérés monarchiens ont « tranquillement » survécu à la Révolution et à l’Empire, sachant se placer, courber l’échine, se soutenir silencieusement et avaler toutes sortes de couleuvres, assurés de conserver les nouveaux postes qu’offrait l’appareil d’État naissant, ceux qui s’exposèrent comme Desmoulins, demeuré radical mais demandant « un comité d’indulgence » prouvant l’erreur politique d’un gouvernement révolutionnaire trop sévère en l’an II, furent guillotinés pour... modérantisme !
Pour autant, la question de la modération et du parjure, liée à la conception du pouvoir exécutif, se trouve bien installée dans le débat politique et ne le quitte plus jusqu’à la Restauration. Georges Benrékassa a scruté l’évolution du mot modération durant un siècle, de 1750 à 1850, et a pointé avec l’échec de Malouet, un proche du roi qui voulait renforcer ses prérogatives, le moment précis où la « tempérance », jusque-là considérée comme une vertu politique, à la suite des théories de Montesquieu, devient un stigmate imposé à tous ceux que l’on soupçonne de vouloir neutraliser le processus de trans- formation de la société.
Dès lors et comme le signale un pamphlet du début de l’année 1791, il convient de se défier de la « mixtocratie », du tout en même temps, qui amène confusion et dérégulation de toutes les valeurs, comme va le démontrer l’été 1791. L’épreuve politique qu’impose à tout le pays le roi, parjurant sa parole, tentant de fuir son pays pour lui faire la guerre et arrêté à Varennes, par un certain Drouet, arrache plus d’un masque.
Barnave incarne ces hommes pris au piège d’avoir cru qu’une solution modérée et de compromis avec le pouvoir exécutif permettrait de faire advenir les conquêtes de la Révolution. Seul le combat était de mise avec un homme, Louis XVI, imbu de ses pouvoirs absolus et qui ne fut jamais décidé à les abandonner, au contraire.
En ces mois de juin et juillet 1791, Barnave, jeune homme pressé de trente ans, tente de ménager les idéaux de la Révolution et ceux de l’ordre martial mais finalement y perd sa réputation, passant d’un camp à l’autre. L’homme soudoyé par la reine a droit à l’attention des graveurs qui lui consacrent un « portrait satirique » dans lequel il est affublé de deux têtes [voir l’image d’ouverture de l’article]. De sa main droite, il tient une bourse bien pleine, fermée par deux cordons, le premier étant celui de la liste civile, le second, celui de son opinion sur les hommes de couleur. D’une bottine droite désinvolte, du côté où il est l’homme de la cour, il foule aux pieds le Patriotisme, la Liberté et la Vertu.
Du côté où il est l’homme du peuple, le héros du Dauphiné en révolte, il laisse traîner sur le sol les Droits de l’Homme et le Serment du Jeu de Paume.
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Extrait de l’essai de Pierre Serna, L’Extrême centre ou le poison français, 1789-2019, paru en 2019 aux éditions du Champ Vallon.