Chronique

1936 : à la rencontre de la « vraie France qui vote »

le 02/02/2023 par Anne Mathieu
le 26/01/2023 par Anne Mathieu - modifié le 02/02/2023

Lorsque s’ouvre la « célèbre » campagne électorale de 1936 qui verra triompher le Front Populaire, Paris-Soir se lance dans un grand reportage en région à la découverte des votants. Gravement touché par la crise économique et craignant la guerre, le pays semble plus divisé que jamais.

Le 2 avril 1936, au moment où s’ouvre la campagne électorale, le quotidien Paris-Soir annonce le lancement d’une « vaste enquête » intitulée « Le visage de la France qui vote ». Un long chapô en détaille les enjeux et les motivations, insistant avoir « veill[é] scrupuleusement à ce que la vision fut toujours objective et vivante, à ce que la prévision demeurât toujours prudente ».

Nous sommes ici dans le discours doxologique de la presse populaire d’information, qui brandit sans cesse la notion d’objectivité pour asseoir les propos tenus dans ses articles et le sérieux des renseignements qu’elle dispense. Cette notion d’objectivité n’est jamais fort loin de la thématique de la vérité, consubstantielle au journalisme, et c’est sans étonnement que nous relevons, dès le premier reportage de la série, le titre de celle-ci modifié, l’ajout de l’adjectif n’étant point un détail :

« Le vrai visage de la France qui vote. »

Quant à la « vision […] vivante », elle convoque derechef le genre journalistique phare de la période des années trente, le reportage, dont Paris-soir a d’ailleurs été l’un des fers de lance indéniables. Le chapô précise le nom des cinq reporters qui vont transporter le lecteur sur les routes de France ; noms auxquels nous ajoutons les villes qu’ils examineront : Dominique Canavaggio (Paris), « qui dirigera l’enquête », Claude Blanchard (Lille, Nancy, Strasbourg), Stéphane Manier, Jean Marèze (Lyon, Marseille, Toulon, Grenoble, Orange) et Fernand Pouey (Béziers, Toulouse, Bordeaux).

C’est Stéphane Manier que nous avons choisi pour nous entraîner, quelque quatre-vingts années après, sur les routes de cette France d’avril 1936 qui s’apprête à exercer son droit de vote – en tout cas, la France des hommes, puisque les femmes n’obtiendront ce droit, rappelons-le, qu’en 1944. Aujourd’hui oublié, Stéphane Manier se situe parmi les reporters importants de l’entre-deux-guerres. Il est attaché à Paris-Soir depuis le début des années vingt, et y traite de divers sujets, dont l’actualité sociale ou politique. Pour cette série, il va livrer cinq reportages, sillonnant la Brie, la Beauce et le Perche dans le premier de ses papiers ; la Bretagne (Brest, Roscoff, Guingamp, Lorient, Auray, Carnac, Dinan…) dans les suivants.

Son premier reportage paraît le 6 avril. Rompu à ce genre journalistique, Stéphane Manier sait d’emblée planter le décor. Un décor qui à la fois emporte le lecteur vers un ailleurs et suscite en lui des considérations sous-jacentes autres que paysagères :

« A une heure de Paris, vers l'est, la banlieue désordonnée, disparate, s'incline devant un plateau orgueilleux qui la tient en respect. […]

Les murs n'ont pas d'ouverture vers la route, la campagne, le rêve. Loges et dépendances n'ont de vue que sur la grande cour : vers les bêtes, les ouvriers, les domestiques. Vers le travail. »

Une vie dure, étriquée, monotone s’ouvre aux yeux et à l’esprit du lecteur, s’appuyant sur une conception connue de tous : le paysage forge les hommes. Dans la Brie, l’homme est taciturne :

« Le vent souffle. Il est âpre.

Sous d'épais sourcils blonds ou gris qu'accentuent son expression de méfiance, le regard bleu du Briard observe, observe. Que lui veut-on ? »

Cette suspicion rend malaisée la tâche du reporter, dont le travail repose en grande part sur les relations avec la population et les considérations qu’elle lui délivre :

« Un quart d'heure de silence nous laisse en tête à tête, un fermier et moi. »

Le temps passé sera décisif pour gagner la confiance. Le reporter sera payé en effet de sa patience professionnelle quand il obtiendra du paysan briard la levée du secret de son vote :

« – Ni extrême droite, ni extrême gauche.

Puis il regarde autour de lui, effrayé par sa confession. »

La confiance proviendra aussi, parfois, des relations que le reporter a nouées dans les alentours : « Mon Beauceron hoche la tête. Il est en confiance. J'ai eu pour introducteur un chauffeur de taxi qui fut son camarade de classe. Heureusement » ; des connaissances amicales anciennes qu’il y possédait :

« Nous avions, par chance pour moi, un ami commun à Nogent-le-Rotrou.

Après l'antichambre du silence, fort longue à traverser, donc [le Percheron, maire d’une petite commune] se livra. »

En Bretagne, ce sont des « maisons grises aux toits d'ardoises groupées autour de l'église aux murs nus et gris, au clocher évidé », qui apparaissent dès l’incipit du premier article consacré à cette région. Puis Stéphane Manier convoque à l’imaginaire du lecteur le « pays des légendes », lequel « se manifeste sous divers aspects ». Même si les contrées bretonnes ne sont pas exemptes de la manifestation de la « méfiance », elles ne rechignent pas à l’expression enflammée de leurs opinions.

« Là où les superstitions se sont éteintes, un idéalisme fervent naît. Terre mystérieuse qui produit des hommes de foi. »

Une assertion vient ponctuer la description ancestrale et présente de la Bretagne :

« Un voile religieux enveloppe ici les convictions. »

Celui-ci ne manquera pas de se lever grâce au travail du reporter, certes, mais aussi parce que la « foi » ne demande qu’à se manifester tant elle est enracinée. Ainsi le reporter découvre-t-il des aspects pittoresques d’un monde suranné :

Tel candidat porte encore le grand chapeau à rubans flottants du vieux Breton, tel autre revêt ostensiblement le costume de ses ancêtres, celui-ci, en rouge, laisse pousser ses cheveux et se coiffe d'un grand feutre noir d'artiste, celui-là se compose avec gravité un visage de barde inspiré.

Si dans une circonscription le rouge progresse, il arrive que, par réaction, dans la circonscription voisine le blanc ressuscite les passions d'antan. »

Par conséquent, le vote résultera par endroits d’une histoire que l’on aurait cru révolue et dont les élections manifestent avec soudaineté l’empreinte durable. A Guingamp, un commerçant proclame sans ambages au journaliste :

« Chouans nous sommes, si l'on veut. Blancs, certainement.

Si les communistes bougent nous irons les trouver, la croix du sacré-cœur sur la poitrine et nos faux dressées. »

Sont-ce uniquement des paroles auxquelles il serait inenvisageable que des actes soient joints ? La proclamation du commerçant breton intervient dans la série de Stéphane Manier à la suite d’autres personnalités, d’autres situations. Le lecteur a pu saisir que le passage à la violence physique ne s’embarrasse pas toujours de préalable verbal : ainsi, lors d’une réunion électorale dans la Brie, un propriétaire s’est battu avec des ouvriers agricoles « front populaire ». Dans un coin de la campagne du Perche, l’affirmation de son positionnement se produit par le biais d’une notion fortement marquée idéologiquement et qui n’invite pas à barguigner :

« – On est pour l'ordre. Quand on a quelque chose on veut que ses enfants en profitent. Voilà. »

Le reporter analyse :

« Ce Percheron, éleveur, son village, ses ouvriers et d'autres Percherons, voteront tout de même. A droite, en attendant. Ses sympathies, je les devine : elles s'opposent aux sympathies du vieux Beauceron, ancien officier de pompiers, cultivateur de blé.

Deux symptômes nets : celui qui a tout perdu et celui qui possède encore quelque chose. Deux choix différents en politique. Deux réactions paysannes vers les extrêmes. »

L’intérêt de la série de Stéphane Manier, c’est aussi de débusquer des évolutions politiques, dues à divers facteurs. La crise économique a par exemple modifié en profondeur le jeune électorat : « […] nous, les jeunes, c'est la crise qui nous a éduqués » affirme avec inflexibilité un élu municipal d’affinité socialiste âgé de vingt-deux ans, à Plouisy, près de Guingamp. Les « sociétés à succursales multiples » suscitent la colère chez le cabaretier de la Brie comme chez l’ancien commerçant de la Beauce redevenu ouvrier :

« – Ça, y’a beaucoup de gens qui le disent, on finirait par devenir communiste. Avec toutes ces succursales qui viennent vous prendre les clients. »

Mais l’inquiétude primordiale réside dans le maintien de la paix. Aux paysans qu’il croise, le journaliste pose des questions sur l’Italie, l’URSS, l’Allemagne. La remilitarisation de la Rhénanie, tout juste accomplie, suscite l’angoisse chez les paysans briards :

« Vers la tombée du soir, les paysans descendaient des champs. Pendant plusieurs jours, ils vinrent attendre Paris-soir pour avoir des nouvelles. Le Briard cherchait sur quel allié nous pourrions compter. »

Un garde-champêtre des mêmes environs se laisse aller à des confidences : « L'Angleterre, "elle marche pas bien net". Ça ne nous donne pas confiance par ici. » Un vieux Beauceron se préoccupe, en outre, du conflit italo-éthiopien. Le reporter commente :

« A mesure que j'avançais, jusqu'à pouvoir la déchiffrer, dans l'énigme de l'humeur paysanne, l'inquiétude se clarifiait, abordait avec bon sens, avec obstination le problème extérieur.

Dans la Beauce comme dans la Brie, dans le Perche comme chez le bonhomme normand, le souci de la paix l'emportait bientôt sur les soucis économiques. Une tendance encore obscure, mal exprimée, à la recherche de bons alliés éloignait les esprits des contingences de l'intérêt local. »

Mais soubresauts économiques ou internationaux, animosités ancestrales ou circonstancielles, désaccords idéologiques ou fractures de classe s’écaillent à la rencontre du député de la circonscription. Stéphane Manier dessine le portrait de deux d’entre eux : Joseph Le Pévédic, dit « Job », député de Ploermel, près de Lorient ; Louis de Chappedelaine, député de Dinan.

Deux députés haut en couleur, qui ne ménagent pas leur peine. Toute heure doit être dédiée aux administrés ; tout coin de terre doit être arpenté : telles pourraient être leurs devises. « Joseph Le Pévédic, dit Job, député errant, va partout où sont ses électeurs ». Et même si celui-ci a embrassé avec ardeur et dévouement la cause de la population, il n’en demeure pas moins un animal politique :

« Il sait très bien cependant où son dandinement de colosse le conduira. Il a l'air désinvolte et négligé. Erreur. Son esprit a de la méthode. Tour à tour, il a pris un taxi, il a marché à pied, il s'est fait conduire en carriole.

Il avance avec lenteur, musarde avec ses concitoyens, parle et ne regarde jamais l'heure, mais... »

Un animal politique pour lequel mener campagne est un savoir-faire aiguisé qui portera de nouveaux fruits lors de ce scrutin décisif d’avril 1936 : « Il commande un café crème avec beaucoup de lait. C'est le dixième de la matinée. On l'interroge ».

« Un peu de cidre cette fois [à Carnac]. Job, le député, écoute, enregistre. La gaîté monte. Le voici dansant le pas de l'"aridée", vieille danse bretonne. »

Quant à Louis de Chappedelaine, « Monsieur Louis », élu depuis vingt-six ans, il « entretient avec ses électeurs une correspondance active. Dès que la Chambre est en vacances il retourne dans sa circonscription, explique à ses électeurs silencieux ses votes, ses espoirs, les difficultés gouvernementales ». Lui aussi écoute ses concitoyens, se mêle à eux, abolit la frontière corporelle symbole de la puissance du pouvoir :

« Monsieur Louis est devenu Monsieur le ministre et sa simplicité les effarouche un peu, les rend gauches. Ils hésitent. Leur député vient vers eux, leur tend la main.

Ont-ils quelque chose à lui demander ?

C'est lui qui les sollicite, les presse de confesser leurs ennuis, leurs besoins. »

Le député de Dinan, non plus, ne regimbe pas devant la boisson qu’on lui sert ; devant la réunion supplémentaire :

« Sixième réunion à l'heure où le crépuscule taciturne souffle sur les couleurs des campagnes, et doucement éteint leur éclat. »

En écho aux propos recueillis lors de son enquête, le reporter pronostique que l’un comme l’autre seront réélus.

« Il n'a peut-être pas beaucoup d'instruction mais il a du bon sens, m'a dit un intellectuel du pays. […] Le Pévédic, dit Job, une fois de plus sera réélu » ; « Monsieur Louis, me dit un paysan breton, tout le monde vote pour lui. » Un des enseignements de cette série de reportages de Stéphane Manier pourrait résider dans une riche formule éclose dans son article du 12 avril :

« Devant l'urne, la cote d'amour est un frein aux passions partisanes. »