1935 : lorsque la Sarre votait son annexion au IIIe Reich
Placée sous mandat de la Société des Nations au lendemain de la Première Guerre mondiale, la région allemande de la Sarre est appelée aux urnes en janvier 1935 pour décider de son avenir. Elle choisit l'Allemagne nazie.
« Il y a dans le train plusieurs journalistes de différentes nationalités. D’après eux, des centaines de collègues se trouvent déjà à Sarrebruck. Le monde entier regarde vers la Sarre », écrit Joanny Berlioz (1892-1965) le 5 janvier 1935 dans le train qui l’emmène de Metz à Sarrebruck. Sa série dans le quotidien communiste L’Humanité, intitulée « Sur le front antifasciste de la Sarre », commence le 6 janvier, se termine le 17, et couvre le vote du plébiscite du rattachement de la Sarre au Reich, avant, pendant, et après celui-ci.
Jules Sauerwein (1880-1967), éminent reporter du fameux quotidien conservateur Paris-Soir, est l’un de ces journalistes présents à Sarrebruck. Il souligne dans l’incipit de son reportage publié le 15 janvier :
« Cette attente de 36 heures, qui sépare pour chaque électeur sarrois le moment où il vote du moment où il connaît son sort, est une épreuve rude, presque épuisante pour ses nerfs. »
Et pour cause : l’enjeu est décisif pour la vie de cette région jusqu’alors placée sous le mandat de la Société des Nations par le traité de Versailles. Le Populaire, quotidien de la SFIO, a lui aussi envoyé un journaliste sur place : il s’agit de Marcel Bidoux (1901-1975), dont la série débute le 10 janvier et se termine le 17. La dernière phrase de son reportage du 14 janvier ne laisse aucun doute sur les opinions antifascistes de son auteur : « Mardi matin, à sept heures, nous saurons si la Sarre reste libre ou devient esclave... »
Bidoux comme Berlioz, installés pour plusieurs jours dans la capitale de la Sarre, peuvent s’imprégner de l’atmosphère qui y règne. Le communiste Berlioz écrit le 8 janvier :
« Dans tous les détails de sa vie quotidienne, le Sarrois se sent espionné. Par le chef de quartier ou de maison du front allemand, par le mouchard au service de la police secrète de l’Etat hitlérien qui contrôle les journaux qu’il lit ou les paroles qu’il prononce au café, par son contremaître qui l’interroge sur ses opinions, souvent par ses enfants qu’un instituteur nazi a excités contre lui. »
La « terreur » y est, selon le socialiste Bidoux, « organisée », et il précise qu’ « ils sont des milliers, des dizaines de milliers, […] qui ne veulent pas être intégrés dans un régime de force, d’obéissance passive et qui préfèrent voir se prolonger l’état de choses actuel plutôt que de devenir les sujets du Führer ».
Face à cet espionnage, à cette terreur, les antifascistes sarrois ne se sont pas — encore — avoués vaincus, et les journalistes militants entretiennent leur lectorat — qui ne l’est pas moins — de la présence courageuse de leurs camarades ou sympathisants. Le 6 janvier, Joanny Berlioz a assisté à un grand meeting du Front de la liberté où parlait Max Braun, le leader social-démocrate, et consigne le lendemain : « Ils sont venus malgré la pluie, la neige qui tombait dru, au moment où ils quittaient leur ville et leurs villages. Ils sont là, les pieds dans la boue, mais vibrants de ferveur et de joie. »
D’une toute autre tendance politique, le quotidien culturel illustré Excelsior est lui aussi à Sarrebruck, avec un reporter d’un genre particulier, Ambroise Got (1886-1968), ancien attaché à la mission militaire française à Berlin et auteur de plusieurs ouvrages sur l’Allemagne, notamment La Terreur en Bavière (1922). Comme de nombreux autres journalistes, il interviewe le chef de file des antifascistes sarrois, et le présente ainsi dans l’exorde de son article du 11 janvier :
« Qui ne connaît Max Braun ? C’est à la fois l’homme le plus populaire et le plus exécré du territoire de la Sarre, le plus populaire parmi la classe ouvrière qui réclame le maintien du régime actuel, le plus exécré de tous ceux qui prônent le rattachement de la Sarre au Reich, de tous ceux surtout qui adhèrent à la doctrine nationale-socialiste. »
Les nazis sortent victorieux du plébiscite. Titre du reportage de Marcel Bidoux publié le 15 janvier : « La Sarre a choisi l’esclavage ». Si l’atmosphère était auparavant pesante, elle devient en quelques heures irrespirable : « Ici, on étouffe… » est l’ultime phrase du dernier reportage de la série de Marcel Bidoux.
Les reporters décrivent tous la retraite aux flambeaux saluant la victoire, manifestation de force rituelle des nazis rendant ici concrète leur emprise sur Sarrebruck. La déjà fameuse journaliste Madeleine Jacob (1896-1985) était arrivée elle aussi bien avant le plébiscite, vers le 5 janvier, ce pour le compte de l’hebdomadaire illustré Vu et du quotidien radical L’Œuvre. Le 15 janvier, elle décrit dans ce dernier :
« La parade aux flambeaux a mobilisé plus de 100 009 personnes. Tout le peuple sarrois. Toute la masse. Toutes les classes. Tous les âges…
Un camion, sur lequel sont juchées des jeunes filles d’allure martiale, lentement, se fraye un chemin. A l’avant, une belle fille tient un immense drapeau qui flotte au-dessus et autour d’elle, comme s’il voulait les envelopper toutes. C’est une vision digne d’un film soviétique.
[…]
Mais la retraite aux flambeaux a de quoi imposer au monde. Mieux encore, elle a de quoi effrayer le monde. Car c’est toute la masse qu’a ralliée derrière lui le Führer. »
Autre type de description chez le reporter du Petit Journal, Stanislas de La Rochefoucauld (1903-1965), qui adopte un ton presque badin :
« Les Sarrois sont jeunes dans l’hitlérisme et l’interdiction de porter des uniformes limite singulièrement la mise en scène. Cependant, cette foule est impressionnante par sa discipline et par son nombre : 200 000 manifestants environ. Elle a brûlé en effigie Max Braun ; elle traîne un mannequin du statu quo. Mais ce sont là jeux innocents. »
Des « jeux innocents » qui montrent pourtant, aurait pu lui rétorquer Marcel Bidoux, combien « s’est infiltré le poison raciste » dans une population désormais plongée dans la nuit.