Eugène Sue, le dandy devenu socialiste
La plongée dans les bas-fonds à laquelle se livre Eugène Sue pour écrire "Les Mystères de Paris" va le bouleverser jusqu'à en faire un socialiste engagé.
Début 1840. Tout à la rédaction de son feuilleton Les Mystères de Paris, Eugène Sue ne sait pas encore que le récit de sa rencontre avec le Paris populeux va le transformer radicalement et préparer le terrain à la révolution de 1848.
Jusque-là, c’était un dandy, un écrivain mondain, bien plus passionné par les femmes et les chevaux que par la "question sociale".
Légitimiste et catholique, il devient républicain, socialiste anticlérical.
Un soir, un de ses amis "de gauche", l'écrivain Félix Pyat - qui sera député républicain et communard - l'emmène dîner chez l’ouvrier Fugères, rue Basse-du-Rempart. Fugères, qui mourra sur les barricades de 1848, est un militant autodidacte, disciple de Proudhon et de Saint-Simon.
L’ouvrier se lance dans un discours qui sonne comme une révélation pour Eugène Sue. Pyat raconte dans ses Souvenirs littéraires (ici rapporté dans Le Temps) :
"Discutant théorie et pratique, les divers systèmes à la mode, saint-simonisme, fouriérisme, comtisme, tous les « ismes » du jour, il traita à fond les questions économiques les plus ardues, matière première, main-d’œuvre, crédit, produit, salaire, échange, circulation et distribution, capital et travail associés ou opposés, tous les problèmes de la science sociale, sans esprit de secte, avec le génie du philosophe, la passion du tribun, la raison de l’homme d’État et le bon sens de l’ouvrier, terminant par la misère du peuple avec une charité d’apôtre, une foi de prophète et une espérance de martyr – si bien qu’à la fin de ce prodigieux discours, Eugène Sue, comme illuminé de rayons et d’éclairs, se leva et s’écria : je suis socialiste !"
Les Mystères de Paris sont alors en cours d’écriture : ils s’en trouvent bouleversés.
Sue se sert de son roman comme d’une tribune pour dénoncer la condition ouvrière. Dans les derniers épisodes, il va jusqu’à proposer des réformes inspirées du tout jeune socialisme français.
Ironie de l’histoire : c’est dans un journal particulièrement conservateur, Le Journal des Débats, qu’est publié "le roman le plus révolutionnaire et le plus socialiste qui ait jamais été publié", s’amuse
Le Journal Amusant :
"Le directeur, furieux de s'être embarqué dans cette affaire sans plus de précaution, s'irritait d'autant plus que le succès prenait des proportions plus énormes. Son caissier arrivait le matin :
— Encore cent vingt-cinq abonnements nouveaux !
— Mais c'est horrible! mais c'est abominable !
— Le mois donnera un excédant de bénéfices de plus de trente mille francs.
— Ne me dites pas cela, vous me feriez mourir de chagrin !...
Une vraie scène de comédie."
Six ans plus tard, en février 1848, le peuple se soulève contre la monarchie de Juillet et, du haut des barricades, ouvre la voie à la IIe République.
Eugène Sue est élu en tant que député républicain et socialiste le 28 avril 1850 à l'Assemblée législative. Lorsque Louis-Napoléon Bonaparte effectue son coup d’État, il s'enfuit en 1851 et s’exile à Annecy où il mourra six ans plus tard.
Le XXIe Siècle notera en 1907 :
"« Sa plus grande gloire » sera d'être élu, en 1850, représentant du peuple comme candidat du conclave républicain socialiste ; « son dernier fleuron » sera l'exil où il continuera à pratiquer sincèrement « la foi républicaine et le rationalisme »."
Retrouvez le premier volet de notre série consacrée aux Mystères de Paris.