1942 : François Mitterrand évoque son séjour dans un camp allemand
Dans Le Figaro, le jeune François Mitterrand, futur président, revient sur ses longues heures de détention dans un camp de travail nazi. D'où il vient de s'évader.
C'est un article signé d'un nom familier, mais dont la plume fut pour le moins rare dans les médias, qui paraît dans Le Figaro daté du 8 avril 1942. Le jeune François Mitterrand, alors âgé de 26 ans et bien loin de la notoriété qui allait être la sienne, y raconte avec nostalgie l'amitié qu'il a nouée, lorsqu'il était détenu en Allemagne, avec le journaliste et écrivain Robert Gaillard, dont le journal de captivité intitulé Mes évasions vient d'être publié en France et salué par la critique.
Mitterrand rend hommage au talent littéraire de son ami, qui illuminait les soirées où les deux hommes parvenaient à échapper pendant quelques heures à leur condition de prisonniers grâce aux pages qu'écrivait quotidiennement Gaillard :
« Pour moi qui fus, pendant près d'une année, l'ami et le compagnon de captivité de Robert Gaillard, le petit volume qu'il vient de publier, sous le titre “Mes évasions”, et qui a obtenu un prix de l'Académie française, provoque des résonances nombreuses. Je me rappelle les soirées passées dans la salle de pansements de l'infirmerie du Stalag IX A, où, volets clos et portes verrouillés, il me lisait ses pages de journal. Dans ce camp de quatre mille hommes, c'était le seul coin de solitude et de tranquillité. »
Mitterrand, estimant ces pages dignes d'intérêt pour les lecteurs français, alors privés de récits de la vie dans les camps de travail allemands, décide d'aider son ami à faire publier son journal :
« Un soir, Gaillard me dit : — Penses-tu que ces notes intéresseraient nos amis de France ? et dois-je les envoyer à mon éditeur ? Elles racontent peu de l'extérieur de notre vie ; elles ignorent le pittoresque ; elles sont seulement le reflet des pensées d'un homme qui cherche, à travers les événements qui l'accablent, une occasion de se connaître mieux. Je l'assurai de l'intérêt et du profit que trouverait un large public dans des pages si véridiques. Comme il l'écrit lui-même, “la vie des camps n'est que la moitié de la vie humaine”. Qui saurait rester indifférent devant le spectacle d'un de ces hommes qui, privés des plus simples joies, entreprennent ces évasions intérieures au bout desquelles sont toujours les plus secrètes et les plus belles libertés ? Au mois d'août, le recueil était composé. Je le portai à la censure, dont il revint sans accident. Et nous l'envoyâmes à Paris. »
Presque trois ans plus tôt, au début de la Seconde Guerre mondiale, Mitterrand, jeune diplômé de l'École libre des sciences politiques (ancêtre de l'actuelle Sciences Po), se trouve mobilisé et envoyé sur la ligne Maginot avec le grade de sergent-chef. Quelques mois plus tard, en juin 1940, peu après l'invasion allemande, il est blessé à l'omoplate droite par un éclat d'obus, puis capturé par les Allemands qui l'envoient alors au stalag IX de Ziegenhain-Trutzhain où il passera dix-huit mois avant de parvenir à s'en évader. C'est là qu'il rencontre Roger Gaillard, qui remportera en 1942, peu après la publication de Mes évasions, le prix Renaudot pour son roman Les Liens de chaîne.
Mais au moment où l'article est publié dans Le Figaro, François Mitterrand est libre (après deux tentatives, il s'est finalement évadé du stalag IX en décembre 1941), ce qui n'est pas encore le cas de Robert Gaillard, toujours détenu dans ce qui est alors le plus grand camp situé sur le territoire de l'actuel Land de la Hesse (qu'il ne quittera que quelques mois plus tard en tant que rapatrié sanitaire). Le futur président de la République a donc une pensée émue pour son ami toujours enfermé, et évoque l'étonnante désinvolture dont faisait parfois preuve Gaillard, qui exerçait comme infirmier au sein du camp :
« En cette heure, j'imagine Robert Gaillard, dans la baraque 8, allant inlassablement d'un de ses malades à l'autre ; arrangeant un pansement ; faisant une piqûre. De temps en temps, pour se délasser, il s'étend sur le premier lit à droite de la porte d'entrée, le sien, sur son étagère, un tome des “Essais” et les “Confessions” témoignent de sa prédilection pour Montaigne et Rousseau. Il s'étend, et une minute il rêve. Souvent aussi, je le surprenais, immobile et las. Il se relevait, rajustait ses fortes lunettes d'écaille et me posait l'éternelle question “quoi de neuf”, à laquelle, dans les camps, on n'ose plus répondre. Puis s'engageait la conversation dont la gaité n'était pas exclue. Je pense à tout cela devant ce petit livre plein de sagesse et de substance. »
La conclusion de l'article éclaire toutefois le contexte particulier de publication de cette œuvre demeurée relativement obscure dans la longue bibliographie de Robert Gaillard :
« M. Paul Marion, dans sa préface, souligne cette “fermeté résolue et sans illusions” dont nous avons tant besoin et qui, sous un scepticisme non pas amer, mais curieux de l'homme et de son destin, donne le ton à ce journal d'un prisonnier de guerre en Allemagne. »
L'ouvrage est en effet préfacé par Paul Marion, alors secrétaire général à l'Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy. On s'étonnera moins, vu le contexte politique de l'époque, qu'un ouvrage soit préfacé par un membre du gouvernement Pétain ; on peut en revanche être surpris que Mitterrand décide de citer son texte sous un jour favorable.
Peu après son retour en France, Mitterrand travaillera d'ailleurs un temps pour le gouvernement de Vichy, avant d'en démissionner en 1943 pour s'engager progressivement dans la Résistance.
Mais cette participation au gouvernement du maréchal Pétain, la Francisque dont il fut décoré en 1943 (grâce aux parrainages de membres de la Cagoule, selon le célèbre livre de Pierre Péan Une jeunesse française), et sa participation à des manifestations organisées par les Croix-de-Feu et l'Action française au cours des années 1930 lui furent longtemps reprochées par ses adversaires politiques, en particulier à l'extrême gauche. On se rappellera notamment du mot de Pierre Desproges, qui dit de lui dans l'un de ses Réquisitoires : « Mitterrand est de gauche depuis si longtemps maintenant qu'on ne sait même plus très bien ce qu'il faisait comme métier avant. »
Quant à son amitié avec Robert Gaillard, elle ne s'arrêta pas là, puisqu'après la Libération, Mitterrand, alors secrétaire général des Prisonniers et des Victimes de guerre, intervint directement pour éviter à son ami Gaillard de subir les foudres de l'Épuration, comme la plupart des écrivains collaborationnistes ; celui-ci avait en effet, quelques mois après la publication de cet article, commencé à écrire dans la presse vichyste, juste avant d'obtenir le prix Renaudot. Après la guerre, il quitta la France pour longuement parcourir l'Amérique, et fut l'auteur de plus de cent romans, avant de s'éteindre en 1975, à 66 ans.
Quant à Mitterrand, il eut le destin que l'on sait, et que son ami n'imaginait alors sans doute pas.