16 novembre 1917 : Clemenceau devient chef de guerre
Après trois ans de guerre et la chute de Paul Painlevé, le président de la République Poincaré fait appel à Georges Clemenceau pour former un nouveau gouvernement.
À 76 ans, bien conscient de la gravité de la situation militaire et politique dans laquelle se trouve la France, Georges Clemenceau n’a pas recherché le pouvoir. Mais il a fait ce qu’il fallait pour être appelé à l’exercer. Le matin même du 15 novembre, il publiait dans son journal L’Homme enchaîné un éditorial, le dernier de sa vie, intitulé « On cherche un gouvernement ». Il y affirmait : « Pendant trois interminables années, nous nous sommes complus dans le plus achevé des travaux d’incoordination ».
Lorsque, le soir, malgré ses réticences, partagées par de nombreux parlementaires, le président Poincaré lui confie la présidence du Conseil, il se sait attendu, à tous les sens du terme. Les circonstances sont en effet particulièrement difficiles. L’année qui s’achève a certes vu l’entrée en guerre des États-Unis. Mais la prise du pouvoir par les bolcheviks en Russie, une semaine auparavant, fait craindre la négociation d’une paix séparée, donc le transfert prochain sur le front ouest de forces allemandes capables d’y créer un déséquilibre fatal à l’Entente. L’effort de guerre doit donc s’accroître alors que l’unité nationale n’est plus ce qu’elle était en juillet 1914.
« L’Union sacrée » dont parlait alors Poincaré, les socialistes sont d’autant plus décidés à la rompre que Clemenceau leur paraît porteur de « vices irrémédiables », comme l’écrit Marcel Sembat à la une de L’Humanité du 16 novembre. Impossible d’oublier qu’il a fait couler le sang des ouvriers à Draveil et Villeneuve-Saint-Georges, en 1908. Et ses défauts de caractère – « l’incohérence, la versatilité, les sautes d’humeur, les foucades » – pourraient conduire aux « pires désastres ». Le titre de l’article, « Pourquoi pas Clemenceau ? », ambigu, ne signifie donc pas qu’on pourrait à la rigueur l’accepter, mais qu’il faut expliquer pourquoi on refuse de le soutenir.
Les socialistes ne sont pas seuls à craindre le retour du Tigre au pouvoir. Mais pour d’autres, la force de caractère est précisément ce qui a manqué à ses prédécesseurs et justifie de lui faire confiance. Ainsi l’académicien Alfred Capus écrit-il dans Le Figaro : « Le pays tout entier aura l’impression que la force gouvernementale est désormais intégrée en un homme […] que les circonstances et son tempérament ont désigné comme un chef et qui est accepté pour tel ».
Pour avoir attaqué sans relâche les « défaitistes » – entendons, ceux qui semblaient prêts à faire la paix sans victoire, c’est-à-dire sans restitution par l’Allemagne de l’Alsace-Lorraine à la France –, Clemenceau se sait soutenu par l’opinion. C’est la première source d’une légitimité qu’il convertit en intransigeance. Dans son discours d’investiture du 20 novembre, il proclame le droit des combattants « que nous fûmes contraints de jeter dans la bataille » d’attendre de leurs gouvernants qu’ils ne sacrifient pas les buts de guerre français.
Dans La Presse, le soir même, le dessinateur Lortac rend compte du succès de ce discours en en faisant un sujet de conversation entre dames dont l’une prétend que Clemenceau est « encore mieux que Sacha Guitry ». On voit par là, un siècle après, qu’en dépit de la gravité de l’heure, la vie parisienne elle aussi continuait.
Une fois châtiés par la justice les suspects qu’étaient devenus d’anciens ministres comme Louis Malvy ou Joseph Caillaux et contenues, avec l’aide des Américains, les offensives allemandes du printemps 1918, la fermeté avec laquelle Clemenceau est resté, dans le respect des principes et des règles démocratiques, chef de guerre « jusqu’au dernier quart d’heure » lui a valu une popularité à laquelle n’ont pas peu contribué ses visites régulières aux armées.
Professeur d’histoire contemporaine à l’Institut d’études politiques de Paris, Jean-François Chanet est recteur de la région académique Bourgogne Franche-Comté et de l’académie de Besançon.