Écho de presse

« Bagatelles pour un massacre » : Céline l'antisémite

le 02/12/2023 par Pierre Ancery
le 12/01/2018 par Pierre Ancery - modifié le 02/12/2023
Publicité pour "Bagatelles pour un massacre" parue dans L'Action Française le 23 décembre 193 -, source : RetroNews-BnF

En 1937 paraît « Bagatelles pour un massacre », pamphlet violemment antisémite de Louis-Ferdinand Céline. Le livre réjouit la presse d'extrême droite, qui y voit un appui à ses thèses.

En décembre 1937 paraît aux éditions Denoël Bagatelles pour un massacre, un livre écrit par Louis-Ferdinand Céline, l'auteur acclamé du roman Voyage au bout de la nuit [voir notre article]. C'est le deuxième pamphlet de l'auteur après Mea Culpa, paru plus tôt dans l'année, dans lequel Céline se livrait à une critique cinglante de l'U.R.S.S. et du communisme.

 

Bagatelles pour un massacre, livre au langage volontairement cru et obscène, aborde quant à lui de nombreux sujets (le cinéma, la danse, l'alcool...). Mais c'est surtout une charge antisémite d'une violence inouïe, dans laquelle l'obsession de Céline pour le « complot juif » éclate sur près de 400 pages.

 

Lors de sa parution, la presse généraliste mentionnera à peine l'ouvrage. L’Écho de Paris évoque, au détour d'un article sur les hôpitaux soviétiques, un « livre torrentiel, furieux, intarissable, immonde souvent, mais qui atteint parfois à une sorte de grandeur émouvante : Bagatelles pour un massacre, dont nous ne recommandons certes pas la lecture ».

 

André Gide, cité par L’Écho d'Alger, ne prend pas le livre au sérieux, écrivant :

 

« S'il fallait voir dans “Bagatelles pour un massacre” autre chose qu'un jeu, Céline, en dépit de tout son génie, serait sans excuse de remuer les passions banales avec ce cynisme et cette désinvolte légèreté. »

 

En revanche, sa parution est un événement dans la presse d'extrême droite. Celle-ci découvre avec joie que le célèbre Céline, dont tout le monde a lu le fameux Voyage au bout de la nuit, prix Renaudot 1932, s'est « converti » à l'antisémitisme.

 

Les principales plumes de ces journaux, tout en déplorant les « exagérations » de l'écrivain, vont ainsi voir dans les thèses de Céline un appui à leurs idées. De ce fait, elles ne manqueront pas de lui faire une grande publicité.

 

Dans L'Action française, Robert Brasillach s'avoue séduit malgré ses réserves sur les envolées délirantes de Céline :

 

« Avouons-le tout net : on peut s'en choquer, on peut s'en fatiguer, on peut le déclarer illisible ou idiot, il est impossible qu'un Français né Français n'en lise pas au moins quelques pages avec soulagement. Pour ma part, qui ne suis ni admirateur forcené de M. Céline (“Mort à crédit” m'avait fort ennuyé), ni buveur de sang, ni même terriblement passionné d'antisémitisme, je dois dire que tout d'abord, je me suis royalement amusé. »

 

Sa critique de Bagatelles pour un massacre est surtout l'occasion pour Brasillach de rappeler ses propres convictions anti-juives :

 

« Lisez ce livre, faites-le lire, il vous apportera joie et consolation. Certes, quand il sera temps de construire, nous aurons peut-être d'autres solutions à la question juive. Nous en connaissons déjà, qui sont à la fois raisonnables pour notre patrie, et justes, et charitables. Il est à peine besoin de dire, malgré ce que prétendent nos ennemis, que nous ne sommes prêts à organiser scientifiquement aucun pogrom [...].

 

Nous ne désirons aucune violence. Mais quand on a eu un premier ministre juif, quand on voit, clairement et simplement, la France dominée par les Juifs, il faut aussi comprendre comment on prépare cette violence, et ce qui l'explique. Je ne dis même pas : ce qui la légitime, je dis : ce qui l'explique. »

 

Brasillach, fasciste convaincu et futur collaborateur pendant la guerre, sera fusillé en 1945 pour crime d'intelligence avec l'ennemi.

 

Léon Daudet, le 10 février, toujours dans L'Action française, clame son admiration :

 

« Il s'agit, avec “Bagatelles pour un massacre”, d'un pamphlet contre les Juifs, leur puissance et leur malfaisance ; écrit avec une verdeur rabelaisienne, dans une langue à mon avis superbe, farcie d'argot, relevée d'ironie, verte et au-delà, acide, juteuse, ici ordurière, là baroque, toujours assénée, toujours gouailleuse, d'un coloris inégalé [...].

 

Je vais plus loin : il n'existe pas, dans notre littérature, depuis la Ménippée et les poèmes d'Agrippa d'Aubigné, de pareil hurlement de colère, répercuté par les échos d'une syntaxe parlée, musclée, gaillarde et nue comme une fille du grand Courbet. »

 

Daudet cite ensuite un passage où se révèle l'adhésion de Céline à la thèse complotiste du « judéo-bolchevisme », selon laquelle la communauté juive est secrètement à l'origine de la révolution bolchevique – une idée alors très répandue en Europe [voir notre article] :

 

« En Russie, les youtres, aussitôt qu'ils ont commandé, ils ont pas mis beaucoup de mitaines pour décimer les Aryens... C'est par millions depuis dix-sept ans, qu'ils ont fait crever les impurs... Les Juifs n'aiment pas voir couler le sang ? Des clous ! Pas le leur ! bien sûr !... Mais celui des autres, ils s'en montrent des plus généreux... dès que l'occasion s'en présente. Pour un Juif, souvenez-vous bien... tout non-Juif n'est qu'un animal ! »

 

Enfin, dans le journal pro-nazi Je suis partout, l'écrivain Lucien Rebatet, futur auteur des Décombres – un pamphlet antisémite et collaborationniste publié en 1942 –, trouve lui aussi les pages de Bagatelles pour un massacre excessives dans l'obscénité. Mais il ne ménage pas ses compliments sur le fond du livre :

 

« J’aime autant vous le dire, sans autre préambule : nous sommes un certain nombre, dans ce journal, qui, depuis une quinzaine de jours, avons fait notre Baruch du nouveau Céline, “Bagatelles pour un massacre”. Dire que nous l’avons lu ne signifie rien. Nous le récitons, nous le clamons [...].

 

Je n’ignore pas que lorsqu’on projette un pamphlet de propagande, il faut le calibrer tout autrement, le rendre plus maniable, plus accessible, plus simple, et d’un verbe moins explosif [...].

 

Mais on ne discute pas avec les éléments, on ne demande pas à la tempête le rythme d’une symphonie, un Céline plus pur et plus sûr n’aurait pas lancé les cris inouïs de Bagatelles. Rien ne compte plus devant cet étonnant phénomène de la nature : Céline, l’anarchiste du Voyage, le pamphlétaire révulsé de Mea Culpa, une des plus formidables gueules qui aient rugi contre la mécanisation de l’homme, contre l’imposture scélérate des Soviets, Céline tout court découvrant le Juif et fonçant tout seul contre cet ennemi. »

 

Céline écrira encore deux pamphlets antisémites : L’École des cadavres en 1938 et Les Beaux draps en 1941.

 

Bagatelles pour un massacre se vendra à 75 000 exemplaires lors de sa publication. Il sera réédité à deux reprises, en 1942 et 1943, devenant un best-seller de sinistre mémoire.