Philippe Henriot : la voix du traître
De son ascension dans les années 1930 à son assassinat par la Résistance, Philippe Henriot fut l'un des personnages clés de la collaboration – le « Goebbels français ».
Philippe Henriot, tribun de droite et homme politique, est devenu, au moment de la France de Vichy, l'un des personnages les plus glaçants de la Collaboration. Écouté tous les jours sur les ondes de Radio Paris par ses partisans comme par ses ennemis, Pétain le nomme en 1944 ministre de l'Information – « le Goebbels français ».
Nous publions sur RetroNews l'avant-propos du livre fascinant de Christian Delporte, paru chez Flammarion, au sujet de ce chantre d'un catholicisme traditionaliste devenu traître à la Nation.
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Berlin, 7 juin 1944, en fin de matinée.
Nous sommes dans le vaste hall d'entrée du ministère du Reich à l'Éducation du peuple et à la Propagande, sur Wilhelmplatz. Un photographe officiel est là pour immortaliser le moment : Philippe Henriot, secrétaire d'État à l'Information et à la Propagande du gouvernement de Vichy, rencontre pour la première fois son homologue allemand, Joseph Goebbels.
L'un des clichés pris ce jour-là montre Philippe Henriot, tout sourire, les yeux fixés vers son hôte, tandis qu'un traducteur en uniforme de la Wehrmacht rapporte ses propos. L'atmosphère paraît particulièrement détendue. Au centre de la scène, le ministre français domine Goebbels de sa haute taille (1,81 m contre 1,65 m). À sa gauche, on remarque son directeur de cabinet, Charles Filippi, fidèle parmi les fidèles, qui le regarde, ébloui. Philippe Henriot est vêtu d'un costume sombre sur lequel sont épinglés deux insignes, la francisque et le gamma de la Milice, qui semblent répondre au brassard à croix gammée que porte Joseph Goebbels.
Dans quelques instants, les deux hommes monteront le grand escalier qui mène au bureau du ministre d'Hitler, avant un déjeuner amical. Le courant passe bien entre eux et, au sortir de leur entrevue, Goebbels et Henriot diront à leur entourage tout le bien qu'ils pensent l'un de l'autre.
En le raccompagnant à la porte, l'Allemand glissera à l'oreille du Français que le débarquement en Normandie, commencé la veille, n'est qu'un leurre : le bon, le vrai, le décisif se produira dans le Pas-de-Calais. Comme le Reich l'a toujours prévu…
Six mois plus tôt, début janvier 1944, Philippe Henriot, tout juste âgé de 55 ans, est devenu le maître absolu de la propagande de Vichy et la plus puissante voix de la Collaboration. Deux fois par jour, il parle à la radio. Fascinés par son éloquence, même ses plus farouches ennemis l'écoutent quotidiennement. Les collaborationnistes l'encensent, les résistants le redoutent. Pour la première fois depuis 1940, la propagande du régime semble porter sur l'opinion. « Enfin un homme capable de broyer la propagande anglaise », se réjouissent les uns, tandis que les autres déplorent : « Quel dommage qu'un pareil tribun n'ait pas choisi le bon camp ! » Au-delà même du poste ministériel qu'il occupe, c'est le fanatisme de sa parole qui les conduit tous à le comparer à Goebbels.
Friedrich Grimm, conseiller à l'ambassade d'Allemagne à Paris, proche d'Hitler et du ministre de la Propagande du Reich, connaît bien Philippe Henriot : en 1943, ils ont parlé dans les mêmes meetings. En avril 1944, il déclare : « Avant lui, on n'écoutait que Londres, maintenant on écoute aussi régulièrement ses émissions. […] On l'appelle le Goebbels français ».
En l'entendant, observe Jean Tracou, directeur du cabinet civil de Pétain, « on pense à Léon Daudet et surtout à Goebbels, dont l'éloquence s'apparente à la sienne ». Sur les ondes de la France libre et dans les feuilles de la Résistance, on fait le même parallèle pour qualifier le « traître », l'« homme des Allemands ». Une différence essentielle, cependant, éloigne le ministre français du ministre allemand, comme le relève très justement Tracou : Henriot est un « soldat de la parole », pas un « penseur politique ».
Philippe Henriot est en effet d'abord un homme du verbe, qu'il manie avec une rare efficacité. Maurice Martin du Gard le définit ainsi : « Une voix étonnante, grave, pleine, soignée, conduite avec un art extraordinaire, qui s'enfle et ricane dans des accès de suffisance petit-bourgeois, un vrai talent littéraire auquel a manqué Paris, et une propriété de termes qui sent le latiniste, une mauvaise foi qui frise l'innocence, le courage de l'inconscience, le cœur simple d'un soldat de Dieu. »
Ses ennemis sont évidemment moins flatteurs, à l'instar de l'écrivain Jean Guéhenno qui, s'il reconnaît la solidité de sa voix, la trouve « un peu nasillarde », ajoutant avec mépris : « Il est assez remarquable que souvent les vaniteux parlent du nez ; sans doute parce qu'ils s'écoutent parler et s'enchantent de l'écho nasillard que font leurs paroles dans leurs cervelles. »
Jean Guéhenno ne peut nier, cependant, que Philippe Henriot était déjà, avant-guerre, considéré comme l'un des plus brillants, sinon le plus puissant tribun de droite, qu'il attirait les foules dans ses réunions publiques et ne laissait jamais indifférent les députés, y compris ses adversaires, lorsqu'il prenait la parole au Palais-Bourbon.
C'est sur son éloquence de propagandiste, mais aussi sur son talent de provocateur, qu'Henriot y a établi sa réputation. Quand il montait à la tribune, l'Hémicycle retenait son souffle. Quel scandale, fondé ou imaginaire, allait-il encore dévoiler ? Quels coups allait-il porter ? Quels désordres allait-il susciter ? Tous les orateurs de gauche craignaient ses interruptions, tant ils savaient que les répliques d'Henriot pouvaient être assassines.
De prime abord, Henriot est pourtant dépourvu de tout charme et ne dégage pas la puissance physique d'un Doriot. Grand, maigre, les épaules larges mais tombantes, la poitrine étroite, sa silhouette frappe par sa raideur et sa fragilité. Alfred Fabre-Luce, qui lui voue pourtant une certaine sympathie, le décrit ainsi : « Dans l'âge mûr, ce tribun a gardé l'apparence d'un adolescent qui a poussé trop vite et montre la vitalité fiévreuse des poitrinaires. Dans son visage allongé, légèrement marqué de dégénérescence, les coins de la bouche s'abaissent facilement, et les grandes oreilles sont celles du lâche qu'il pourrait être. »
Le portrait que dresse de lui le journal Le Franc-Tireur est bien plus haineux encore, ce qui ne surprendra pas : « Le connaissez-vous ? L'avez-vous vu ? Il a le physique de l'emploi, une longue silhouette de cadavre trop tôt dépendu. La bouche est un trou noir sans dents. Les oreilles se décollent comme deux anses. » Mais l'auteur se laisse emporter par sa passion, même s'il est vrai qu'Henriot, avant-guerre, était une proie facile pour les caricaturistes.
Non, Henriot ne correspond pas aux canons de beauté, mais lorsqu'il parle, frémissant, exalté, « livide, brûlé par la flamme », il est transformé. Pendant plus de vingt ans, sillonnant la France, il attirera les foules, celles des catholiques d'abord, dont il porte l'étendard contre les radicaux impies au pouvoir, celles des pourfendeurs du Front populaire, des nationalistes, des extrémistes de droite ensuite, dont beaucoup voient en lui le sauveur du pays, celles des partisans de la Révolution nationale puis des zélateurs de l'Europe allemande enfin, dont il devient l'ardent porte-parole.
Philippe Henriot à la tribune est, il est vrai, un spectacle.
Parlant sans notes, déambulant sur l'estrade comme un comédien, ponctuant ses envolées fiévreuses de gestes saccadés de la main, dressant les poings lorsqu'il s'enflamme, ralentissant ou accélérant le débit selon l'effet recherché, nourrissant aussi son discours de formules volontiers ironiques qui resteront dans l'oreille du public, il a le sens de la scène. Pas de lyrisme pédant chez Henriot, mais des mots simples, à la portée de tous, fondés sur la parfaite maîtrise de la langue.
Au lendemain des émeutes du 6 février 1934, François Mauriac et son fils, Claude, sont allés le voir, à l'occasion d'une conférence qu'il donne au théâtre des Ambassadeurs. Ce soir-là, ils dîneront même avec lui : « Nous pûmes l'entendre nous donner des détails passionnants sur les événements. »
François Mauriac, comme les autres, est fasciné par l'éloquence d'un homme dont il apprécie la culture, partage la foi religieuse et qui lui semble sincère. Leurs chemins se sont éloignés cependant, d'abord au moment de la guerre d'Éthiopie (1935), ensuite avec Guernica (1937) : l'écrivain catholique ne partage pas l'engagement mussolinien et franquiste de Philippe Henriot. Cependant, juste avant la guerre, il leur arrive encore de se rencontrer et parfois de déjeuner ensemble.
En 1944, Mauriac, malgré son engagement dans la résistance intellectuelle, écoute quotidiennement les éditoriaux du ministre de Pétain, ce qui met son fils Claude en rage. Un quart de siècle plus tard, dans son Bloc-notes, le 25 août 1969, il évoquera la mort d'Henriot, tué par un commando de la Résistance, en juin 1944 : « Son exécution en pleine nuit dans sa chambre et, je crois, en présence de sa femme, fut atroce », écrit-il. Mauriac ira jusqu'à le qualifier de « martyr d'une mauvaise cause », lui, cet « honnête homme fourvoyé ».
La formule intrigue, la bienveillance de Mauriac étonne, notamment lorsqu'il déclare qu'Henriot « n'était ni un traître ni un malin qui cherchait son avantage. Il savait bien qu'il se sacrifiait ». En tout cas, le regard de l'écrivain ouvre la perspective sur un personnage qui frappe par sa complexité.
L'étude du parcours de Philippe Henriot peut-elle éclairer ce jugement iconoclaste ? Tardive, sa rencontre avec la politique semble presque relever de l'accident. Elle paraît même compenser une forme trouble de frustration. Ce fils d'officier, élevé par sa mère dans la piété catholique, fut longtemps indifférent aux batailles partisanes. Henriot se rêvait poète, romancier, et ne pensait qu'à cela. Ses seuls moments d'évasion, il les partageait entre la lecture et la nature, passant de longues heures à chasser le papillon, passion qui ne le quitta jamais. « Il semblait moins s'intéresser à la politique qu'aux papillons », note encore Mauriac en 1969. Pourtant, elle finit par le dévorer.
Henriot comprend vite qu'il ne sera jamais Flaubert, qu'il n'atteindra jamais Anatole France, qu'il ne rivalisera jamais avec Paul Bourget, dont il adule l'écriture. Passé 30 ans, il s'aperçoit qu'il n'a rien fait de sa vie. Il voit plus grand qu'une carrière de modeste professeur d'école libre dans une petite ville de province. Il sort alors de sa solitude. Son engagement dans l'action catholique agit comme une sorte de révélation. Il lui dévoile ses plus grands talents, l'éloquence et la polémique : ce sont les tribunes, où il rayonne, qui le conduisent au combat politique.
La vie de Philippe Henriot, marquée par la solitude et le secret, est comme prise dans un implacable engrenage qui l'entraîne toujours davantage vers la radicalisation.
Mû par son exaltation, ne négligeant jamais les feux des projecteurs, comme enivré par ses propres paroles, il entame une dérive qui le conduit d'une droite catholique conservatrice vers une extrême droite autoritaire et factieuse, d'un maréchalisme de fidélité à l’ultra-collaboration.
Loin de nous, cependant, l'idée de nier les convictions d'Henriot. Chez lui, le catholicisme est fondateur et l'anticommunisme la clé de ses prises de position. Plus réactionnaire que fasciste, son modèle n'est pas l'homme nouveau, mais un homme du passé mythifié, naturellement authentique, guidé par l'ordre spirituel de l'héritage catholique.
Admirateur de Mussolini, il voit davantage dans la transformation qu'impose le Duce à l'Italie un retour aux valeurs perdues qu'une avancée révolutionnaire. Adulateur de Franco, il salue d'abord dans le Caudillo le refondateur de l'Europe chrétienne. Le nazisme lui est étranger parce que lui, le chantre de la civilisation latine, n'y perçoit que la renaissance de la germanité, forme édulcorée de la barbarie.
Avant-guerre encore, son antisémitisme relève davantage du réflexe culturel que de la construction idéologique, si familière aux fascistes de son temps. Et pourtant, lui, le nationaliste, le germanophobe, incarnera le héraut de l'Europe allemande et le procureur obscène du péril juif.
Bien sûr, Philippe Henriot n'est pas le seul issu de l'extrême droite catholique à s'être rallié à Vichy et à la Collaboration. Mais c'est celui qui s'y est le plus perdu, qui a le moins résisté à ses périlleuses logiques. Dans les années 1930, ses plus proches amis politiques, ceux avec qui il partageait les tribunes des meetings, les bancs de la Chambre des députés, la foi exaltée aussi, s'appelaient Xavier Vallat, René Dommange, Pierre Taittinger, Jean Ybarnégaray ou Jean-Louis Tixier-Vignancour. Certains sont allés très loin dans la Collaboration, comme Vallat, commissaire général aux Questions juives, ou Dommange, qui refusa de lui succéder à ce poste, mais s'afficha fièrement avec les nazis et les miliciens. Les autres s'en tinrent à un pétainisme prudent ou rompirent à temps avec lui. Mais aucun ne connut l'exposition d'Henriot, oublié en 1940, lorsque Pétain installe le nouveau régime, et devenu, moins de quatre ans plus tard, la voix de la France allemande, le symbole même de la trahison.
Le jour où Jean Guéhenno apprend que Philippe Henriot a été tué par la Résistance, il écrit : « Je regrette ces grandes morts pour de si petits hommes. Mieux vaudrait les condamner à vivre avec un placard pendu au cou. » Et d'ajouter : Henriot était « le type même de ces bourgeois » qui « se voyaient tout perdre si leur pays achevait d'avoir raison contre eux : leur religion, leur patrie qu'ils ne distinguaient pas de leur puissance et de leur fortune ».
Est-ce si simple ? Henriot ne fut-il qu'un « bourgeois » apeuré ? Le regard sur sa vie et ses engagements donne à penser qu'on ne peut le réduire à cela.
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Philippe Henriot, la résistible ascension d'un provocateur de Christian Delporte, est publié aux éditions Flammarion.