1848 : le regard de Tocqueville sur la révolution qu'il avait prédite
Très critique de la classe politique de son temps, le philosophe Alexis de Tocqueville analysa les événements de 1848 – qu'il avait prédits – comme une « guerre de classe à classe ». « La plus terrible de toutes », ajoutait-il.
Dans ses Souvenirs posthumes, parus en 1893, le philosophe Alexis de Tocqueville écrivait à propos de la révolution de 1848, à laquelle il avait assisté :
« L’insurrection de Juin fut la plus grande et la plus singulière qu’il y ait eue dans notre histoire et peut-être dans aucune autre […]. Elle ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique [...] mais un combat de classe, une sorte de guerre servile. »
Auteur de De la démocratie en Amérique, ouvrage majeur de philosophie politique, Tocqueville (1805-1859) fut aussi un acteur de la vie politique de son temps. Élu député de la Manche en 1839, il commença sa carrière à gauche et la finit en tant que « libéral-conservateur », membre du parti de l'Ordre.
En 1848, c'est en témoin privilégié qu'il assiste aux événements qui secouent la France. Dès avant le début de la révolution, il diagnostique avec clairvoyance la faiblesse du régime et le mépris de Louis-Philippe pour les revendications du peuple, qui lui font prédire (et craindre) une insurrection.
Le 27 janvier, il prononce ainsi un discours prophétique à la Chambre. En présence du président du Conseil Guizot, le philosophe y dénonce sans ménagement la corruption de la classe politique et annonce la venue prochaine d'une révolution. L'Hermine retranscrit le lendemain sa prise de parole :
« Il y a [...] dans le pays, des symptômes de malaise, un vague sentiment de crainte, ce je ne sais quoi qui annonce les révolutions, qui souvent les fait naître. Ce sentiment dangereux, je crois que c’est le gouvernement qui l’a fait naître et qui l'entretient. Ce que je vois dans la classe qui gouverne m’inquiète, les mœurs publiques s’y altèrent [...].
Je demande si l’égoïsme n’est pas le mobile de l’exercice des droits politiques. Je demande si ce n’est pas là une véritable dégradation, une décadence certaine […]. J’en suis convaincu, messieurs, nous nous endormons sur un volcan. »
Il continue :
« Je n’ai pas de haine contre les personnes, mais je dois à mon pays de dire que les mœurs publiques se dégradent, nous marchons à une révolution ; la tempête s’avance à l’horizon. (Murmures au centre.)
L’ancien régime était plus fort que vous et cependant il est tombé. Ne croyez pas que ce soit le Jeu de Paume, Mirabeau, Lafayette qui l’ont fait tomber : mais il y a eu quelque chose de plus fort que tout cela contre l’ancien régime, c'est la dégradation des mœurs publiques et des mœurs privées. Messieurs, conservez les lois si vous voulez, mais ce qui doit être changé c'est l’esprit du gouvernement. (Approbation à gauche.) »
Lorsque les événements de février éclatent un mois plus tard, Tocqueville se promène dans Paris et observe :
« Dès le 25 février, mille systèmes étranges sortirent impétueusement de l'esprit des novateurs, et se répandirent dans l'esprit troublé de la foule. Tout était encore debout sauf la royauté et le parlement, et il semblait que du choc de la révolution, la société elle-même eût été réduite en poussière [...].
L'un prétendait réduire l'inégalité des fortunes, l'autre l'inégalité des lumières, le troisième entreprenait de niveler la plus ancienne des inégalités, celle de l'homme et de la femme ; on indiquait des spécifiques contre la pauvreté et des remèdes à ce mal de travail, qui tourmente l'humanité depuis qu'elle existe.
Ces théories étaient fort diverses entre elles, souvent contraires, quelquefois ennemies ; mais toutes, visant plus bas que le gouvernement et s'efforçant d'atteindre la société elle-même, qui lui sert d'assiette, prirent le nom commun de SOCIALISME. »
Socialisme que Tocqueville condamnait d'ailleurs avec violence, se montrant impitoyable envers certains des principaux acteurs de l'insurrection. Les Annales politiques et littéraires publieront en 1893 son portrait au vitriol du socialiste révolutionnaire Auguste Blanqui :
« C'est alors que je vis paraître, à son tour, à la tribune un homme que je n'ai vu que ce jour-là, mais dont le souvenir m'a toujours rempli de dégoût et d'horreur ; il avait des joues hâves et flétries, des lèvres blanches, l'air malade, méchant et immonde, une pâleur sale, l'aspect d'un corps moisi, point de linge visible, une vieille redingote noire collée sur des membres grêles et décharnés ; il semblait avoir vécu dans un égout et en sortir ; on me dit que c'était Blanqui. »
Et celui de Lamartine, le proclamateur de la IIe République :
« Je ne sais si j'ai rencontré, dans ce monde d'ambitions égoïstes, au milieu duquel j'ai vécu, un esprit plus vide de la pensée du bien public que celui de Lamartine. J'y ai vu une foule d'hommes troubler le pays pour se grandir : c'est la perversité courante ; mais il est le seul, je crois, qui m'ait semblé toujours prêt à bouleverser le monde pour se distraire. Je n'ai jamais connu non plus d'esprit moins sincère, ni qui eût un mépris plus complet pour la vérité. Quand je dis qu'il la méprisait, je me trompe ; il ne l'honorait point assez pour s'occuper d'elle d'aucune manière... »
Tocqueville rallia toutefois la République nouvelle, afin justement de la défendre contre les socialistes. Futur ministre des Affaires étrangères en 1849, il fit partie de la commission de rédaction de la Constitution française de 1848, défendant les institutions libérales, le bicamérisme, la décentralisation et l'élection du président de la République au suffrage universel.
Considérant que la révolution de 1848 trahissait celle de 1789, Tocqueville approuvera la répression des journées de juin. Le 25, on le vit ainsi parcourir, ceint de son écharpe tricolore, les rues de la capitale pour galvaniser les soldats de la garde nationale dans leur lutte face aux insurgés.
Dans une lettre écrite la veille, il lançait :
« Ce n'est pas une émeute, c'est la plus terrible de toutes les guerres civiles, la guerre de classe à classe, de ceux qui n'ont rien contre ceux qui ont. »