Le combat de Jaurès pour la création de l'impôt sur le revenu
Des années 1890 à sa mort, Jean Jaurès défendit la création d'un impôt sur le revenu afin de transformer une fiscalité qu'il jugeait inégalitaire. La mesure, vivement combattue par la droite, ne sera votée qu'en 1914.
Pendant plus de vingt ans, le socialiste Jean Jaurès, fondateur du quotidien L'Humanité, se sera battu pour la création de l'impôt sur le revenu. Ironie du sort : celle-ci ne sera votée en France qu'en juillet 1914, deux semaines avant son assassinat.
Auparavant, la fiscalité française était dominée par quatre contributions directes, qu'on nommait les « quatre vieilles » (contribution financière, personnelle mobilière, patentes, et portes et fenêtres). Un système jugé inégalitaire par Jaurès puisqu'il n'est pas indexé sur le niveau de revenu de chaque citoyen.
A la fin du XIXe siècle, l'idée d'un impôt générique sur le revenu est déjà un vieux serpent de mer de la politique française. Alors qu'il est mis en place en Grande-Bretagne dès 1842 et en Allemagne en 1893, il est proposé en France à de multiples reprises sans jamais être adopté, notamment par Garnier-Pagès en 1842 puis Gambetta en 1869.
À partir des années 1890, contre la droite et contre une partie de la gauche (alors divisée en de nombreux courants et alors que les socialistes ne sont, eux-mêmes, pas encore unifiés), Jaurès, avec d'autres, va se battre pour remplacer les « quatre vieilles » par un « impôt sur le revenu » individuel et progressif.
Il sera l'un des théoriciens et, de par sa stature politique, l'un des principaux animateurs de cette idée dans les deux décennies suivantes.
Pour le député de Carmaux, cette réforme fiscale irait dans le sens d'une meilleure redistribution et permettrait de « corriger une sorte de progression automatique et terrible de la puissance croissante des grands capitaux ». C'est ce qu'il explique lors de son intervention à la Chambre des députés en juillet 1894 :
« M. Jaurès. – Nous vous demandons de supprimer, à partir du 1er janvier 1895, les quatre contributions directes : l'impôt personnel et mobilier, qui atteint les plus misérables des salariés ; l'impôt des portes et fenêtres, qui frappe les fenêtres du taudis comme celles des maisons les plus riches ; l'impôt sur la propriété bâtie, qui se résume en une augmentation du prix des loyers ; l'impôt foncier, qui est si lourd qu'il écrase le paysan […].
Nous vous proposons de remplacer le produit des quatre contributions par l'impôt personnel, général et progressif sur les revenus supérieurs à 3 000 fr. et par l'accroissement de la progression sur les droits de mutation dans les successions supérieures à 50 000 fr. »
Mais la droite est résolument hostile à ce projet, qu'elle assimile à une violation de la liberté individuelle, voire à une menace pour l'ordre social. Dans les années 1890, les grands journaux conservateurs, Le Temps, Le Matin et Le Figaro en tête, vont mener campagne contre cette idée à laquelle la gauche, de son côté, va peu à peu se rallier.
Yves Guyot, économiste libéral, député et ministre, s'avère l'un des plus farouches opposants au projet. Après le discours de Jaurès de juillet 1894, il écrit dans La Petite Gironde :
« Ces messieurs se prétendent d’autant plus avancés qu’ils marchent plus résolument en arrière [...].
Pour [Jaurès], l'honneur consistera à être tous dans la classe dégrevée et à prendre le plus possible aux classes grevées. Tel est l'idéal moral que ce professeur de philosophie montre au peuple. Il lui apprend à rejeter les charges et à marcher vers la proie. Il s’adresse aux instincts de la rapacité la plus basse [...].
Comment n’ont-ils donc pas compris qu’en votant pour l’impôt personnel et progressif, ils votaient pour un impôt de guerre sociale ? »
Même son de cloche dans Le Matin, en novembre de la même année :
« L'impôt progressif est en contradiction avec les principes républicains, avec les intérêts du Trésor, avec ceux du pays [...]. Cet impôt est, d'ailleurs, des plus dangereux a un autre point de vue. C'est le pied mis dans la voie du collectivisme.
Sans doute, les tarifs proposés par le projet du gouvernement peuvent paraître, jusqu'à un certain point, empreints de modération mais vienne un ministère socialiste, il s'empressera d'en augmenter le taux et l'impôt deviendra rapidement la spoliation. »
Dans Le Figaro, Jules Roche écrit en 1896 une longue série d'articles pour démontrer le danger qu'une réforme fiscale ferait courir au pays. Roche sera à l'origine en 1899 de la Ligue des contribuables, une organisation hostile à l'impôt sur le revenu, qu'il assimile ici à la taille, un impôt de l'Ancien régime très impopulaire :
« Or, cette institution abominable, fille de la conquête, instrument d'oppression du vainqueur envers le conquis, cette Taille odieuse contre laquelle les Français luttèrent si longuement, si douloureusement, dont ils ne purent se débarrasser que grâce à la Révolution, voici qu'on nous propose, aujourd'hui, de la rétablir […].
Ah ! la belle bataille à livrer, pour préserver la France de cette entreprise de ruine – et de féodalité démagogique ! »
Autre obstacle, du point de vue des conservateurs : cet impôt impliquerait de devoir remplir une déclaration de revenus, mesure jugée par beaucoup attentatoire à la vie privée.
Jaurès, de son côté, n'en démord pas : pour lui, la réforme fiscale est nécessaire, et elle doit accompagner de vastes réformes sociales, dont elle est le préalable. Il s'exprime encore à la Chambre en mars 1896 (pendant trois heures !) :
« Vous dites que la déclaration sera arbitraire, vexatoire, attentatoire à la liberté. Et comme on vous oppose que l'impôt personnel sur le revenu déclaré fonctionne, sous des formes et à des degrés divers, dans un grand nombre de pays libres, vous répondez d'un mot souverain : Oui, dites-vous, mais c'est contraire au génie français [...].
Ce qui vous inquiète, c'est que vous voyez dans l'impôt progressif le signe d'un renouvellement de la politique, une aspiration vers l'égalité et la justice [...]. Quoi qu'il arrive, un souffle nouveau soulève la démocratie, elle ne tombera plus ! »
Ce qui lui vaut à nouveau des réponses acerbes de la presse de droite. Ainsi Le Figaro, qui écrit : « Le chef socialiste a prononcé – ai-je besoin de le dire – un superbe discours qui n'a pas convaincu un seul de ses adversaires, mais qui a ravi tous les amateurs de poésie et d'éloquence […]. » Tandis que Le Temps marque son opposition ferme :
« Que l’impôt puisse et doive tenir compte de considérations supérieures d’humanité [...], rien de mieux ; mais un système fiscal ayant pour bases la déclaration du revenu global, la poursuite et la taxation de ce même revenu, un tel système serait la négation des idées de liberté, de justice et d’humanité, en raison des vexations de toute nature qu’il implique et de l’arbitraire dont il est inséparable. »
En 1907, le radical Joseph Caillaux, ministre des Finances du gouvernement Clemenceau, dépose un projet de loi visant à créer des impôts sur différentes catégories de revenus. Caillaux est mû non par une préoccupation redistributive, mais par un souci d'orthodoxie budgétaire : son impôt sur le revenu doit accompagner les « quatre vieilles » et non les remplacer comme le veulent les socialistes.
Jaurès et ses amis vont toutefois le soutenir. Le leader socialiste prononce un nouveau discours à la Chambre en 1907 :
« Sans doute, l'impôt sur le revenu ne suffit pas à réformer la société. Il mettra seulement un peu plus d'équité dans les charges fiscales. Car il n'y aura pas dans le pays une force capable d'anéantir le capitalisme. L'impôt sur le revenu sera impuissant à réformer la société, pas plus qu'il n'a réformé les sociétés qui l'ont déjà adopté.
Il faut cependant diminuer les souffrances attachées à l'ordre social présent [...]. La loi sur les retraites ouvrières, combinée avec l'impôt sur le revenu, apportera un peu de soulagement parmi les deux prolétariats industriel et agricole. »
Votée par la Chambre des députés en 1909, la loi est cependant bloquée par le Sénat. Il faudra attendre 1914 pour qu'elle soit acceptée, l'imminence de la guerre obligeant à débloquer de nouveaux crédits. Lorsque la loi est votée le 3 juillet, puis adoptée le 15, Jaurès, fervent pacifiste, exprime son regret qu'elle le soit à des fins militaires :
« Jaurès. – Ce n'est pas notre faute, à nous, car, en 1909, nous avons voté un impôt de remplacement [des « quatre vieilles »] : c'est la faute des Sages. (Très, bien très bien ! sur les bancs du Parti socialiste.) Nous avions espéré aussi que l'impôt sur le revenu servirait, après avoir remplacé les contributions existantes, à alimenter un grand budget de réformes sociales, et voilà que pour longtemps les ressources, les plus-values qu'on peut espérer du nouvel impôt sont dévouées d'avance par des dépenses d'un autre ordre [...].
Il ne sert à rien de protester, mais il faut bien constater que partout dans le monde, les grandes réformes fiscales sont faussées parce que le produit en est dévoré par des dépenses d'impérialisme, de militarisme et d'expansion coloniale que l'Europe n'a pas eu la sagesse de régler. »
Deux semaines plus tard, Jaurès sera assassiné.
La première application de la loi aura lieu en 1916, sur les revenus de 1915. L'impôt sur le revenu subira de nombreuses modifications par la suite, mais il est toujours en vigueur en France.
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Pour en savoir plus :
Nicolas Delalande, Jaurès, les socialistes et l'impôt : les incertitudes du discours républicain, 2010, article paru dans les « Cahiers Jaurès » et consultable sur Cairn.info
Nicolas Delalande, Les batailles de l'impôt, consentement et résistances de 1789 à nos jours, Seuil, 2011
Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2005