1834, le massacre de la rue Transnonain : 12 civils tués par l'armée
Le 14 avril 1834, lors d'une émeute populaire à Paris, un officier est tué par un coup de feu semble-t-il tiré depuis un immeuble. En réponse, l'armée massacre sans distinction ses habitants : hommes, femmes et enfants. Une « bavure » qui choque et indigne l'opinion.
Avril 1834. La monarchie de Juillet, née de la révolution de 1830, avait suscité de grands espoirs, mais elle est de plus en plus contestée. Alors qu'à Lyon les Canuts s'insurgent pour la seconde fois, les milieux républicains parisiens se lèvent contre les lois restrictives sur la liberté d'association qui viennent d'être adoptées par le pouvoir et visent à les bâillonner.
Le 13 avril au soir, des barricades sont dressées dans les rues de la capitale. Adolphe Thiers, ministre de l'Intérieur, a déjà fait arrêter les meneurs, mais pour stopper le soulèvement il ordonne au général Bugeaud une répression implacable.
Le 14, lorsqu'un détachement militaire s'avance dans la rue Transnonain (une ancienne voie entre les Halles et le Marais, aujourd'hui absorbée par la rue Beaubourg), un coup de feu est apparemment tiré d'une maison au numéro 12, tuant un capitaine d'infanterie.
En réponse, les soldats furieux s'élancent dans l'immeuble et massacrent à la baïonnette, sans distinction, douze de ses habitants, y compris des femmes et des enfants, et en blessent de nombreux autres.
Le lendemain des faits, La Gazette de France, favorable au pouvoir, relate les violentes échauffourées de la veille sans la moindre mention à cet épisode sanglant.
« Hier dimanche, vers cinq heures du soir, des barricades furent commencées dans les rues Beaubourg et Transnonain. Ces rues étroites sont parallèles aux rues Saint-Martin et du Temple et à peu près à égale distance de ces deux grandes rues [...].
Le nombre des victimes de ces malheureuses discordes civiles a été peu considérable. Les habitants, témoins obligés de ces scènes déplorables, déclarent que peu d’entre eux ont vu des tués ou des blessés.
Dès sept heures du matin il ne restait que quelques traces du sang français, versé encore une fois par des mains françaises pour des querelles politiques. »
Même chose dans l'organe officiel du gouvernement Le Moniteur universel, qui ne mentionne pas le massacre de la rue Transnonain et désigne en revanche les insurgés sous le terme de « meurtriers » :
« Les généraux [...] marchèrent ensemble sur le centre de l’insurrection, enlevant successivement toutes les barricades, et balayant les rues Beaubourg, Transnonain, Maubuée. Ils croyaient trouver des adversaires ; mais, ainsi que l'a si bien dit aujourd’hui à la chambre M. Guizot, ils n’ont trouvé que des assassins, des hommes qui, retranchés dans des maisons à double sortie, tiraient sur les troupes à l’abri des croisées, et ne défendaient pas même leurs barricades.
Le caractère de cette lutte ne ressemble en rien à ce que nous avons vu jusqu’à présent à Paris : ce n’est plus de l'insurrection ordinaire, c’est de la chouannerie républicaine.
L’animosité des troupes et de la garde nationale, ainsi décimées par d’invisibles ennemis, était au comble ; arrivés au pied des maisons, au milieu des balles, ils en faisaient enfoncer les portes par les sapeurs-pompiers, pénétraient dans ces repaires, et faisaient main-basse sur les meurtriers, qui n’avaient pu se sauver. »
La nouvelle de la « bavure » va toutefois se répandre rapidement et susciter une profonde indignation. Dès les jours suivants, les Parisiens se pressent à la Morgue pour aller voir les cadavres des victimes. Le 16 avril, le journal légitimiste (et par conséquent, anti-Louis-Philippe) La Quotidienne relate l'horreur des faits et détaille les noms des tués :
« Ce qu’on avait dit de la maison rue Transnonain, n° 12, n’est malheureusement que trop vrai ; 11 personnes sont restées mortes sur la place, une douzième a succombé depuis à ses blessures ; il reste une femme et un enfant blessés.
On cite les noms suivants ; M. Bresfort, marchand de papiers peints, tué ; son neveu, tué ; sa nièce, blessée ; M. Hû, marchand de meubles, crieur de la salle de vente des commissaires-priseurs, tué ; son fils, âgé de 5 ans, blessé entre ses bras ; on croit qu’il faudra l’amputer ; M. Dobignie, impotent, tué ; M. Bâton, ancien militaire, décoré, âgé de 55 ans, tué d’un coup de baïonnette au cou sous une table où il s'était réfugié ; le fils de la portière, âgé de 19 ans, tué entre les bras de sa mère, qui demandait qu’on la frappât à la place du son enfant qui était son seul soutien. M. Lami n’a sauvé ses jours qu’en sautant du troisième étage sur une terrasse.
Une femme, dit-on, a obtenu grâce pour elle par ses supplications, et a en même temps sauvé la vie d’un homme caché dans une cheminée. Un ouvrier chapelier a été égorgé dans la même maison ; on l’a enterré aujourd’hui, et tous ses camarades ont suivi son convoi.
Une foule immense se pressait ce matin aux portes de la Morgue ; la garde municipale à cheval faisait observer la queue, comme au spectacle. »
Le 19, le frère du marchand Bresfort, l'une des victimes, écrit une lettre à Louis-Philippe lui-même, reproduite dans la presse :
« AU ROI (LOUIS-PHILIPPE)
Justice, justice pleine et entière pour mon malheureux frère, pour quatorze personnes inoffensives, femmes, enfants, vieillards, victimes comme lui de la plus inconcevable, de la plus criminelle atrocité [...].
Que le grand coupable, que celui qui ordonna tant de crimes paraisse devant ses pairs, que ses pairs prononcent le verdict, tel est mon vœu ; il doit être exaucé. »
Mais le pouvoir, qui a sévèrement réprimé les meneurs de l'insurrection, refuse de reconnaître les faits. Le 23 juillet, le républicain Alexandre Ledru-Rollin adresse à la commission de la Cour des pairs un Mémoire sur les événements, véritable manifeste pour la justice autour de cette affaire [à lire sur Gallica].
En août, La Tribune des départements, organe de l'association républicaine la Société des droits de l'homme, qui avait été interdit par Louis-Philippe en avril, commente avec virulence le silence gouvernemental :
« Ceci est du sang et de la boue, qui ont fait au pouvoir un piédestal que le soleil ne peut durcir et que la pluie des orages ne peut dissoudre. Ceci est destiné à rester dans l’histoire comme les massacres de la Saint-Barthélémy et les dragonnades des Cévennes ! […]
Vous n’avez pas donné d’ordres ! Mais alors que veulent dire ces paroles faisant allusion aux ordres qui rendaient les bourreaux aussi malheureux que les victimes ? […]
Quel est donc le cannibale affublé d’une épaulette, qui, sans ordre supérieur, se permettait de faire avec un sabre de si singulières fouilles dans la paille d'un lit d'enfant ? »
Mais c'est surtout une lithographie d'Honoré Daumier, illustrateur et caricaturiste alors âgé de 26 ans, qui va marquer les esprits. Exposée passage Véro-Dodat, elle connaît un vif succès, au point que Louis-Philippe finira par faire acheter puis détruire les exemplaires disponibles.
Dans cette gravure très sobre, simplement appelée Rue Transnonain, 15 avril 1834, Daumier ne dépeint pas le massacre en lui-même, mais ses terribles conséquences. Le cadavre d'un homme en chemise de nuit écrase celui de son enfant, tandis que deux autres corps gisent sur le sol.
La censure ne put rien faire contre cette lithographie, qui se contentait de reproduire la vérité et dont Baudelaire dira quelques années plus tard : « Ce n'est pas précisément de la caricature, c'est de l'histoire, de la terrible et triviale réalité ».
Le texte de Ledru-Rollin et le dessin de Daumier poussèrent la Cour des pairs à mener une réelle enquête, enregistrant les dépositions des témoins et effectuant des relevés précis. Un procès eut lieu en 1835, mais aucune condamnation n'en ressortit. L'affaire n'en cristallisa pas moins la haine de toute une partie de la population envers le pouvoir.
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Pour en savoir plus :
Sébastien Charléty, Histoire de la monarchie de Juillet, 1830-1848, Perrin, 2018
Michel Melot, Daumier : l'art et la République, Les Belles Lettres/Archimbaud, 2008
Robert Fohr, Rue Transnonain, le 15 avril 1834, L'Histoire par l'image, 2016