Écho de presse

Pour l'abstention : quand Octave Mirbeau réclamait « la grève des électeurs »

le 26/01/2022 par Pierre Ancery
le 22/04/2019 par Pierre Ancery - modifié le 26/01/2022
Intérieur d'un bureau de vote : les isoloirs, Agence Meurisse, 1919 - source : Gallica BnF
Intérieur d'un bureau de vote : les isoloirs, Agence Meurisse, 1919 - source : Gallica BnF

Dans une chronique retentissante parue dans Le Figaro en novembre 1888, l'auteur anarchiste du Journal d'une femme de chambre appelle les électeurs à « faire la grève », c'est-à-dire : à s'abstenir.

« La grève des électeurs » : paru le 28 novembre 1888 dans les colonnes plutôt conservatrices du Figaro, cet article d'Octave Mirbeau, écrivain et journaliste de renom, a de quoi surprendre. L'auteur s'y livre en effet à une apologie virulente (et pleine d'ironie) de l'abstention.

« Une chose m'étonne prodigieusement – j'oserai dire qu'elle me stupéfie – c'est qu'à l'heure scientifique où j'écris, après les innombrables expériences, après les scandales journaliers, il puisse exister encore dans notre chère France (comme ils disent à la Commission du budget) un électeur, un seul électeur, cet animal irrationnel, inorganique, hallucinant, qui consente à se déranger de ses affaires, de ses rêves ou de ses plaisirs, pour voter en faveur de quelqu'un ou de quelque chose. Quand on réfléchit un seul instant, ce surprenant phénomène n'est-il pas fait pour dérouter les philosophies les plus subtiles et confondre la raison ? [...]

 

Je comprends qu'un escroc trouve toujours des actionnaires, la Censure des défenseurs, l'Opéra-Comique des dilettanti, le Constitutionnel des abonnés [...].

 

Mais qu'un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n'importe lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu'elle soit, trouve un électeur, c'est-à-dire l'être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n'est pas des coups de fusil dans la poitrine, en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m'étais faites jusqu'ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier, notre chère et immortelle sottise, ô chauvin ! »

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En rédigeant ce texte hilarant et incendiaire, Mirbeau (1848-1917) n'en est pas à son coup d'essai, lui qui s'en est déjà pris dans d'autres chroniques au culte des comédiens ou à la charité organisée, et qui fustigera plus tard le règne des économistes ou l’institution du duel.

 

Sa célébrité lui permet alors d'imposer à peu près n'importe quel texte aux rédacteurs en chef des journaux auxquels il collabore (quoique tous conservateurs : Le Figaro, Le Gaulois, L'Écho de Paris ou Le Journal), même quand ces derniers pourraient craindre d'effrayer leur lectorat en les publiant.

 

Il poursuit :

« Il est bien entendu que je parle ici de l'électeur averti, convaincu, de l'électeur théoricien, de celui qui s'imagine, le pauvre diable, faire acte de citoyen libre, étaler sa souveraineté, exprimer ses opinions, imposer – ô folie admirable et déconcertante – des programmes politiques et des revendications sociales […].

 

Comment y en a-t-il encore de cet acabit ? Comment, si entêtés, si orgueilleux, si paradoxaux qu'ils soient, n'ont-ils pas été, depuis longtemps, découragés et honteux de leur œuvre ? Comment peut-il arriver qu'il se rencontre quelque part, même dans le fond des landes perdues de la Bretagne, même dans les inaccessibles cavernes des Cévennes et des Pyrénées, un bonhomme assez stupide, assez déraisonnable, assez aveugle à ce qui se voit, assez sourd à ce qui se dit, pour voter bleu, blanc ou rouge, sans que rien l'y oblige, sans qu'on le paye ou sans qu'on le soûle ?

 

À quel sentiment baroque, à quelle mystérieuse suggestion peut bien obéir ce bipède pensant, doué d'une volonté, à ce qu'on prétend, et qui s'en va, fier de son droit, assuré qu'il accomplit un devoir, déposer dans une boîte électorale quelconque un quelconque bulletin, peu importe le nom qu'il ait écrit dessus ?...

 

Qu'est-ce qu'il doit bien se dire, en dedans de soi, qui justifie ou seulement qui explique cet acte extravagant ? »

Le texte de Mirbeau ne se limite pas à une simple provocation. L'auteur y développe en effet, en creux, une critique des injustices de son siècle et du système politique – la IIIe République – qui selon lui les fait perdurer :

« Voilà pourtant de longs siècles que le monde dure, que les sociétés se déroulent et se succèdent, pareilles les unes aux autres, qu'un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l'écrasement aux petits. Il ne peut arriver à comprendre qu'il n'a qu'une raison d'être historique, c'est de payer pour un tas de choses dont il ne jouira jamais, et de mourir pour des combinaisons politiques qui ne le regardent point.

 

Que lui importe que ce soit Pierre ou Jean qui lui demande son argent et qui lui prenne la vie, puisqu'il est obligé de se dépouiller de l'un, et de donner l'autre ? Eh bien ! non. Entre ses voleurs et ses bourreaux, il a des préférences, et il vote pour les plus rapaces et les plus féroces. Il a voté hier, il votera demain, il votera toujours.

 

Les moutons vont à l'abattoir. Ils ne se disent rien, eux, et ils n'espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit. »

Mirbeau termine par cette adresse à l'électeur, qu'il traite d' « inexprimable imbécile » et à qui il recommande la lecture de Schopenhauer :

« Surtout, souviens-toi que l'homme qui sollicite tes suffrages est, de ce fait, un malhonnête homme, parce qu'en échange de la situation et de la fortune où tu le pousses, il te promet un tas de choses merveilleuses qu'il ne te donnera pas et qu'il n'est pas d'ailleurs, en son pouvoir de te donner. L'homme que tu élèves ne représente ni ta misère, ni tes aspirations, ni rien de toi ; il ne représente que ses propres passions et ses propres intérêts, lesquels sont contraires aux tiens.

 

Pour te réconforter et ranimer des espérances qui seraient vite déçues, ne va pas t'imaginer que le spectacle navrant auquel tu assistes aujourd'hui est particulier à une époque ou à un régime, et que cela passera. Toutes les époques se valent, et aussi tous les régimes, c'est-à-dire qu'ils ne valent rien. Donc, rentre chez toi, bonhomme, et fais la grève du suffrage universel. Tu n'as rien à y perdre, je t'en réponds ; et cela pourra t'amuser quelque temps. Sur le seuil de ta porte, fermée aux quémandeurs d'aumônes politiques, tu regarderas défiler la bagarre, en fumant silencieusement ta pipe.

 

Et s'il existe, en un endroit ignoré, un honnête homme capable de te gouverner et de t'aimer, ne le regrette pas. Il serait trop jaloux de sa dignité pour se mêler à la lutte fangeuse des partis, trop fier pour tenir de toi un mandat que tu n'accordes jamais qu'à l'audace cynique, à l'insulte et au mensonge.

 

Je te l'ai dit, bonhomme, rentre chez toi et fais la grève. »

L'auteur anticlérical, antimilitariste et anticapitaliste du Jardin des supplices et du Journal d'une femme de chambre, qui fut sa vie durant le contempteur acerbe de toutes les formes d'oppression et de domination, se ralliera officiellement à l'anarchisme dans les années 1890.

 

Dans une interview donnée au Gaulois en 1894, il dénonçait « le républicanisme, ce régime absurde qui détruit tout, renverse tout, rabaisse l’homme jusqu’à la bête », ajoutant :

« Clemenceau disait “De tous les peuples, c'est le Français qui est le plus facile à gouverner ; il se contente de promesses”. Et c'est vrai : des promesses, des promesses lénitives, apaisantes, des promesses vagues – voilà dix-huit cents ans qu'on leur promet tout, qu'on ne leur donne rien. Et ils vivent sans trop se plaindre ! »

 

Pour en savoir plus :

 

Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l'imprécateur au cœur fidèle, Librairie Séguier, 1990

 

Alain Leduc, Octave Mirbeau, le gentleman-vitrioleur, Les Editions libertaires, 2017

 

Pierre Michel, Octave Mirbeau : les contradictions d'un écrivain anarchiste, « Littérature et anarchie », Presses de l'université du Mirail, 1998 (consultable en ligne)