Écho de presse

1883 : la statue de Marianne place de la République réveille les conflits politiques

le 22/08/2024 par Marina Bellot
le 06/05/2019 par Marina Bellot - modifié le 22/08/2024
Photo de la place de la République, à Paris, Agence Rol, 1921 - source : Gallica-BnF
Photo de la place de la République, à Paris, Agence Rol, 1921 - source : Gallica-BnF

En 1883, l'inauguration de la statue de Marianne sur la place de la République est applaudie par les tenants de la jeune Troisième République. Mais à la droite du spectre politique, celle-ci est toutefois vertement critiquée.

Elle projette son regard de bronze, à 25 mètres du sol : la statue de Marianne surplombe la place de la République du haut de ses 9,5 mètres et de son piédestal de 15,5 mètres.

Allégorie de la République, l’œuvre commandée aux frères Thiébaut en 1879 et inaugurée en 1883 est coiffée d’un bonnet phrygien, d’une tablette des Droits de l’Homme et d’un rameau d’olivier représentant la paix. Détails symboliques : elle est entourée d’un lion en bronze, métaphore du suffrage universel, et de trois statues qui servent d’allégorie à la devise française.  

Fête nationale, 14 juillet 1883. Cela fait treize ans à peine que la Troisième République vient de prendre racine, après un siècle tumultueux qui a vu succéder à la Révolution française de 1789 trois monarchies constitutionnelles, deux empires et deux brèves républiques.

La jeune République a besoin de symboles forts et l’inauguration de la Marianne se veut solennelle. Dans son édition du 16 juillet 1883, Le Petit Journal relate comment l’accueil de la statue sur la place de la République se transforme en fête populaire :

« À huit heures, les abords de la place de la République étaient envahis par la foule. Des gardiens de la paix maintenaient la chaussée libre sur la place, avec l'aide de gardes municipaux à cheval. Au fur et à mesure de leur arrivée, les sociétés allaient se poster boulevard Voltaire, avenue de la République et boulevard Richard-Lenoir, à l'emplacement qui leur avait été assigné. »

La mise en scène est huilée : le voile qui couvre encore la statue est levé au moment même où l’école de d’artillerie de Vincennes entonne la Marseillaise. « Une immense acclamation a salué l'apparition de la statue. La foule a battu des mains et le cri de Vive la République est sorti de la bouche des spectateurs », rapporte encore Le Petit Journal. En même temps que l’imposante Marianne, la foule peut également admirer son piédestal : 12 hauts-reliefs en forme de tableaux, chacun représentant une date importante de l’Histoire de France, et plus particulièrement de la République.

Cette cérémonie pleine de symboles voit par ailleurs l’attribution de la croix de la Légion d'honneur aux auteurs de l’ensemble statuaire : Léopold Morice, artisan de la statue, et Dalou, le sculpteur des bas-reliefs ornant le monument, reçoivent la décoration. Charles Morice, architecte du monument se voit quant à lui attribuer les palmes académiques.

Le discours prononcé par le président du conseil municipal de Paris donne toute l’envergure symbolique de cette inauguration :

« Messieurs, en venant, au nom du conseil municipal de Paris, saluer l'image de la République, j'ai pour premier devoir de rendre un éclatant hommage à la mémoire des citoyens courageux qui n'ont cessé de lutter pour elle et qui sont morts pour sa défense. [...]

Aujourd'hui, nous n'avons plus les mêmes craintes, la République existe ; des partis hostiles peuvent l'attaquer, mais elle n'a rien à redouter, parce qu'elle a pour bases le suffrage universel et la souveraineté du peuple. »

Selon l’auteur du Petit Journal, cette statue « produit le plus bel effet » et les « les proportions du monument sont admirablement gardées ».

Sans surprise, le quotidien républicain La Lanterne abonde :

« Tout le monde, en présence de ce gigantesque monument d'une hauteur de vingt-sept mètres, a senti une impression profonde. La statue est belle, forte, calme : elle a la poitrine de la maternité féconde ; elle tient à la main le rameau de la paix : puisse-t-il n'être pas un vain symbole. »

Mais tous les observateurs ne coulent pas ce regard admiratif sur la statue de bronze, symbole d'une République honnie par les nombreux partisans d'un retour à la monarchie et à l'empire d'alors.

Dans sa parution du 15 juillet 1883, le quotidien royaliste Le Conservateur souligne sévèrement le coût, prélevé sur les deniers publics, d’une telle entreprise et se délecte de la mésaventure de la statue, qui chuta pendant son trajet. L’accident est raconté avec emphase et sarcasme :

« Le gouvernement a fait fondre à nos frais une immense statue de la République pour l'édifier sur la place du Château-d'Eau de Paris, à l’occasion du 14 juillet. L’énorme Marianne en fer fondu a été transportée ces jours-ci des ateliers du fondeur à l’endroit indiqué pour son érection. La chose ne s’est pas faite sans peine.

Marianne est partie de la fonderie à minuit, l’heure du crime, sur un chariot traîné par vingt chevaux. Mais après avoir fait cinq cents mètres, les chevaux ont refusé d’avancer. Le poids était trop lourd. Que faire ? Des voitures de la Compagnie des vidanges parisiennes passaient à ce moment, emplissant l’air d’âcres parfums. Les agents arrêtèrent les tonneaux, réquisitionnèrent les chevaux et les placèrent en tête des vingt chevaux déjà attelés. [...]

En arrivant au boulevard, les chevaux au nombre de trente s’arrêtèrent, fourbus, épuisés. Cris, coups de fouets, coups de pieds, injures, rien ne put les décider à faire un pas de plus. On leur alluma du feu sous le ventre. Les chevaux affolés par les brûlures se mirent à ruer et donnèrent un à coup, tant et si bien que la statue en fut ébranlée. Elle chancela sur sa base, oscilla et finalement tomba lourdement en travers de la voie, le corps dans la boue et la tête dans une bouche d’égout. On courut chercher des pinces, des leviers et des grues à vapeur pour relever Marianne. [...]

Tout à coup, à l'angle d’une vue, on vit déboucher un corbillard vide. [...] Des passants attardés crurent qu’on enterrait Marianne et ne dissimulèrent pas leur satisfaction. »

À froid, près de trois mois après son inauguration, cette chronique de la monarchiste Gazette du 9 octobre 1883 dresse à son tour une description peu élogieuse de la statue, arguant même qu'elle ne tarderait pas à devenir invisible aux yeux des Parisiens :

« Je n’admire pas outre mesure l’espèce de cénotaphe élevé à Paris sur la place de la République et au sommet duquel une grosse femme tient un rameau d’or, de la même façon que les petites marchandes d’échalote offrent leur marchandise [...]

Peu de curieux lèvent le nez vers Marianne, mais les bas-reliefs sont examinés avec curiosité et l’admiration semble inépuisable pour le gros lion montant la garde près de la boîte aux lettres qui a la prétention de représenter une urne électorale. [...]

Actuellement, il est propre et l’admiration populaire prend des allures plus platoniques. Je prévois que, dans quelque temps, cette ferveur sera passée et qu’on ne lèvera plus même le nez pour regarder Marianne. Le peuple est ainsi fait : ses engouements passent vite et il arrive même un moment où il est heureux de démolir ce qu’il a admiré. C’est à ce point qu’on a été obligé de créer un établissement tout exprès pour recueillir les monuments qui ont cessé de lui plaire. »

Quelque 135 ans plus tard, le Monument à la République est l'un des lieux hautement symboliques de la capitale, où se rassemblent Parisiens, provinciaux et gens de passage pour manifester, célébrer ou rendre hommage.

Pour en savoir plus :

Pierre Pinon (dir.), Les Traversées de Paris : Deux siècles de révolutions dans la ville, Éditions du Moniteur, 1989

Neil McWilliam, « Lieux de mémoire, sites de contestation : Le monument public comme enjeu politique de 1880 à 1914 », in: Ségolène Le Men (dir.) et Aline Magnien (dir.), La Statuaire publique au XIXsiècle, Paris, Monum / Éditions du Patrimoine, 2005