Netchaïev : itinéraire d'un théoricien du terrorisme révolutionnaire
Auteur du virulent Catéchisme du révolutionnaire, l'activiste russe Serge Netchaïev défraya la chronique en organisant en 1869 l'assassinat de l'étudiant Ivanov, qu'il suspectait de trahison. Un événement qui inspira Dostoïevski dans Les Démons et valut à Nechaïev de mourir en prison.
« Le révolutionnaire [...] a rompu tout lien avec l'ordre public et le monde civilisé, avec toute loi, toute convention et condition acceptée, ainsi qu'avec toute moralité […]. Il ne connaît qu'une science – celle de la destruction […].
Tout sentiment tendre et amollissant de parenté, d'amitié, d'amour, de gratitude et même d'honneur doit être étouffé en lui par l'unique et froide passion révolutionnaire. »
Extraites du Catéchisme du révolutionnaire, un bref manifeste écrit entre 1868 et 1869, ces sentences donnent une idée de la personnalité de leur auteur, le Russe Serge Netchaïev (1847-1882). Cet autodidacte issu d'une famille d'ouvriers rédigeait alors ce qui deviendrait un des textes de référence des nihilistes russes du XIXe siècle. Le Catéchisme du révolutionnaire marquera aussi Lénine.
Partisan de l'action terroriste, Netchaïev, qui invitait à « supprimer en premier lieu les hommes tout particulièrement nuisibles à l'action révolutionnaire », avait été poursuivi à la fin des années 1860 par la police russe pour ses activités politiques. Réfugié à Genève en 1869 (il y rencontra Bakounine, que ses conceptions violentes finirent par effrayer), il revint clandestinement en Russie la même année.
À Moscou, il fonda alors un mouvement révolutionnaire, Narodnaïa Volia (« la Volonté du peuple »), qui s'illustrera en mars 1881 par l'assassinat de l'empereur Alexandre II.
Mais c'est durant l'automne 1869 qu'eut lieu l'événement qui rendit célèbre l'auteur du Catéchisme du révolutionnaire. Le 21 novembre, soupçonnant de trahison l'un des membres de l'organisation, l'étudiant Ivanov, Netchaïev, avec l'aide de complices, le piégea et l'assassina.
Ce meurtre allait défrayer la chronique et attirer l'attention de la presse internationale sur les nihilistes russes. Le Constitutionnel, en février 1870, reproduit un article de La Gazette de Moscou relatif à l'affaire :
« Le nombre des personnes accusées d'avoir répandu des proclamations révolutionnaires et d'avoir pris part à l'assassinat de l'étudiant Ivanoff augmente à mesure qu'avance l'instruction de cette affaire dont on ne connaît pas encore tous les détails.
Il résulte des aveux des prévenus que Netchaïeff est entré en Russie par la frontière de Bessarabie au mois d'août dernier, et qu'il a parcouru pendant un mois la Petite-Russie et le territoire des Cosaques du Don, en cherchant à recueillir des souscriptions pour l'œuvre révolutionnaire dont il était l'agent.
Arrivé à Moscou au mois de septembre, il réussit bientôt à organiser une société. On prétend que plus de soixante prévenus ont déjà fait des aveux complets. »
Après l'assassinat d'Ivanov, Netchaïev s'est en effet enfui à Londres, puis à Paris, tandis que ses complices sont jugés à Saint-Pétersbourg. Leur crime suscite de vives réactions dans toute la classe politique russe et internationale. En novembre 1871, Le Journal des débats rapporte que l'Association internationale des travailleurs désavoue formellement le geste de Netchaïev :
« Le plan de Netchaieff consistait à renverser purement et simplement la société, à supprimer religion, famille, propriété et le reste, sans se donner le souci fastidieux de mettre quelque chose à la place [...].
L'anéantissement de cette civilisation perverse qui a "dépravé" l'espèce humaine, la suppression de tout le capital moral et matériel que tant de générations ont accumulé pour élever l'homme au-dessus de la brute, voilà le paradoxe de Rousseau, et voilà la théorie du nihilisme.
Eh bien ! cette théorie, l'lnternationale la répudie décidément ; elle désavoue formellement la connivence avec le nihilisme que nous lui avions imputée, d'après le compte rendu du procès, publié par le Journal de Saint-Pétersbourg ; elle déclare que "Netchaieff a frauduleusement usurpé et exploité le nom de l'lnternationale". »
De son côté, l'écrivain Fiodor Dostoïevski, profondément marqué par ce fait divers qu'il ressent comme un symptôme de la décadence de la Russie, s'en sert comme base pour son grand roman Les Démons, qui paraît en 1871 et 1872. Les idées de Netchaïev s'y incarnent dans le personnage méphistophélique de Piotr Stiepanovitch Verkhovensky.
Entre 1870 et 1872, Netchaïev voyage incognito entre Paris et la Suisse, grâce à de faux papiers que lui ont fourni des révolutionnaires bulgares. Mais il est arrêté en Suisse en 1872, puis extradé en Russie. La République française l'explique dans son édition du 28 novembre :
« Un des chefs de la secte et société secrète des nihilistes, du nom de Netchaieff, était poursuivi par la police russe.
Il avait réussi à passer à l’étranger et s’était réfugié en Suisse, où il se croyait à l’abri ; mais son extradition ayant été demandée, non point pour cause d’affiliation à une société prohibée ou pour un motif politique, mais sous prétexte ou à raison de crime ou délit de droit commun, le gouvernement fédéral n’a pu la refuser. »
Le procès de Netchaïev a lieu à Moscou en 1873. Il est raconté en janvier par Le Journal des débats, qui cite la presse russe :
« Lorsque le président lui a expliqué et exposé les raisons qui légalisaient parfaitement le jugement, Netchaïeff s'est écrié : "Je suis émigré, j'ai cessé d'être sujet de l'empereur de Russie et, comme tel, je n'ai rien à voir dans votre légalité et votre juridiction. J'aurais jugé infamant de vous permettre de juger ma conduite." [...]
A toutes les questions, Netchaïeff répond par la même phrase stéréotypée : "Je n'ai rien à voir dans votre juridiction." On le fait sortir de nouveau. Au moment de passer le seuil, il s'écrie : "J'ai cessé d'être le serf de votre despote ! Vive l'assemblée du Zemtsvo." [...]
Enfin, le tribunal a condamné Netchaïeff a vingt ans de travaux de mines. Après avoir entendu sa condamnation, Netchaïeff a répondu à la question du président s'il n'avait rien à dire contre, par ces mots : "C'est un jugement inique !"
Au sortir de la salle, le condamné s'est écrié encore une fois : "Vive l'Assemblée territoriale! A bas le despotisme !" »
Le 11 février, on lit dans le même quotidien, qui reprend à nouveau la presse russe :
« Dans le cours du procès politique qui s'ensuivit, la personnalité de Netchaïeff se dessina sous les couleurs les plus défavorables, et son humeur despotique, ainsi que les artifices dont il se servait pour exploiter les autres à son profit, en se mettant à couvert de tout danger, les motifs du meurtre d'Ivanof, ainsi que la façon lâche et barbare dont il fut accompli, indisposèrent fortement contre lui l'opinion publique. »
Condamné aux travaux forcés en Sibérie, Netchaïev est en réalité enfermé secrètement à la forteresse Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg. Dans une lettre publiée le 4 mars 1880 par La Justice, le théoricien anarchiste Pierre Kropotkine le révèle :
« Jusqu'en 1876, peut-être même jusqu'en 1878, (je vous ai promis de n'avancer que ce dont je suis sûr) il était dans la forteresse Pierre-et-Paul enfermé dans un caveau de ravelin [...] dans lequel l'eau suinte lors des débordements de la Néva.
Au lieu d'être envoyé en Sibérie, comme tous les condamnés pour délits de droit commun le sont constamment, au lieu de travailler à l'air libre dans les mines d'or [...], il se meurt dans un caveau de la forteresse qui, jusqu'à présent, n'avait jamais vu dans son enceinte de détenus de droit commun. Il fut, pendant un certain temps, enchaîné au mur, peut-être l'est-il encore. »
Enfermé dans des conditions extrêmes, Netchaïev réussira toutefois à gagner la confiance de ses geôliers, parvenant à s'attirer la complicité d'une quarantaine d'entre eux. Il parvint ainsi à entrer en contact avec l'organisation qu'il avait fondée. Mais l'un des gardes dénonça les autres en 1882 : 18 sous-officiers de gendarmerie et 35 gendarmes de la garde du ravelin Alexis furent alors jugés et déportés en Sibérie.
Netchaïev, atteint du scorbut, mourut en prison le 21 novembre 1882, à l'âge de 35 ans. Le journal d'extrême gauche Le Cri du peuple reviendra en décembre 1883 sur ses dernières années :
« Grâce à son énergie indomptable, aux ressources inépuisables d'un esprit constamment actif, il finit par exercer un ascendant absolu sur tous ceux qui l'entouraient, arriva par l'entremise de ses geôliers à nouer des relations avec le Comité révolutionnaire et à ourdir, du fond de son cachot, un vaste plan de conspiration dans lequel se trouvaient enveloppés beaucoup de soldats et de geôliers.
Le but des conspirateurs n'était rien moins que de s'emparer de la personne de l'empereur au moment d'un office religieux, dans la cathédrale même de la forteresse. La conspiration fut découverte, mais la hardiesse du plan suffit à montrer de quelle trempe était Netchaïeff. »
–
Pour en savoir plus :
Jeanne-Marie Gaffiot, Netchaïeff, L'Âge d'homme, 1989
René Cannac, Netchaïev, du nihilisme au terrorisme. Aux sources de la Révolution russe, Payot, 1961