Quand l’inhumation du soldat inconnu agitait la presse française
En octobre 1920, une campagne de presse est menée pour demander au gouvernement l'inhumation d'un « soldat inconnu » au Panthéon. L'idée, proposée dès 1916, est alors boudée par le gouvernement.
Le 24 octobre 1920, la presse bruisse d’une nouvelle qui ne laisse personne indifférent : l’Angleterre vient d’annoncer l'inhumation prochaine d’un « soldat inconnu » dans la cathédrale de Westminster, le 11 novembre suivant, date anniversaire de l’armistice de 1918, afin de rendre hommage aux « Tommies » morts en France.
« L'idée des Anglais de vouloir transporter à Westminster, pour qu'il y dorme son dernier sommeil, un des soldats inconnus de la grande guerre, est le plus touchant des symboles », estime, non sans une certaine amertume, Le Petit Journal.
Car l'idée a germé en France dès 1916 : François Simon, président du Souvenir français, une association fondée en 1887 pour entretenir la mémoire des morts de la guerre franco-prussienne de 1870, proposait alors que l’on accueille les restes d’un poilu au Panthéon.
Or, deux ans après la fin de la guerre, les propositions de loi en ce sens sont restées lettres mortes.
Dans le milieu politique, les réactions sont vives : « Et la France, que fera-t-elle ? » interroge le député de l’Oise André Paisant en Une du Journal :
« Ainsi donc, l'Angleterre va venir chercher, sur les champs de bataille de France, le corps anonyme d'un tommy inconnu, et, comme un symbole magnifique et sacré, elle déposera ses restes à Westminster, entre Pitt et Livingstone !
Et la France, que fera-t-elle ? »
L’annonce de la Grande-Bretagne est d’autant plus mal reçue en France que le gouvernement envisage de profiter du deuxième anniversaire de l’armistice pour célébrer le cinquantenaire de la République, l'agrémentant d'un geste symbolique très mal perçu par la droite monarchiste : transférer le cœur de Gambetta, artisan de la défense pendant la guerre avec la Prusse de 1870-1871, au Panthéon, pour le 11 novembre. Gambetta ? Un anticlérical patenté ou pire, un « métèque » selon l'inénarrable Action française.
C’est dans ce contexte tendu que plusieurs députés, allant du centre-gauche à la droite, se lancent dans une campagne de presse afin de réclamer que l’inhumation du cœur de Gambetta soit couplée à celle d’un soldat inconnu.
Dans les colonnes de L’Intransigeant, Léon Bailby, le directeur de ce qui est alors le plus grand quotidien du soir français, lance lui aussi le 25 octobre un appel retentissant au président de la République, Alexandre Millerand, et à son gouvernement :
« Personne ne se dissimule que la fête du 11 novembre promet d’être dépourvue à la fois d’éclat et d’émotion. On s’est battu les flancs pour inventer un symbole propre à regrouper les diverses classes de la population dans un sentiment commun. Ce n'est pas le transport du cœur de Gambetta qui saura réaliser ce but. [...]
Si au contraire le Poilu de France était associé à la Commémoration de la République, combien la fête y gagnerait en éclat et en profondeur ! [...]
Monsieur le président de la République, monsieur le président du Conseil, monsieur le ministre de l’Instruction publique, il en est encore temps : acceptez que la suggestion d’hommes politiques français soit réalisée en France au 11 novembre ; associez à la fête de la République la mémoire, le dévouement, le sacrifice obscur mais innombrable de nos grands Morts. »
Le 27 octobre, le député de la Gauche républicaine André Paisant met lui aussi le gouvernement sous pression, en affirmant :
« Cette fois-ci l'idée est en marche. On ne l'arrêtera plus. Le 11 novembre le poilu anonyme entrera au Panthéon et la France ne laissera pas à l'Angleterre le prestige d'un geste qu'elle avait conçu et qui répond si profondément au sentiment populaire. »
Et le député de se réjouir du soutien de la presse et de l'opinion :
« Par deux fois, mes amis et moi, sous le ministère Clemenceau d'abord, puis à la veille de la séparation, sous le ministère Millerand, nous avons repris et déposé notre proposition, mais j'atteste que personne, à l'époque, n'en a compris la grandeur et la portée.
Il a fallu le geste de l'Angleterre pour évoquer tout à coup la campagne ardente faite à la Chambre par nous et dans la presse par le Journal, et cette enquête que je rappelais hier – où l'on a pu lire pendant plus d'un mois les lettres les plus émouvantes signées de tout ce que la France compte de savants, de penseurs, d'artistes et de soldats – n'a semblé éveiller d'écho nulle part.
Voici la presse avec nous. Merci à elle. »
Le gouvernement semble toujours sourd à cette campagne de presse, lorsque, le 31 octobre, Binet-Valmer, un écrivain et ancien combattant proche du mouvement nationaliste de l’Action française, publie dans Le Journal une lettre ouverte au président de la République, aux accents menaçants :
« Je ne suis pas l'homme des menaces. J'ai constamment demandé l'union. Et cependant, monsieur le président de la République, la colère ne sera pas toujours contenue. »
Un conseil des ministres extraordinaire est réuni dès le 2 novembre. Le 8, les députés adoptent la loi relative « à la translation et à l’inhumation des restes d’un soldat français non identifié » et, décident, au grand dam des socialistes, que le soldat anonyme reposera sous l’Arc de Triomphe – symbole martial s’il en est.
« La dépouille du héros et le cœur du grand patriote partiront ce matin de la place Denfert Rochereau pour recevoir les honneurs du Panthéon et de l'Arc de Triomphe », se réjouit Le Journal.
Dans la presse socialiste, cette cérémonie au caractère militariste est au contraire vivement décriée. Tout en féroce emphase, le journaliste Georges de la Fouchardière dénonce, dans Le Populaire, la récupération politique visant à se servir du soldat inconnu afin de légitimer la guerre :
« Il manquait un mort sous le monument élevé à la gloire militaire. [...] Jamais, jamais le soldat inconnu ne sera démobilisé.
Les autres reposent en paix sous les fleurs dans les cimetières des villes ou sous les épis dans les champs enfin pacifiés...
Mais nos maîtres vont coucher pour l'éternité cet homme de garde sous les pierres impies que dressa, pour magnifier le carnage, l'orgueil monstrueux du conquérant, sous le triomphe lapidaire de ses généraux empanachés, sous les lourdes chaînes de bronze qui encerclent le grand courant d'air de la gloire impériale. »
« Le transport d'un mort inconnu en cavalcade sous l'Arc de Triomphe » ? « Une infamie », assène de son côté Paul Vaillant-Couturier dans les colonnes de son journal, L'Humanité, qui donne la parole à un ancien combattant ayant assisté à la cérémonie :
« Ce héros national ne fut peut-être qu'un de ces pauvres bougres douloureux souhaitant [...] le mirifique filon qui lui eût épargné la vie.
Je pensais à cela en suivant le cortège. Et, je l'avoue, je ne me sentais pas très fier, devant le spectacle officiel de la reconnaissance des sacrificateurs à leur victime, d'avoir été moi-même un dupe des dirigeants capitalistes pour qui la guerre n'est qu'une affaire plus importante que les autres. »
Légitimation de l'acte de guerre ou glorification de la paix ? Le symbole du soldat inconnu est encore ambigü cent ans après.
Ainsi, comme le rappelle l'historien Jean-Yves Le Naour, « les nationalistes se sont réclamés de lui autant que les communistes, les collaborateurs de Vichy lui ont rendu hommage et les résistants l’ont enrôlé comme un des leurs ».
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Pour en savoir plus :
Jean-Yves Le Naour, « Polémique autour du soldat inconnu », texte disponible sur son site personnel
Élise Julien, « La loi du 25 octobre 1919 et sa postérité », via Le Souvenir français