Histoire du carnet B, ancêtre de la fiche S
Né en 1886, cet outil de recensement a commencé par comptabiliser les étrangers demeurant en France. Avant de devenir l’outil de surveillance de tous les opposants politiques jusqu’en 1947.
En 1886, le général Boulanger, chef des armées françaises, fait quadriller le pays par les gendarmes chargés de la conscription. Il fait en parallèle adopter une loi dite « loi Boulanger » pour lutter contre l’espionnage, notamment celui des étrangers résidant en France.
Deux outils sont mis en place : le carnet A et le carnet B. Le premier recense les étrangers en âge de servir sous les drapeaux. Le second fiche les étrangers suspectés d’antimilitarisme et d’espionnage. Le premier carnet est l’ancêtre du fichier des étrangers en Préfecture, le second de la fiche S.
En 1891, Le Guetteur de Saint-Quentin et de l’Aisne note par exemple dans ses colonnes l’arrestation puis l’expulsion d’un « sujet allemand, soi-disant ouvrier menuisier, soupçonné d’espionnage ».
« D’autre part, d’après nos renseignements particuliers, nous savons que Spiersky est inscrit, depuis 1887, sur le Carnet B de la gendarmerie de Bouchain.
Or, sont seuls inscrits sur ce carnet, en vue de leur mise en arrestation, les étrangers reconnus suspects d’espionnage.
C’est donc sans regret que nous voyons partir cet individu, auquel M. le commissaire de police de Denain n’a accordé, croyons-nous, que 24 heures pour quitter la France. Espérons que, comme à Henry Ange ou Lahne, on ne lui rouvrira pas les portes de notre pays. »
Le carnet B s’étoffe au fil des années : aux étrangers soupçonnés d’activités subversives et d’espionnage, on ajoute systématiquement les Français suspectés d’être anarchistes, militants syndicaux ou pacifistes.
C’est également un outil de surveillance des fonctionnaires de l’État. En 1912, le ministère de la guerre souhaite exercer « une surveillance discrète » afin d’éviter que des éléments subversifs ne soient embauchés à des postes sensibles.
« Il peut être en quelque manière remédié à cette situation en exerçant à l'endroit de tous les ouvriers inscrits au Carnet B une surveillance discrète et étroite, mais le renvoi de nos établissements ne peut être prononcé que s'il peut être provoqué par une autre cause que leur inscription.
Vous voudrez donc bien inviter les chefs des établissements militaires de votre région à donner des ordres pour que cette surveillance discrète et étroite soit immédiatement réalisée et pour que les ouvriers ou employés inscrits au Carnet B ne soient pas affectés à des postes ou chargés de fonctions dans lesquels ils pourraient faire œuvre nuisible. »
Les fonctionnaires s’inquiètent. Ainsi dans Le XIXe siècle, un membre du Conseil d’administration de l'Union syndicale des Employés d'octroi de la Ville de Paris s’élève contre son utilisation au sein de l’administration.
« Le carnet B (ainsi baptisé par notre ami Delmotte) est tout simplement le dossier secret de chacun de nous.
Ce dossier est particulièrement indispensable, parait-il. Son existence au sein de notre vie administrative ne saurait être discutée. Il contient, d'après les propres paroles de M. le Préfet de la Seine, toute notre vie privée : nos antécédents, nos moyens d'existence, notre conduite hors nos heures de service, et aussi nos convictions contenues dans les termes employés par M. le Préfet en cette allusion aux « tenants et aboutissants » de chacun de nous.
De telle sorte qu'il permet aux autorités administratives d'apporter dans certains cas plus ou moins de mansuétude vis-à-vis des défaillances que, modestes pêcheurs, nous sommes appelés à avoir.
Tout ceci serait magnifique s'il n'y avait pas l'envers de la médaille.
Et cet envers de médaille est particulièrement terrible par la somme de surprises qu’il peut réserver un jour ou l'autre, à l'un quelconque d'entre nous.
Le carnet B – ce dossier secret – c'est le dossier qui peut nous condamner sans rémission, sans moyens de défense. C'est toute une documentation dont nous ignorons l'origine et qui est suspendue sur notre tête, nouvelle épée de Damoclès.
Le carnet B – c'est notre vie privée, fouillée, violée qui, contenue en rapports ou en actes, se trouve entre les mains d'un seul homme qui peut en user discrétionnairement. »
La question se pose également lors de la conscription : que faire de tous ces Carnets B sous les drapeaux ? Réponse : ne pas les affecter sur des lieux stratégiques et les garder à l’œil en vue d’éviter toute supposée propagande.
« Conformément aux instructions ministérielles, tous les jeunes soldats inscrits sur le carnet spécial, dit carnet B, seront l’objet d’affectations spéciales.
C'est sur le carnet B que sont inscrits tous les individus notoirement connus pour leurs opinions anarchistes et antimilitaristes, et qui seraient l’objet de mesures spéciales en cas de troubles ou de mobilisation.
Les conscrits portés au carnet B seront spécialement signalés aux chefs de corps, qui pourront ainsi empêcher toutes tentatives de propagande antimilitariste. Les conscrits de cette catégorie ne devront pas être affectés aux corps de la frontière ni aux armes spéciales et aux sections de commis d’état-major. »
Lorsqu’arrive la déclaration de guerre de 1914, Louis Malvy, ministre de l’Intérieur prend une décision politique : la SFIO ayant fait comprendre qu’elle ne s’opposerait pas à la guerre, le ministre décide de ne pas se mettre la CGT à dos en arrêtant tous ses responsables. Au nom de l’union nationale, il décide ainsi de ne pas utiliser le Carnet B.
« 1914. – La guerre. – Malvy est ministre de l’Intérieur. Deux solutions s’offrent à lui : se servir du carnet B et organiser la répression sociale dès le premier coup de canon ; déchirer le carnet B et faire confiance à la classe ouvrière.
Responsabilité redoutable qui engage le sort de nos armées, la paix intérieure étant la condition essentielle du succès de la mobilisation. »
Le carnet B ne sera pas non plus utilisé en 1917 lors de l’affaire du « Bonnet Rouge », où le responsable d’un journal est soupçonné de collusion avec l’ennemi.
À la fin de la Première Guerre mondiale, le Carnet B n’est pas abandonné. Le fichage des opposants politiques continue. En 1934, L’Humanité s’interroge sur le sort des fichés au Carnet B au cas où se présenterait une nouvelle guerre.
« Nous devons donc, en présence des dangers fasciste et de guerre, tenir toujours compte de cette extrême habileté de la bourgeoisie française rompue depuis 150 ans aux luttes de classe et usant alternativement de la brutalité et de la corruption. […]
Certes, devant une nouvelle guerre, la bourgeoisie française sait bien que notre Parti communiste, que la C. G. T. U. ne se courberont jamais devant elle. Et le Carnet “B” fonctionnera cette fois contre tout le Parti, contre toute la C. G. T. U.
D'où première tâche : il faut donc se préparer à lutter contre la mise du Parti dans l'illégalité et, si cette éventualité se produisait malgré nos efforts, à être prêts à continuer la lutte dans cette situation. »
C’est exactement ce qu’il va se passer. En 1939, le Parti communiste français est déclaré hors-la-loi. Grâce au carnet B, des milliers de militants communistes sont arrêtés, mis en prison pour devenir chair à chantage, vivier d’otages à fusiller ou à pendre à chaque attentat contre l’armée allemande.
En 1940, l’Abwehr (le service de renseignement de l’armée d’occupation) transfère les dossiers en Allemagne. En 1942, le gouvernement de Vichy abroge les circulaires concernant ce Carnet et créé à sa place le « Fichier S ».
En 1947, le gouvernement issu de la Libération supprime officiellement le carnet B sous cette forme.
À partir de 1992, Moscou commence à restituer à la France les documents français saisis aux Allemands à la fin de la guerre. Le Carnet B occupe désormais six kilomètres linéaires de rayonnage aux Archives nationales.
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Pour en savoir plus :
Jean Mafart, « Carnet B », in: Dictionnaire du renseignement, Hugues Moutouh & Jérôme Poirot (dir.), p. 134-136, 2018
Jean-Jacques Becker, Le Carnet B : les pouvoirs publics et l'antimilitarisme avant la guerre de 1914, Paris, Klincksieck, 1973
Jean-Pierre Deschodt, « La preuve par le carnet B », in: Les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, no 45, p. 181-193, 2010