Le combat de Victor Hugo pour l'amnistie des Communards
Face à un Sénat hostile le 22 mai 1876, Victor Hugo défend dans un discours passionné l'amnistie entière pour les Communards : « L’oubli seul pardonne. Il faut fermer toute la plaie. Il faut éteindre toute la haine. »
22 mai 1876. Victor Hugo se prépare à présenter devant un Sénat défavorable son projet de loi d'amnistie des Communards.
Il n'ignore pas que, la semaine précédente, la Chambre des députés, majoritairement républicaine, a largement rejeté cinq propositions de même inspiration et de différents auteurs. Il connaît également le rapport du sénateur Auguste Paris sur sa proposition, qui s'achève sur une demande de rejet de son texte. Enfin, il sait que s'il a été battu aux élections législatives de janvier 1872, c'est précisément en raison de son indulgence envers les Communards – de la Commune, Hugo disait qu’il s’agissait d’une « bonne chose mal faite » et qu’il était « pour la Commune en principe, et contre la Commune dans l’application ».
Élu sénateur en janvier 1876, il poursuit pourtant son combat en faveur de l'amnistie des Communards en soumettant au Sénat un projet de loi destiné à « effacer les traces de la guerre civile » :
« Art. 1er. — Sont amnistiés tous les condamnés pour actes relatifs aux événements de mars, avril, mai 1871. Les poursuites pour faits se rapportant auxdits événements sont et demeurent non avenues.
Art. 2. — Cette amnistie, pleine et entière, est étendue à tous les crimes et délits politiques et de presse, et à toutes les condamnations prononcées à l'occasion d'événements politiques depuis la dernière amnistie de 1870. »
Pour tenter de convaincre ses collègues et, plus encore, pour prendre date dans l'Histoire, Victor Hugo a préparé minutieusement son intervention, l'a corrigée jusqu'au dernier moment – son manuscrit a été soigneusement conservé par le Sénat.
Le 22 mai 1876, donc, il se sert du Sénat comme d'une précieuse tribune pour poursuivre son combat en faveur de l'amnistie des Communards. Son discours, comme à l'accoutumée, est puissant et passionné :
« Messieurs, dans la langue politique, l’oubli s’appelle amnistie.
Je demande l’amnistie. Je la demande pleine et entière. Sans conditions. Sans restrictions, il n’y a d’amnistie que l’amnistie. L’oubli seul pardonne. L’amnistie ne se dose pas.
Demander : Quelle quantité d’amnistie faut-il ? C’est comme si l’on demandait : Quelle quantité de guérison faut-il ? Nous répondons : Il la faut toute. Il faut fermer toute la plaie. Il faut éteindre toute la haine. »
Réconciliation, pardon, fin des guerres civiles : tel est le sens du plaidoyer de Victor Hugo.
« Messieurs, la clémence a raison.
Elle a raison dans l’ordre civil et social, et elle a plus raison encore dans l’ordre politique. Là, devant cette calamité, la guerre entre citoyens, la clémence n’est pas seulement utile, elle est nécessaire ; là, se sentant en présence d’une immense conscience troublée qui est la conscience publique, la clémence dépasse le pardon, et, je viens de le dire, elle va jusqu’à l’oubli.
Messieurs, la guerre civile est une sorte de faute universelle. Qui a commencé ? Tout le monde et personne. De là cette nécessité, l’amnistie. [...]
L’amnistie est la suprême extinction des colères, elle est la fin des guerres civiles. Pourquoi ? Parce qu’elle contient une sorte de pardon réciproque. Je demande l’amnistie. Je la demande dans un but de réconciliation. »
Comme à son habitude, Victor Hugo met au centre de son discours la question sociale. Et c'est quand il évoque la misère que son éloquence se fait paroxysmique :
« Oui, depuis cinq ans, j’ai souvent monté de tristes escaliers ; je suis entré dans des logis où il n’y a pas d’air l’été, où il n’y a pas de feu l’hiver, où il n’y a pas de pain ni l’hiver ni l’été.
J’ai vu, en 1872, une mère dont l’enfant, un enfant de deux ans, était mort d’un rétrécissement d’intestins causé par le manque d’aliments. J’ai vu des chambres pleines de fièvre et de douleur ; j’ai vu se joindre des mains suppliantes ; j’ai vu se tordre des bras désespérés ; j’ai entendu des râles et des gémissements, là des vieillards, là des femmes, là des enfants ; j’ai vu des souffrances, des désolations, des indigences sans nom, tous les haillons du dénûment, toutes les pâleurs de la famine, et, quand j’ai demandé la cause de toute cette misère, on m'a répondu : C’est que l’homme est absent ! [...]
Je me demande ce qu’ils ont fait, ces êtres accablés, ces vieillards, ces enfants, ces femmes ; ces veuves dont le mari n’est pas mort, ces orphelins dont le père est vivant ! Je me demande s’il est juste de punir tous ces groupes douloureux pour des fautes qu’ils n’ont pas commises.
Je demande qu’on leur rende le père. Je suis stupéfait d’éveiller tant de colère parce que j’ai compassion de tant de détresse, parce que je n'aime pas voir les infirmes grelotter de faim et de froid, parce que je m’agenouille devant les vieilles mères inconsolables, et parce que je voudrais réchauffer les pieds nus des petits enfants !
Je ne puis m’expliquer comment il est possible qu’en défendant les familles j’ébranle la société, et comment il se fait que, parce que je plaide pour l’innocence, je sois l’avocat du crime ! [...]
Pour toutes les raisons, pour les raisons sociales, pour les raisons morales, pour les raisons politiques, votez l’amnistie. Votez-la virilement. Élevez-vous au-dessus des alarmes factices.
Voyez comme la suppression de l’état de siège a été simple. La promulgation de l’amnistie ne le serait pas moins. (Très bien ! à l’extrême gauche.) Faites grâce. »
Mais, malgré la puissance de son discours, Victor Hugo ne convaincra que dix de ses collègues. Les autres sénateurs voteront contre l'adoption de la proposition.
Le peuple de Paris, néanmoins, lui est acquis. Juliette Drouet, sa maîtresse, lui écrira, le 23 mai 1876 :
« Si le public avait pu voter, l'amnistie était proclamée d'emblée et tu aurais été porté en triomphe pour l'avoir si généreusement et si superbement demandée. Mais il faudra bien que, bon gré, mal gré, ce tas de féroces imbéciles en arrive là... »
Il faudra attendre quatre années supplémentaires pour qu'une loi d'amnistie vis-à-vis des hommes et femmes impliqués dans la Commune de Paris soit votée. Le 11 juillet 1880, celle-ci sera définitivement ratifiée.