1848 : le discours radical de Proudhon à l'Assemblée
Le 31 juillet 1848, le théoricien révolutionnaire Pierre-Joseph Proudhon prononce à l'Assemblée un discours extrême remettant en cause la propriété. Il est hué par les députés unanimes.
Un tollé : le mot est faible pour exprimer l'effet produit par les paroles que prononce le révolutionnaire Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) au milieu de l'été 1848 devant des députés médusés.
Penseur du socialisme libertaire, il est souvent considéré comme le précurseur de l'anarchisme (on connaît sa formule célèbre : « La propriété, c'est le vol ! »). Il est aussi le seul théoricien révolutionnaire du XIXe siècle à être issu du milieu ouvrier.
Après avoir soutenu la révolution de Février, Proudhon est élu député de la Seine le 4 juin. Le 31 juillet, pour promouvoir son projet de loi sur « la réorganisation de l'impôt et du crédit », il prononce à l'Assemblée un long discours explicatif.
Mais celui-ci est tellement radical qu'il va provoquer la sidération et les sarcasmes de quasiment tous les députés présents, avec en tête Adolphe Thiers, le chef de file du parti de l'Ordre. Car ce que propose Proudhon, c'est tout simplement, pour « en finir avec la question sociale », d'abolir la propriété telle qu'elle existait alors.
Sa prise de parole est retranscrite dans la presse du lendemain. Proudhon commence par assimiler la révolution avec le socialisme :
« Citoyens représentants, vous êtes impatients, non pas de m'entendre, mais d'en finir. Le socialisme, depuis vingt ans, agite le peuple. Le socialisme a fait la Révolution de Février : vos querelles parlementaires n'auraient pas ébranlé les masses […].
Le travail seul, je le répète à dessein, afin que l'on me contredise, le travail seul paye l'impôt comme il produit seul la richesse. La Révolution de 1848 est arrivée. Ses dangers, ses angoisses, pour être d'une nature toute différente, ne sont pas moindres que ceux de 93.
Il s'agit donc de savoir si la propriété, si le revenu net, en tant qu'il se spécialise et se sépare du produit brut, veut faire pour cette révolution QUELQUE CHOSE !
En 93, la révolution combattait contre le despotisme et contre l'étranger. En 1848, la révolution a pour ennemis le paupérisme, la division du peuple en deux catégories, ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent pas. »
Il émet ensuite l'idée d'une « banque du peuple » au crédit mutuel et gratuit, ce qui d'après lui permettrait aux travailleurs de posséder le capital qui leur manque pour s’affranchir des propriétaires.
« Les magasins regorgent et la population est nue ; le commerce est stagnant et le peuple ne vit que de privations ! Tous, tant que nous sommes, nous voulons d'abord le bien-être et ensuite le luxe : nous produisons, autant qu'il est en nous, ce qu'il faut pour combler nos désirs ; les richesses sont là qui nous attendent, et nous restons pauvres ! Quel est donc ce mystère ? [...]
Le peuple, plus avancé sur ce point que les économistes, commence à le comprendre ; la classe ouvrière a analysé la puissance secrète qui arrête la circulation, ferme le débouché, amène fatalement la stagnation et la grève. Aux yeux du prolétariat, les caisses d'épargne et de retraite sont le sauve-qui-peut de la société moderne. Les financiers ignorent ces choses-là, ou, s'ils les savent, ils les dissimulent ; il y va de leur privilège.
Le problème consiste donc, pour moi, [...] à supprimer les péages de toute nature qui pèsent sur la production, la circulation et la consommation, suppression que j'exprime par la formule plus technique, plus financière, de gratuité du crédit. »
Partout dans l'hémicycle, de vives exclamations, des rires éclatent. Mais Proudhon continue et lance :
« De deux choses l'une, ou la propriété emportera la République, ou la République emportera la propriété. (On rit. Vive agitation.) Je regrette, citoyens, que ce que je dis vous fasse tant rire, parce que ce que je dis ici vous tuera. (« Oh ! Oh ! » - Nouveaux rires.) »
Avant de proposer une innovation : la création d'un impôt sur le revenu des propriétés pour mettre fin aux rentes. Le tiers prélevé sur les revenus mobiliers et immobiliers serait redistribué à parts égales entre l’État et les locataires, fermiers ou débiteurs.
« Oui, je veux l'abolition de la propriété dans le sens que je viens de dire ; et c'est pour cela que, dans un article dénoncé à cette tribune, j'ai écrit cette phrase : La rente est un privilège gratuit, qu'il appartient à la société de révoquer [...].
Et c'est à fin de pourvoir aux voies et moyens de cette révocation, et nullement pour passer à une exécution immédiate que je propose de créer temporairement un impôt spécial, l'impôt sur le revenu, au moyen duquel le pays sortirait de la crise, travailleurs et maîtres reprendraient la position qu'ils occupaient avant la Révolution ; la propriété dépréciée recouvrerait sa valeur ; le crédit public serait inauguré sur de nouvelles bases. »
L'hilarité et le tumulte sont généraux. L’après-midi, l’Assemblée fait voter, sur les conseils de Thiers, un « ordre du jour motivé », sanctionnant le discours de Proudhon. Celui-ci recueille 691 voix sur 693 votants (seul le canut Louis Greppo soutient l'orateur).
La presse n'est guère plus tendre. Le Journal des débats du lendemain écrit :
« Nous ne jugerons pas ce discours. L'Assemblée nationale l'a jugé par un ordre du jour sanglant.
Et comment jugerions-nous M. Proudhon ? Entre lui et nous, nous n'apercevons aucun principe commun. Ce qu'il appelle le droit, le progrès, la justice, nous l'appelons la spoliation, le pillage, le meurtre, la destruction de tout ordre social. »
Tandis que Le Constitutionnel publie un long édito à charge :
« M. Proudhon qui, se posant en Titan du socialisme, […] prétendait en effet que l'esprit de sa proposition et celui de la révolution, c'était une même chose […].
Eh bien ! non. M. Proudhon n'est pas si dangereux qu'il croit l'être. Non, ce qu'il a dit ne tuera personne, si ce n'est lui. Tant de faussetés, tant d'obscurités, tant d'énormités ne nuiront qu'à lui. C'est la mort morale du socialiste et de l'orateur. »
« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu d’exemple d’un tel déchaînement », écrira Proudhon quelques mois plus tard dans Les Confessions d’un révolutionnaire.
Il ajoutera : « Il faut avoir vécu dans cet isoloir qu’on appelle une Assemblée nationale pour concevoir comment les hommes qui ignorent le plus complètement l’état d’un pays sont presque toujours ceux qui le représentent. »