Paul Deschanel, la dégringolade d'un président
Dans la nuit du 23 mai 1920, Paul Deschanel, président de la République, tombe d'un train en marche et se retrouve seul, en pyjama, perdu en rase campagne. L'incident fait la une.
Pauvre Paul Deschanel : plus d'un siècle après sa mésaventure, les gens rient encore de son célèbre « accident » de train. Le 23 mai 1920, cet orateur et homme de lettres brillant, républicain de gauche, devenu trois mois plus tôt président de la République en coiffant au poteau Georges Clemenceau, va rentrer dans l'Histoire de cruelle façon.
Parti de la gare de Lyon, à Paris, pour se rendre à Montbrison où il doit inaugurer un monument aux morts, il prend le train en compagnie du ministre de l'Intérieur, d'un sous-secrétaire d’État et de quelques députés et sénateurs. Peu avant minuit, alors que le train passe non loin de Montargis, Deschanel, indisposé par la chaleur du wagon, veut ouvrir la fenêtre. Il se penche un peu trop... et bascule.
L'accident fait la une de toute la presse deux jours plus tard.
La suite de la mésaventure de Deschanel y est racontée en détail. Ainsi dans L’Écho de Paris :
« Très peu de temps après le passage présidentiel, deux poseurs de la voie : MM. Radeau et Darriot, faisant leur tournée d'inspection, avaient trouvé M. Deschanel, vêtu d'un pyjama, et qui commençait à reprendre connaissance [...].
En voyant qu'on lui portait secours, M. Deschanel dit aussitôt qu'il était le président de la République, mais ses sauveteurs n'en crurent rien, ce qui ne les empêcha pas de se montrer très charitables. Ils aidèrent le blessé à marcher jusqu'à la maisonnette de l'un d'eux, qui est garde-barrière. Celui-là fit lever sa femme qui dormait et dans son lit on plaça M. Deschanel qui, épuisé, fut pris d'un court évanouissement. Un des sauveteurs courut jusqu'au village de Lorcy-Corbeilles pour y chercher un médecin, lui disant que le blessé déclarait être le président de la République. »
Plus de peur que de mal, donc. Il semble que Deschanel ait été victime d'un engourdissement passager suite à l'absorption de calmants, ce qui a causé sa chute. Heureusement, le train ne roulait qu'à 50 km/h au moment de l'incident.
Mais les journaux de ses adversaires politiques vont être sans pitié pour l'infortuné président. Le 25 mai, L'Homme libre, fondé par son vieux rival Clemenceau (ils se sont affrontés en duel en 1894), titre ironiquement « Les voyages interrompus ». L'épisode du train est raconté avec malice :
« M. Deschanel a voulu ouvrir une fenêtre, parce qu'il avait trop chaud. Et comme il ouvrait la fenêtre — cet exercice n'entre pas dans ses habitudes —, il a eu la malchance de se défenestrer personnellement. De sorte qu'il s'est trouvé couché sur un banc de sable au lieu de son lit. Triste position pour le premier magistrat de la République. »
Le Matin titre sournoisement le 30 mai : « On craint que la santé de M. Deschanel n'exige un long repos ». L'article, qui sous-entend des troubles mentaux graves chez le président, est dénoncé le lendemain dans La Lanterne, qui y voit la main de Raymond Poincaré – autre rival de Deschanel, dont il fut le prédécesseur à l’Élysée. « On assassine Paul Deschanel », titre le journal :
« Nous nous demandions pourquoi, au sortir de l’Élysée, où il avait été comblé d'honneurs, M. Raymond Poincaré sollicitait celui de compter dans la phalange des employés du Matin. Le mystère est maintenant éclairci. L'ex-Président, par le moyen du journal de M. Bunau-Varilla, entend reprendre la place qu'il a quittée à regret et d'où le précipita le vent furieux de l'impopularité. »
Les moqueries vont continuer pendant des mois. Les chansonniers s'en donnent à cœur joie : Le Journal amusant publie le 26 juin les paroles d'une chanson intitulée « Paul est tombé du train » :
« Avant monsieur Paul Deschanel,
Le Président de la République,
Restait simple et traditionnel
Dans ses deplac'ments politiques.
Qu'il s'app'lât Poincaré, Loubet,
Grévy, Félix Faure ou Fallières,
Jamais, jamais il ne tombait
De son wagon par la portière [...].
Ah ! Deschanel eut du génie
En se laissant choir de son train
Pour corser la cérémonie ! »
Si Paul Deschanel est alors effectivement surmené et sujet à des crises d'angoisse, son état de santé fait l'objet de toutes les exagérations et les déformations. On lui trouve même d'autres « accidents », en réalité complètement faux : Le Matin raconte par exemple en septembre que le président est tombé dans un canal du château de Rambouillet.
« M. Paul Deschanel poursuivit sa promenade, quand soudain le valet de chambre, à sa grande stupeur, aperçut le président au milieu du canal, peu profond en cet endroit. M. Deschanel avait de l'eau jusqu'à la poitrine et ne paraissait pas se rendre compte de la situation dans laquelle il se trouvait. »
Deschanel doit finalement démissionner le 21 septembre 1920. Il s'explique dans un message envoyé à l'Assemblée qui témoigne de sa lucidité :
« Mon état de santé ne me permet plus d'assumer les hautes fonctions dont votre confiance m'avait investi lors de la réunion de l'Assemblée Nationale le 17 janvier dernier.
L'obligation absolue qui m'est imposée de prendre un repos complet me fait un devoir de ne pas tarder plus longtemps à vous annoncer la décision à laquelle j'ai dû me résoudre. »
Après un temps de repos, il reviendra à la politique. Élu sénateur d'Eure-et-Loir en 1921, il mourra en 1922.