Interview

Marcel Gauchet : « La promesse robespierriste est plus actuelle que jamais »

le 28/01/2020 par Marcel Gauchet
le 12/11/2018 par Marcel Gauchet - modifié le 28/01/2020
« Le Triumvir Robespierre », estampe, Tassaert, 1794 - source : Gallica-BnF
« Le Triumvir Robespierre », estampe, Tassaert, 1794 - source : Gallica-BnF

Comment Robespierre est-il passé du défenseur absolu des droits du peuple à la figure de « dictateur » de la Terreur ? Qu'a à nous apprendre son expérience du pouvoir ? L'historien Marcel Gauchet s'est penché sur la figure aussi clivante que fascinante de Maximillien Robespierre, « l'homme qui nous divise le plus ».

Marcel Gauchet est philosophe et historien. Il est l'auteur de Robespierre, L'Homme qui nous divise le plus, paru en 2018 aux éditions Gallimard.

RetroNews : Avant la Révolution, Robespierre est un « banal »​ avocat de province. S’est-il distingué dans ses fonctions ? Peut-on, déjà, entrevoir la personnalité et les convictions de celui qui deviendra le défenseur acharné des droits du peuple ? 

Marcel Gauchet : Robespierre, rappelons-le, a 31 ans lorsqu’il arrive aux États Généraux en 1789 comme député du Tiers État de l’Artois. Il est encore au début de sa carrière. Il s’annonce comme un professionnel de valeur, tout à fait dans le mouvement du siècle, mais sans rien qui le désigne comme appelé à un rôle de premier plan. L’expérience de la transformation des États Généraux en Assemblée nationale constituante [voir notre article] est l’occasion pour lui d’une véritable conversion qui le révèle à lui-même et le transforme en ce dont il portait sans doute les dispositions profondes, mais des dispositions qui n’avaient pas eu l’occasion de s’exprimer. C’est un autre homme qui émerge avec cette adhésion inconditionnelle et inflexible à une cause qui est d’abord celle des « principes » avant de devenir celle du peuple.

Première prise de parole à l'Assemblée constituante de Maximillien Robespierre le 2 juillet 1789 retranscrite dans Le Moniteur Universel après la Prise de la Bastille, le 20 juillet 1789.

« Il faut aimer la paix, mais aussi il faut aimer la liberté.

Avant tout, analysons la motion de M. de Lally. Elle présente d’abord une disposition contre ceux qui ont défendu la liberté. Mais y a-t-il rien de plus légitime que de se soulever contre une conjuration horrible, formée pour perdre la Nation ? […]

La Bretagne est en paix, les provinces sont tranquilles.

La proclamation [de la Révolution] y répandrait l’alarme, et ferait perdre la confiance. Ne faisons rien avec précipitation : qui nous a dit que les ennemis de l'Etat seront encore dégoûtés de l’intrigue. »

On redécouvre dans votre livre que le premier visage de Robespierre est libéral : il inscrit son projet dans le cadre monarchique, avec l’idée de simplement limiter au maximum le pouvoir du roi. Comment devient-il bientôt l'une des principales figures des « démocrates  » ?

Comme la plupart de ses collègues, Robespierre inscrit sa politique, au départ, dans la perspective d’une monarchie constitutionnelle. Il en a simplement une idée plus radicale et plus « démocratique », si l’on veut, que la moyenne. Il est contre le suffrage censitaire, en premier lieu. Il refuse de lier participation civique et niveau de revenu. Il est un des premiers avocats du suffrage universel, et donc d’emblée un « démocrate » en ce sens. Mais il voit ce régime de la plus grande liberté s’insérer dans l’espace d’une monarchie limitée et contrôlée. Dès lors que le pouvoir exécutif conservé par le roi est soigneusement encadré, la plus grande liberté est possible. Le vrai changement viendra d’une situation qu’il n’avait ni anticipée, ni d’ailleurs souhaitée : le renversement de la monarchie.

Là, changement de programme et nouvelle conversion, nouvelle révélation, me semble-t-il. Désormais, il s’agit de penser la souveraineté du peuple dans sa plénitude, c'est-à-dire la République. Et nouveau problème, dont la Révolution ne viendra pas à bout : comment constituer ce pouvoir du peuple ?

Très tôt, Robespierre se fait le porte-parole des droits de l'homme à partir desquels, selon lui, tout le processus révolutionnaire doit découler. Quelle part a-t-il réellement pris dans la rédaction de la Déclaration de 1789 ?

Une part tout à fait marginale. Rien d’étonnant à cela. Il est encore un parfait inconnu par rapport aux ténors qui tiennent les premiers rôles dans la Constituante. Les places sont très chères à la tribune dans cette assemblée très nombreuse. Ce n’est que peu à peu qu’il va faire son trou et parvenir à se faire entendre.

Discours de Robespierre à la Convention en faveur de la libération des « hommes de couleur » dans les territoires sous domination française, Le Mercure Universel, 1791.

« Mais quel est l’homme, ou qui sont ceux qui peuvent dire à une autre classe d’hommes : “je vous ai rendu les droits de citoyen actif ; je ne vous ai pas privé des droits politiques ; mais je vais vous en dépouiller, je vais vous précipiter aux pieds de vos tyrans, de vos maîtres !” [Applaudissements.]

Quant à moi, qui ne peux connoître de justice sans liberté, je réclame l’exécution de votre décret ; la justice, l’humanité, l’intérêt national en faveur des hommes libres de couleur. [Vifs applaudissements, des bravo.] »

Sa vision « ultra-démocratique » du régime n’a-t-elle pas quelque chose de ce que l'on nomme aujourd'hui « populiste », voire de despotique ?

Je ne pense pas qu’on puisse qualifier sa vision d’ultra-démocratique. Cela s’appliquerait plutôt aux Sans-culottes avec lesquels il va finir par s’opposer. Eux défendent un idéal de démocratie directe. Ce n’est pas celui de Robespierre, qui est fondamentalement attaché au principe de la représentation. Il veut simplement que les représentants soient aussi proches que possible du vœu populaire et il cherche les moyens pour ce faire. Mais vous avez raison, il est légitime de parler de « populisme » à son propos, en prenant le risque de l’anachronisme.

Ce populisme tient à l’image du peuple qu’il exalte, un peuple vertueux, toujours prêt à se dévouer à l’intérêt général, voire à se sacrifier à la chose publique, alors que les riches et les puissants sont presque inévitablement tentés de faire passer leur cupidité et leur ambition avant toute chose. Cela conditionne sa vision de la fondation de la République. Elle se résume à mettre la vertu du peuple au pouvoir, en ouvrant une répression potentiellement infinie contre ce qui s’écarte de cette vertu. C’est le secret de son échec.

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Discours de Robespierre à la Convention répondant aux rumeurs l'accusant de mise en place d'une dictature, Le Journal des hommes libres de tous les pays, 1792.

« Citoyens, une accusation, sinon très-redoutable, au moins très-grave et très-solemnelle, a été intentée contre moi ; j’y réponds, parce que je ne dois pas consulter ce que je dois à moi-même, mais ce qui convient à un mandataire du peuple.

On m’a accusé d’avoir aspiré à la dictature, au triumvirat, au tribunat : on ne s’accorde pas bien sur ces titres. Traduisons tout cela par le mot de pouvoir suprême ; et pour l’obtenir, il eut fallu renverser le trône, empêcher que la Convention ne se formât.

Où étoient mes trésors ? où étoient mes armées ? L’on me taxe donc de la plus grande folie, puisqu’on peut croire que j’ai voulu m’élever seul contre un parti qui réunit tous ces avantages. »

Robespierre finit par exercer une sorte de dictature dans un temps bref mais, écrivez-vous, il ne ressemble à aucun dictateur « classique ». Qu'entendez-vous par là ?

Un dictateur « classique », si tant est que la notion soit soutenable, puisque les dictatures sont par définition des régimes d’exception, a pour premier souci de s’assurer de tous les moyens de pérenniser son pouvoir : la police, l’armée, la propagande, les finances, très utiles pour corrompre des opposants potentiels. Robespierre n’a rien de tout cela à sa disposition et il ne se soucie pas de l’acquérir.

Il s’inscrit certes à l’intérieur d’un système dictatorial, qui est celui de la Convention montagnarde et plus particulièrement du Comité de salut public – théoriquement réélu tous les mois par la Convention, il faut le rappeler. Mais dans le cadre de cette dictature collégiale, il ne règne que par l’autorité de sa parole et la popularité dont il jouit. Aussi a-t-il pu être renversé très facilement, par un simple revirement d’assemblée, alors que la liquidation des dictatures demande en général l’emploi des grands moyens.

Le robespierrisme est à la fois dites-vous « une promesse et une impasse », qui nous concerne encore aujourd’hui. Qu’a-t-on finalement à apprendre de cette figure et de son expérience du pouvoir ?

La promesse robespierriste, plus que jamais actuelle, est celle du règne des premiers principes de nos régimes démocratiques : les droits de l’homme, dans toute leur étendue. L’idée de réaliser la liberté et l’égalité des individus de la façon la plus complète reste notre programme obligé.

Mais cette première idée doit composer avec une seconde idée, qui découle de la première, sans forcément pour autant faire bon ménage avec elle : la souveraineté du peuple, l’idée de construire un pouvoir en mesure de mener à bien ce programme. C’est là que le bât blesse et l’expérience révolutionnaire en a été la première vérification spectaculaire. C’est simple sur le papier, c’est infiniment difficile en pratique. Car ce pouvoir sorti du peuple se retourne facilement contre le peuple des individus, ou bien l’oublie encore plus communément en route.

Nous avons les bases, mais nous n’avons toujours pas le mode d’emploi. Nous n’avons pas la politique de nos principes. C’est cela l’actualité du problème, que Robespierre a incarné sur un mode tragique.

Propos recueillis par Marina Bellot

Robespierre, L'Homme qui nous divise le plus de Marcel Gauchet est publié aux éditions Gallimard.

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