La société brésilienne est à la fois diverse et hiérarchisée lorsqu’on la pense en termes de rapports ethniques ou « raciaux ». Pour en rester ici à des considérations d’ordre très général, disons qu’est apparue au XIXe siècle une théorie dite des « trois races », toutes constitutives de l’histoire du pays mais placées dans un ordre hiérarchique clairement établi : le Portugais prime sur l’Indien, lequel prime sur le Noir. Le premier aurait apporté avec lui la civilisation et le christianisme, le second est l’objet de représentations identitaires largement mythifiées afin d’exalter dans la rencontre entre l’Indienne et le Portugais les origines lointaines de la nation brésilienne. Quant au Noir, alors que l’esclavage persiste jusqu’en 1889, il est l’objet de stratégies politiques et culturelles d’invisibilisation. L’abolition de l’esclavage et la proclamation de la république ne changent ici rien aux discriminations dont sont encore victimes les anciens esclaves et leurs descendants, et, plus largement, les populations métisses.
Avant la Cecilia, trouve-t-on déjà sur le territoire brésilien un certain nombre de communautés libertaires du même type ?
Oui, il a existé avant la Cecilia d’autres communautés libertaires et, plus largement, utopiques au Brésil. Avant les anarchistes, des socialistes fouriéristes ont voulu fonder en Amérique, au Brésil et aux États-Unis notamment, des communautés autonomes installées sur des territoires considérés comme étant alors vierges (ce qui est faux le plus souvent, car c’était là des territoires connus et habités par les populations amérindiennes).
L’un de ces précédents les plus célèbres est sans nul doute un phalanstère fondé dans la province de Santa Catarina, sur une presqu’île vierge de toute occupation, auquel Laurent Vidal a consacré un récent ouvrage [Laurent Vidal, Ils ont rêvé d’un autre monde, Paris, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », 2014]. Charles Fourier, inventeur de la « science sociale », meurt en 1834 et certains de ses disciples, les « réalisateurs », se disent partisans de la fondation de communautés de vie et de travail afin de mettre en œuvre sans plus tarder la doctrine fouriériste. Ceux-ci se rassemblent autour d’une revue, Le Nouveau Monde, fondée en 1839 à Paris. Ils désignent alors un missionné, Benoît Mure, pour gagner le Brésil afin de préparer leur prochain départ. Mure, né à Lyon en 1809, est un médecin homéopathe converti aux idées fouriéristes. Le choix du Brésil ne relève pas du hasard, car Paris compte alors de fins connaisseurs des choses et des richesses de ce pays, parmi lesquelles Ferdinand Denis, homme de lettres et bibliothécaire respecté. En 1840, Mure embarque donc au Havre afin de trouver un lieu et solliciter l’aval des autorités brésiliennes. À Rio de Janeiro, son entregent et ses recommandations lui permettent de s’attirer la bienveillance du gouvernement, lequel envisage d’un bon œil la promesse faite de l’installation de centaines d’artisans, ouvriers et ingénieurs afin de contribuer à l’essor d’une industrie nationale encore balbutiante.