Interview

Les droites françaises au XIXe siècle, entre adaptation et réaction

le 02/10/2019 par Gilles Richard
le 04/09/2019 par Gilles Richard - modifié le 02/10/2019
« Idylles parlementaires : empire, orléanisme et légitimité », caricature des droites au Second Empire, circa 1860 - source : Bibliothèques de Bordeaux-Gallica
« Idylles parlementaires : empire, orléanisme et légitimité », caricature des droites au Second Empire, circa 1860 - source : Bibliothèques de Bordeaux-Gallica

Dans son ouvrage Histoire des droites en France, l'historien Gilles Richard montre comment, de 1815 à nos jours, le clivage droite-gauche n'a cessé d'évoluer au gré du contexte économique et des forces sociales à l'œuvre. 

Propos recueillis par Marina Bellot.

RetroNews : En 1815, les ultras au pouvoir ont une priorité, comme vous l'écrivez : renouer les fils rompus de la « tradition ». Par quoi cela passe-t-il ? 

Gilles Richard : Le problème des tenants de la monarchie en 1815 est leur hésitation entre deux tendances : d'un côté, il y a ceux qui sont attachés à restaurer l'absolutisme sur le plan politique, et de l'autre, ceux qui sont avant tout attachés à restaurer le pouvoir de la noblesse dans la société, ce qui est plus large. Les ultras cherchent avant tout à chercher à restaurer le pouvoir de la noblesse. 

On revient, de toute façon, à un modèle hiérarchique et patriarcal, où une catégorie spéciale, la noblesse, domine la vie politique, économique, sociale et culturelle. 

À partir de 1830 et de la défaite des ultras après les Trois Glorieuses, les légitimistes ne furent plus jamais en mesure de restaurer l’Ancien Régime : pourquoi, selon vous ? 

C'est lié à deux choses : un phénomène objectif d'abord, lié au fait que la noblesse a été considérablement affaiblie par la Révolution – la moitié des hommes adultes y sont morts. Certes, ils ont reconstitué leur fortune et leur place sous la Restauration, mais pas complètement.

Et puis la révolution industrelle s’amorce : un premier décollage industriel se fait sous l’Empire (il échoue, la bataille de Waterloo l’arrête), puis qui redémarre en 1830 sous Louis-Philippe. Le centre de gravité de l’économie passe donc de la terre à l’usine. Les légitimistes sont de fait de plus en plus marginalisés, et le retour à l’Ancien Régime s'avère inconcevable.

La figure de François Guizot émerge vite parmi les orléanistes. En quoi est-il emblématique des changements de son époque ? 

Guizot est un homme qui symbolise bien les contradictions de la Révolution. Il vient d’une famille qui a fait la Révolution au début, mais qui a été prise dans le grand engrenage de la Terreur de l’An II – son père a été guillotiné en 1794.

Guizot représente typiquement le monde de la bourgeoisie qui a fait 1789 et qui voulait la Constitution de 1791, qui instituait un roi et un Parlement élu uniquement par les gens les plus riches.

C’est le pouvoir de la bourgeoisie qui ne rompt pas totalement avec la monarchie, avec l’idée qu’on aurait « besoin » d’un roi qui fasse le pont entre l’ancien et le nouveau régime.

Qu'est-ce que le « gouvernement des esprits » dont il se fait l'apôtre ? 

Guizot est un homme des Lumières qui croit au pouvoir de la raison – mais cette raison est inégalement répartie… Dans la pratique, ceux qui votent sont ceux qui ont les moyens financiers, auxquels on ajoute un certain nombre de personnes qui n’ont pas la fortune mais des titres académiques – ce qu'on nomme les capacités.

Sous Louis-Philippe, sur quoi le nouvel ordre social « bourgeois » est-il fondé  ? 

Il est fondé sur la possession de la richesse matérielle, des moyens de production : usines, chemins de fer, banques, immeubles en construction – Paris voit sa population largement augmenter sous la monarchie censitaire.

Ce sont aussi des gens qui ont des terres, qui ont pu racheter les biens de l’église pendant la Révolution, et qui les exploitent de manière capitaliste – ceux qui pratiquent une agriculture « moderne ». 

Après la Révolution de 1848, les monarchistes repartent au combat avec Adolphe Thiers... En quoi est-il emblématique de l'évolution des classes dirigeantes ? 

Adolphe Thiers symbolise l’évolution de la société et le changement de centre de gravité politique : il commence monarchiste et finit républicain...

C'est aussi un historien de métier, spécialiste de la Révolution et de l’Empire. Il comprendra après la Commune que sans la République, il ne peut y avoir de paix sociale. Il se ralliera donc à la République, mais il la veut conservatrice.

Il a fait un très beau mariage, avec une femme de la grande bourgeoisie, et est lui-même devenu actionnaire de plusieurs sociétés, notamment de compagnies de charbon. C’est donc un personnage bourgeois, mais en même temps un homme politique très fin qui comprend qu’il va falloir céder sur le principe du suffrage universel... à condition de bien le contrôler. 

Sous le bonapartisme, après l'expérience de la IIe République, plusieurs mécanismes d’encadrement de la souveraineté populaire sont d'ailleurs mis en place et seront perpétués : on truque les élections, on découpe les circonscriptions comme il faut… Autant de tentatives visant à contrôler le suffrage universel, qui devient difficilement contournable.

Le bonapartisme du Second Empire est-il assimilable à une forme de « despotisme éclairé  »?

Oui, c'est un despotisme éclairé et adapté à une société industrielle.

C'est sous le Second Empire que les paysans deviennent moins de la moitié de la population active ; la mutation a commencé sous Louis-Philippe mais s’accélère dans les années 1850-60, dans un moment économique qui s'assimile à une espèce de Vingt Glorieuses.

Napoléon III a la volonté de calmer le jeu social, d'apaiser la société, en créant l’abondance. Il tente de museler les ouvriers en leur accordant certains droits, notamment le droit de grève – il s’en mordra les doitgs par la suite et, lors d'une grève de mineurs, on en viendra à tirer dans le tas...

Je crois beaucoup au fait que, dans la vie politique française, les classes dirigeantes ont toujours appris sur le tas, tâtonné dans leur manière de faire.

Sous la IIIe République, pourquoi les droites – bonapartistes comme monarchistes – ne réussissent-elles pas à enrayer l'essor du parti républicain ? 

Parce que le parti républicain devient lui-même de droite ! Être de droite n’est pas un fait de nature, c’est une situation politique dans un certain contexte. On est de droite au XIXe siècle quand on est pour un régime qui n’est pas républicain, et on est de gauche quand on est républicains.

Puis, à partir des années 1880, le clivage droite-gauche se re-cimente autour de la question sociale. Les républicains modérés – les libéraux, tels que Jules Ferry ou Jules Gambetta – font alors alliance avec les orléanistes.

La République et le suffrage universel ont certes triomphé, mais l’égalité des citoyens n’est réelle que devant les urnes.

Parallèlement, il y a un essor du monde ouvrier et du mouvement ouvrier, pour qui l'idée d’égalité doit être également mise en œuvre dans le monde du travail. À partir de là, le clivage se fait entre les tenants d’une République libérale, au sens politique et économique, et les tenants d’une République sociale – la formule est de Jean Jaurès.

Les républicains modérés se retrouvent alors d’accord avec les orléanistes et une bonne partie des bonapartistes... Ainsi le clivage droite-gauche ne cesse d'évoluer dans le temps, en fonction du rapport des forces sociales dans un contexte économique donné.

Plus près de nous, dans quelle mesure la présidentielle de 2017, avec l’effondrement des deux grands partis de gouvernement, a-t-elle remis en cause le clivage droite-gauche ? 

Il faut remonter aux années 1970-80 pour comprendre ce qui s'est passé en 2017. Quand le chomage de masse s’installe, le mouvement ouvrier se délite, et les forces politiques capables de défendre la République sociale s’affaiblissent. C'est ce qui va permettre la montée en puissance des nationalistes, qui jusque-là étaient contenus, et qui voient le monde avec d’autres lunettes : non plus celles de la lutte des classes, mais celles de la lutte identitaire.

Dans ce contexte, le syndicalisme s’effondre, et le Parti socialiste se convertit au néo-libéralisme. Emmanuel Macron a pu se présenter comme à la fois de droite et de gauche car il a profité de la conjoncture pour reformer une nouvelle force libérale qui associe des gros morceaux du Parti socialiste et des Républicains. 

Aujourd'hui, les deux plus grandes forces politiques sont les néo-libéraux et les nationalistes, et le clivage oppose les néo-libéraux européistes aux anti-européistes, qu'ils soient de gauche ou de droite. 

Histoire des droites en France (1815-2017) de Gilles Richard est publié aux éditions Perrin.