« État et capitalisme ont toujours façonné les technologies pour servir leurs intérêts »
Dans son ouvrage L'Utopie déchue, le sociologue et militant Félix Tréguer montre comment, de l'imprimerie à Internet, l'État a toujours tenté d'utiliser les technologies de communication pour servir ses intérêts – entre secret, censure, propagande et surveillance.
Dans un ouvrage ouvertement pessimiste, mais « pas résigné », le sociologue Félix Tréguer, par ailleurs militant pour les droits et libertés des citoyens sur Internet, se livre à une contre-histoire du Web en le remettant en perspective avec les autres grandes évolutions technologiques.
Il montre, ce faisant, comment chaque moyen de communication a fait l’objet d’un usage contestataire avant d'être repris en main par l’État et le marché – avec de lourdes conséquences en termes de libertés publiques.
Propos recueillis par Marina Bellot
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RetroNews : Votre contre-histoire d'Internet remonte au développement de l'imprimerie. Celle-ci a en effet servi des mouvements de contestation, notamment dans le domaine religieux, celui de la Réforme.
Félix Treguer : En effet, il y a une appropriation de ce nouvel outil de communication par des groupes qui viennent contester l’ordre féodal et porter des revendications démocratiques extrêmement fortes. On parle souvent du mouvement de la Réforme dans le champ religieux, avec ses ramifications politiques évidemment, mais il y a d’autres groupes qui emploient l'imprimerie afin de renverser les formes de domination sur l'espace public au XVIe siècle.
Un mouvement est très intéressant à cet égard, c’est celui des Levellers, en Grande-Bretagne. Il s'agit d'un réseau de puritains qui, pendant la guerre civile britannique, va porter des revendications démocratiques extrêmement modernes. À partir de 1642, ils vont utiliser des presses clandestines pour diffuser leurs idées radicales, avec un grand succès. Ils militent en faveur de l’Habeas Corpus, de l'élection des juges, d’une modernisation du système civil et pénal, d’une garantie de droits tels que la liberté d'expression, les droits sociaux, le droit à la santé… Ils font partie de ces groupes qui se saisissent de l’outil de communication qu’est l’imprimerie perfectionnée par Gutenberg pour faire valoir leurs idées et contester le contrôle sur la circulation de l'information.
Vous montrez également comment la raison d’État est théorisée puis utilisée par le pouvoir pour imposer son contrôle…
Les théoriciens de la raison d’État, notamment un auteur comme Jean Godin, célèbre juriste connu pour sa théorie de la souveraineté, élaborent la raison d’État. Ces différents conseillers des princes européens vont cristalliser des stratégies pour contrôler la circulation de l'information : ce sont les techniques de pouvoir et de contrôle que sont le secret d’État – qui permet de dissimuler l’action publique et laisse au souverain le droit de ne pas avoir à expliquer les raisons qui le poussent à agir comme il agit – la censure, la surveillance des opinions, la propagande et – c’est peut-être le point le plus saisissant à l’aune des logiques actuelles s’agissant d’Internet – une alliance de plus en plus poussée avec les intermédiaires techniques des médias que sont à l'époque les imprimeurs libraires.
C’est notamment sous l'égide de Richelieu que se consolide un système d’alliance avec les imprimeurs libraires. On va leur garantir des privilèges et des monopoles sur le marché de l'édition, en échange d'une application serrée des politiques de surveillance et de censure des écrits pour tenter de lutter contre l'édition clandestine.
« Raison d'État », texte critique à l'encontre du concept judiciaire de la raison d'État rédigé par Georges Mauranges, avocat socialiste de la Seine, Le Populaire, février 1921
La célèbre Encyclopédie de Diderot et d'Alembert est une entreprise plusieurs fois entravée et même suspendue par le pouvoir politique... Dans cet exemple, l’État n’a pas eu raison de la liberté induite par l’imprimerie.
En ce moment de relâchement du système de censure des années pré-révolutionnaires, on voit l’émergence d’une conception plus libéral – au sens du libéralisme politique – de la liberté d’expression, notamment avec le directeur de la libraire qu’est alors Malesherbes, et qui joue un rôle important pour permettre aux philosophes comme Diderot et d'Alembert de publier leur Encyclopédie.
Plus largement, il y a toujours des failles, des foyers d'édition clandestine – les travaux de Robert Darnton le montrent très bien. Même si le pouvoir arrive à composer avec les intérêts des marchands de presse et des imprimeurs libraires de l'époque, il y a aussi un vrai marché pour cette littérature clandestine. Beaucoup d’hommes d’affaire sont prêts à braver le pouvoir et à produire pour faire circuler ces écrits sur le territoire.
Vous vous attardez également sur le cas de la radio. En quoi illustre-t-il bien la volonté de l'État de s'approprier et de contrôler l'espace public ?
Ce qui est saisissant, c’est que depuis l’imprimerie, toutes les innovations en matière de moyens de communication – que ce soit le télégraphe de Chappe, le télégraphe électrique, ou encore le téléphone – ont été immédiatement contrôlées par l'État.
C’est le cas de la radio qui est directement intégrée au sein des armées, et directement intégrée au monopole d’État sur la radiodiffusion. Mais, au lendemain de la Première Guerre mondiale, beaucoup de soldats ont appris les rudiments de ce qu’on appelle alors la TSF et, de retour dans la vie civile, ils vont expérimenter la radiodiffusion, très souvent localement au travers d'associations et de clubs radio, pour diffuser des nouvelles, des émissions, de la musique.
Il y a beaucoup d’espoirs à l'époque autour de cette technologie et de sa capacité à devenir un espace de communication mondiale ouvert à tous. Mais, là encore, non seulement on va voir apparaître très rapidement une logique de contrôle et de surveillance très serrés des clubs radio, mais aussi un double accaparement de la radio par l’État : les chaînes publiques, sous son contrôle, mais aussi les chaînes privées, de plus en plus de mèche avec le pouvoir politique. Les choses vont empirer à l’approche de la Seconde Guerre mondiale.
Il y a de très beaux passages de Bertolt Brecht sur le potentiel de la radio. Il explique notamment qu’on en a fait un média de masse, avec un nombre très réduit d’émetteurs et un grand nombre de récepteurs, alors qu’on aurait pu envisager d’en faire un média permettant à une multitude de personnes de communiquer, de développer et faire proliférer des espaces publics radiophoniques à l’échelon local.
À travers le droit et la régulation, mais aussi à travers les mécanismes du marché, on l’a organisée sur le modèle d’un média de masse, comme l’était la presse populaire à grand tirage à partir de la fin du XIXe siècle. Et de fait, on a court-circuité son potentiel démocratique.
L’État a finalement toujours essayé d’adapter sa manière d’intervenir pour discipliner, contrôler.
Cela change selon les époques et moyens de communication, mais c’est toujours cette grande branche de ce que j’appelle la « police de l'espace public » : secret, censure, propagande, surveillance, et centralisation des moyens de communication, avec l’enjeu de réduire au maximum le nombre de personnes qui maîtrisent l'infrastructure communicationnelle.
La technologie est-elle toujours autant porteuse de possible émancipation que de potentiel contrôle des citoyens ?
Il n’y a aucun déterminisme technique. La technologie est façonnée, une fois introduite dans le monde, par les pouvoirs qui y préexistent. J’ai beaucoup cru dans la capacité d’Internet à démocratiser l'espace public et médiatique, mais je suis forcé de constater, après dix ans de recherche historique et d'engagement dans les débats contemporains, que la technologie reste tributaire du monde dans lequel elle est introduite.
État et capitalisme sont deux foyers de pouvoir et de domination extrêmement intense qui structurent la société et façonnent les technologies de communication pour servir leurs objectifs et leurs intérêts, souvent à rebours d’une conception démocratique de l'espace public.
« Sans-filistes, votez pour une radio qui informe, éduque et récrée », L'Humanité, février 1937
L’État a-t-il aujourd'hui « abdiqué », comme on l’entend souvent, ou a-t-il plutôt formé une alliance avec les grandes puissances numériques ?
On entend souvent en effet que que l’État abdique, démissionne, dans un contexte de néolibéralisme où on laisserait les grandes entreprises déréguler.
Au contraire, ce qui ressort des évolutions législatives et réglementaires, c’est plutôt le discours d’une reprise en main de ces acteurs économiques par les États. C’est ce qui est mis en exergue, par exemple dans les débats actuels autour du règlement antiterroriste débattu au niveau européen, qui vise à lutter contre la propagande terroriste sur les réseaux sociaux.
Mais en fait, ce qui se passe à mon sens, c’est une cooptation des modes de régulation des communications internet par les GAFA en termes de surveillance, de collecte de données, de censure, avec toutes les logiques de filtres algorithmiques qui ont été mis en place, très souvent en lien avec des milliers de modérateurs, qui sont les petites mains de la censure, employés à bas coût pour faire appliquer ces politiques de modération.
Historiquement, cela a été mis en place pour censurer des choses certes illégales comme la pédopornographie. Mais il y a des controverses récurrentes, sur le fait par exemple que, sur Facebook notamment, les corps féminins soient censurés.
Ce sont des logiques de censure mises en place à des fins commerciales en vue d'aseptiser l'espace communicationnel pour le rendre le plus possible conforme aux attentes des annonceurs. C’est une vision imposée par le haut de ce que seraient les bonnes mœurs dans ces espaces-là.
Ces techniques sont en train d'être cooptées par les États. Il y a aujourd’hui une forme de collusion entre intérêts privés et publics. Collusion qui va par aileurs à rebours de la protection des libertés publiques et de la liberté d'expression.
On assiste à une remise en cause de grands principes, notamment celui hérité de la loi sur la liberté de la presse de 1881, qui dispose qu’on ne peut porter atteinte à la Iiberté d'expression que suite à une décision judiciaire, dans le cadre d’une procédure contradictoire. Aujourd’hui, ce sont des algorithmes paramétrés par des alliances entre policiers et ingénieurs des GAFA qui les mettent en œuvre.
Vous écrivez de manière polémique qu'il aurait finalement mieux valu que l'ordinateur « n'ait jamais été inventé »...
C’est un peu de la provocation, mais c’est une question tout à fait légitime et ce n’est pas évident d’y répondre.
L’ordinateur est inscrit dans la généalogie des bureaucraties et des formes de gouvernement des sociétés de masse. Ce sont des machines très puissantes qui exercent des formes de contrôle social extrêmement fortes.
De fait, on est aujourd’hui dans une phase de recentralisation très forte de l'informatique à l’aune du big data, de l'intelligence artificielle, etc. On retourne à la situation des années 1960/70 où l'informatique était très largement dénoncé comme le symbole d'un appareil technocratique et donc, anti-démocratique.
Mais je suis aussi obligé de constater, en regardant l’histoire politique, à quel point il y a eu des formes d'organisations politiques, de militantisme et de mouvements de transformation sociale beaucoup plus puissants et efficaces depuis qu’Internet existe. Cela appelle à l’humilité. Sans doute a-t-on été nombreux à trop investir d'espoir, de temps et d'énergie dans des formes d’organisation militante associées à Internet alors que des modes de militantisme plus traditionnels aurait été plus efficaces.
Ceci dit, je suis pessimiste mais pas résigné. L’enjeu du livre était d'ouvrir un débat dans le champ militant auquel je prends part : je crois que le droit est un outil qui peut être utile, qu'on peut réfléchir à des politiques numériques et échapper aux GAFA. Beaucoup d'acteurs y travaillent.
Mais il faut avant tout se rendre compte que toujours plus de technologie est dangereux pour les libertés, l'horizon démocratique et l’émancipation. Il faut rendre désirable une désescalade technologique pour regagner l'autonomie.
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Félix Tréguer est chercheur associé au Centre Internet et Société du CNRS et post-doctorant au CERI-Sciences Po. Il est membre fondateur de La Quadrature du Net, une association dédiée à la défense des libertés à l’ère numérique. Son ouvrage L'Utopie déchue est paru en 2020 aux éditions Fayard.