Le général Boulanger, ancêtre du « populisme » ?
Dans Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), Bertrand Joly rouvre le dossier de la crise boulangiste, pour mieux en comprendre le déroulé, les enjeux et ses répercussions dans la vie politique de la IIIe République.
Pendant près de cinq ans, le général Georges Boulanger a dominé l’actualité politique française. Officiellement républicain, partisan de la révision des institutions, soutenu par l’extrême gauche d’un côté, et par les royalistes et les bonapartistes de l’autre, Boulanger a bénéficié d’une popularité exceptionnelle bien qu’éphémère.
Dans son livre Aux origines du populisme, Histoire du boulangisme paru aux éditions du CNRS, l'historien Bertrand Joly déconstruit quelques mythes attachés à celui qui était surnommé « le général Revanche ».
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
–
RetroNews : Quels sont les faits saillants de cet épisode boulangiste, que vous qualifiez dans votre ouvrage d’« aventure flamboyante et lamentable » ?
Bertrand Joly : Tout commence en janvier 1886 quand le général Boulanger est nommé ministre de la Guerre et commence à faire beaucoup parler de lui, à coup d’initiatives tapageuses et de modestes réformes – notamment l’autorisation accordée aux soldats de porter la barbe – qui lui confèrent l’image de protecteur des humbles et le font apparaître comme la créature des radicaux. Sa popularité inquiète néanmoins ; le gouvernement dont il fait partie est renversé et Boulanger renvoyé à une vie militaire ordinaire à Clermont-Ferrand.
Il n’a alors de cesse de préparer son retour au gouvernement, à travers une campagne plébiscitaire orchestrée par le journaliste Georges Thiébaud qui le présente à différentes élections partielles. Même s’il ne peut pas être officiellement candidat puisqu’il est militaire, il obtient suffisamment de voix pour inquiéter : il est alors mis à la retraite au prétexte qu’il est venu à Paris sans autorisation.
Cette mise à la retraite militaire pousse finalement Boulanger à de plus hautes ambitions…
En effet, Boulanger, rendu à la vie civile, devient alors éligible. Et il se lance entre mars et août 1888 dans une campagne quasi permanente, se faisant souvent élire triomphalement au premier tour, démissionnant pour se faire réélire ailleurs, jusqu’à l’apothéose du mois d’août 1888 où il remporte le même jour la victoire à trois élections différentes.
Boulanger vise alors Paris, et l’emporte le 27 janvier 1889. Boulanger député de la Seine : le choc est colossal. Républicains modérés et radicaux, qui avaient jusqu’ici observé la campagne plébiscitaire sans réagir, lancent la contre-offensive, défendent la République à la faveur des festivités du centenaire de la Révolution française, poussent Boulanger à la fuite et le font condamner en Haute Cour. Le boulangisme est vaincu aux élections législatives de l’automne 1889, puis à nouveau lors des élections municipales parisiennes de 1890. Les révélations parues dans la presse sur son alliance avec les royalistes achèvent de le discréditer aux yeux de l’opinion publique.
Boulanger se suicide sur la tombe de sa maîtresse le 30 septembre 1891 – une fin tragique, lamentable et romantique.
Comment expliquer ce succès fulgurant de Boulanger ?
Il faut tout d’abord nuancer cette impression de raz-de-marée. Là où Boulanger n’est pas sûr de l’emporter, il ne se présente pas, ou bien il retire sa candidature : en Isère, l’opinion lui est hostile, comme dans l’Ouest royaliste, en Champagne, dans l’Est – à l’exception de Nancy –, ou encore dans le Massif central…
Cela étant dit, s’il n’est pas général, son succès est bien réel. Et on peut l’expliquer tout d’abord par le contexte politique et économique qui a servi de terreau au boulangisme : défauts structurels d’un régime républicain marqué par un exécutif faible dominé par le législatif, déficit de souveraineté en l’absence de possibilité de dissolution de la Chambre et de référendum, conjoncture économique défavorable, malaise moral d’une France vaincue en 1871, etc.
Les élections de 1885 ont abouti à la constitution d’une chambre ingouvernable, reposant sur la coalition fragile de radicaux et de républicains modérés minée par leurs désaccords. Il faut bien avoir à l’esprit que les partis politiques ne sont pas encore structurés : chaque député n’est pas considéré comme le porte-parole d’une famille politique, il est donc entièrement libre de ses votes. Le mode de scrutin – scrutin de liste majoritaire, avec des listes non solidaires si bien que l’électeur choisit ses candidats – aggrave encore l’éclatement de la Chambre, qui, en 1885, ne représente pas l’opinion. Dans la seconde moitié des années 1880, les Français sont mécontents, non sans raisons.
Ce contexte n’est cependant qu’une part de l’explication. Quel rôle a joué la personnalité de Boulanger, celui que l’on surnomme le « général Revanche » ?
Boulanger est un homme finalement assez ordinaire : c’est un bon officier, un meneur d’hommes, courageux – il a été blessé à plusieurs reprises –, mais ce n’est pas un « grand » général. Il est cependant doué d’un sens extraordinaire de la communication politique, et de ce point de vue, il a près d’un siècle d’avance sur son temps. Comprenant parfaitement que la forme l’emporte sur le fond, il occupe l’espace médiatique, orchestrant toute une propagande autour de sa personne et de sa carrière (tracts, chansons, assiettes, pipes, épingles, etc.), et répétant inlassablement le même message simple, « dissolution, révision, constituante », qui lui tient lieu de programme.
Bel homme, encore jeune et fringant, ce champion de la publicité politique tranche dans un régime qui cultive l’anonymat et qui, après le Second Empire, se méfie des meneurs trop populaires et place à l’Élysée des personnages de second plan. Boulanger promet à tous monts et merveilles : aux ouvriers qu’il va améliorer leur sort, aux revanchards qu’il va parler fort à l’Allemagne, aux rentiers qu’il va redresser l’économie, etc.
C’est un parfait démagogue et un exemple type de populiste : il se présente comme le défenseur des petits et des humbles contre les gros, des mineurs grévistes contre les Mines de Decazeville ; il a également enlevé au duc d’Aumale son commandement dans l’armée…
« C’est un pari assez aventureux de leur [les royalistes] part : ils savent qu’ils paient un homme peu fiable, un menteur patenté, en espérant qu’il va leur permettre de reprendre le pouvoir. »
Comment comprendre alors que les royalistes lui apportent leur soutien, non seulement politique mais également financier ?
C’est là où le boulangisme conserve une part de mystère. Les royalistes ont commencé par détester Boulanger. Mais une partie d’entre eux se dit assez vite que sa popularité pourrait être mise au service de la restauration de la monarchie. Ils vont donc le financer en sous-main, sans pouvoir, évidemment, le clamer haut et fort, d’autant qu’une partie des royalistes reste hostile à Boulanger. Ils ne peuvent qu’appeler à voter pour lui. C’est un pari assez aventureux de leur part : ils savent qu’ils paient un homme peu fiable, un menteur patenté, en espérant qu’il va leur permettre de reprendre le pouvoir.
Si Boulanger leur a fait cette promesse, il n’a sans doute aucunement l’intention de la tenir. C’est une instrumentalisation réciproque et, en fin de compte, un marché de dupes… Les sommes engagées ont été colossales : on estime que les royalistes ont versé à Boulanger plus de 8 millions de francs. Quand on sait qu’à l’époque, un député gagne 9 000 francs par an – avec lesquels il ne vit pas très bien –, ces chiffres donnent le vertige. Rien que dans le Nord, les boulangistes ont dépensé entre 400 et 500 000 francs pour leur campagne. Il faut payer les brochures, les affiches, les photos du général, mais aussi les bulletins de vote – car chaque candidat doit fournir ses propres bulletins –, et aussi la main-d’œuvre, ces agents électoraux que l’on appelle « camelots » et qui se vendent au plus offrant…
Boulanger a été accusé d’avoir également détourné des fonds quand il était ministre, ce qui n’est pas prouvé mais semble assez probable. Il est sûr que l’argent a coulé à flots et que le gaspillage a été immense.
Quelles sont les causes du reflux et de l’échec final du boulangisme ?
La fuite de Boulanger à Bruxelles en 1889 a beaucoup joué, mais la décrue était déjà amorcée, et ce dès la fin de 1888. Fondamentalement, Boulanger a échoué à transformer un vote de protestation en un mouvement d’adhésion. Il faut dire que son programme politique est minimaliste : il se dit républicain, partisan d’une « République ouverte », son mot d’ordre est de réviser la constitution, mais il remet tout programme précis à plus tard. Or si de tels mots d’ordre peuvent fonctionner lors d’élections partielles, ils sont insuffisants lors d’élections générales. Le succès rapide de la contre-offensive au printemps 1889, dès lors que les républicains modérés et les radicaux mettent fin à leurs dissensions et décident de faire bloc, donne à penser que le danger boulangiste était moindre que ce que l’on pensait…
Les rumeurs de coup d’État qui courent à plusieurs reprises sont-elles sans fondement ?
Il est certain que Boulanger a été sollicité en ce sens par quelques proches (Alfred Naquet, Déroulède, etc.) qui lui demandaient de prendre tous les risques à leur place. Mais Boulanger a toujours refusé le coup d’État : non pas pour des raisons morales, mais par peur d’échouer. Il savait bien qu’il n’était pas populaire parmi les autres généraux et qu’il manquait de soutiens. Même après son élection à Paris, marcher sur l’Élysée aurait été voué à l’échec.
Éphémère, le boulangisme n’en a pas moins eu des répercussions durables…
Le boulangisme entraîne diverses recompositions sur l’échiquier politique : l’extrême gauche boulangiste va se déporter vers l’extrême droite avec l’appoint d’une partie de la droite monarchiste pour donner naissance au nationalisme ; le reste des radicaux accepte finalement le régime, dont ils deviennent les principaux défenseurs, comme une partie des socialistes pour qui la République apparaît désormais comme une promesse de réforme ; les royalistes et les bonapartistes, voyant que la restauration monarchique n’est plus qu’une chimère, vont se rallier peu à peu eux aussi à la République.
Quant aux institutions, qui ont tenu malgré tout dans la tourmente, elles sont désormais considérées comme intouchables et il deviendra presque factieux d’évoquer une révision. Il y aura quelques évolutions mineures, mais le régime variera peu jusqu’en 1940. La crise a donc abouti à l’effet inverse de ce que voulait le boulangisme.
–
Historien et ancien professeur des universités, Bertrand Joly est notamment l’auteur d’une biographie de Paul Déroulède (Perrin, 1998) et de l’Histoire politique de l’Affaire Dreyfus (Fayard, 2014).