Les femmes à L'Action française : histoires d'un extrémisme féminin
À travers 3 000 lettres de femmes adressées au « maître » Charles Maurras, l'historienne Camille Cléret retrace l'engagement de trois générations de femmes au sein du mouvement nationaliste et monarchiste, racontant une histoire intime et méconnue.
RetroNews : Dans quel contexte naît et se développe l'Action française ?
Camille Cléret : Les années 1880-1914 sont marquées par l’essor d’un système de pensée qui place la défense des intérêts nationaux en son centre. La naissance de l’Action française s'inscrit dans le contexte de cette mue intellectuelle qui voit surgir la montée d’un nationalisme inquiet, hanté par la figure de l’étranger, et plus particulièrement du Juif, ainsi que par une certaine anxiété concernant la place des femmes dans la société. Le mouvement naît en 1898, dans le cadre de l’affaire Dreyfus, de la scission d’une autre ligue, la Patrie française, autour d’un noyau de dissidents, parmi lesquels Henri Vaugeois et Maurice Pujo.
Au début, il prend la forme d’un groupuscule qui, peu à peu, se structure autour d’une revue puis d’une ligue et, à partir de 1908, d’un journal quotidien qui aura un rôle fondamental dans l’existence du mouvement. À partir de 1900, il se rallie aux royalistes et récupère toute une partie de la droite nostalgique de la monarchie. Les luttes entre la République et les catholiques, avec notamment les lois de 1901 et 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, ont également joué un rôle dans cet essor, puisque le mouvement a attiré des catholiques qui protestaient contre ces lois dites anti-cléricales. Mais c'est surtout, la guerre qui va porter l’Action française au faîte de son aura intellectuelle. Le mouvement se rallie à l’union sacrée, pourfend les traîtres comme le défaitisme et acquiert ainsi une notoriété inédite. Après guerre, le mouvement s’assagit, il devient plus conservateur.
En 1926, la philosophie maurrassienne est condamnée par le pape, certains ouvrages de Maurras sont mis à l’Index, ce qui accélère le déclin du mouvement. Malgré tout, il subsiste et connaît même un certain regain dans les années 1930, dans le contexte de la crise économique et de l’antiparlementarisme. Il renoue alors avec l’antisémitisme très virulent des débuts.
Comment Charles Maurras s’est-il imposé comme le maître incontesté du mouvement ?
Maurras est un écrivain et poète provençal né à Martigues en 1868. Il s'engage dans le débat public au moment de l’affaire Dreyfus. Sous son influence, le mouvement se convertit au royalisme au tournant du siècle. C’est un royalisme qui se veut rationnel, combatif, un royalisme de raison qui s’oppose au royalisme sentimental des siècles précédents.
Maurras devient, pour reprendre les termes que j’ai trouvés dans sa correspondance féminine, le « maître et l’âme de l’Action française ». Il incarne à la fois la figure du maître, associé à la sagesse socratique, et la figure du chef. Le culte autour de sa personne se développe, en partie à son insu, car si Charles Maurras a soif de reconnaissance littéraire, il refuse d’être apparenté à un « chef de secte ». Ce n’est pas un orateur, il n’a pas le prestige militaire, mais ses écrits suscitent énormément d'admiration.
Quelle place des femmes dans la société le mouvement promeut-il ?
C’est un mouvement clairement antiféministe et antisuffragiste. Il s’oppose au principe même de l’émancipation, au-delà même des femmes. Charles Maurras, avant même la fondation de l’AF, a écrit plusieurs articles dans lesquels il dénonce l’ineptie du féminisme. Le mouvement promeut une vision très conservatrice de la femme. Le pouvoir et l’autorité reviennent à l'homme, dans la nation comme dans la famille. C’est un mouvement viriliste, à la rhétorique combative.
Alors qu’1910, des rumeurs font état de l’entrée d’Anna de Noailles à l’Académie française, Henri Vaugeois, l’un des fondateurs du mouvement, s’exclame « Pas de femmes à l’Académie ». C’est l’occasion pour lui de s’en prendre à « l’erreur féministe » qu’il qualifie « de folie niveleuse » d’origine « juive et métèque ».
Quant au rejet du suffrage féminin, il s’intègre à une argumentation antisuffragiste s’opposant au régime électif dans son ensemble. Ce discours ne doit cependant pas masquer la force d’une lecture inégalitaire des rôles de genre. Dans un article publié dans l’AF en 1909, Léon Daudet entreprend de démontrer l’absurdité des prétentions suffragistes. Après les femmes, explique-t-il, pourquoi ne pas faire voter également les enfants, les animaux domestiques, et les meubles ?
Et pourtant, l’Action française a compté des sympathisantes, des adhérentes et même d'authentiques militantes…
Progressivement, à partir des années 1900, des femmes commencent en effet à rallier l’Action française, en lien avec deux événements : la mobilisation autour de la loi de 1901 qui vient heurter les catholiques. Or les femmes catholiques sont particulièrement attachées à leur foi. Ces femmes font alors leurs premières armes dans le mouvement et émerge notamment la figure de la marquise de Mac Mahon. Au moment de l’expulsion des congrégations, celle-ci cache des religieuses dans son château et s’y barricade jusqu’à ce que l’armée vienne l’en déloger. Cette femme aura ensuite un rôle fondamental dans l'organisation des sections féminines de l’Action française.
Le ralliement du mouvement au royalisme lui apporte également un important dévouement féminin, car au sein des milieux royalistes, il y a une tradition de participation féminine à la politique.
En termes de structuration, deux possibilités existent pour les femmes à l’Action française : la première, c’est d’adhérer aux sections féminines qui soutiennent l’Action française : l’association des Dames royalistes et l’association des Jeunes filles royalistes, cette dernière étant réservée aux célibataires ; la seconde option est d’adhérer à la ligue de l'Action française et de militer dans un contexte mixte. C’est une question de choix personnel : certaines femmes cumulent les deux formes d’adhésion.
Vous avez retrouvé et étudié quelque 3 000 lettres de correspondantes féminines, adressées à Charles Maurras. Quel est l’intérêt et la particularité de la correspondance comme matériau historique ?
Ce sont des sources qui ont longtemps été sous-utilisées en histoire. C’est à partir des années 1980 que l’on a découvert l’intérêt de ces archives privées, tout ce qui concerne la sphère intime. Ces sources permettent d'avoir accès à ce qui n’est pas dit publiquement, d’avoir une lecture intimiste du politique. C’est à la fois très grisant de s’immerger ainsi dans l’espace d’intimité, de confidences, et dur aussi car ces lettres sont empreintes de xénophobie parfois très violente.
Ces sources sont à prendre avec des pincettes : les lettres de ces femmes ne sont pas le reflet de leur âme, bien qu’elles le prétendent. Elles ne sont pas dénuées d’intentions stratégiques, d’opérations de séduction. Par ailleurs, celles qui écrivent sont celles qui maîtrisent les codes de l’écriture et sont issues de milieux privilégiés, il y a donc un biais de source.
Quels sont les profils qui se dégagent parmi ces correspondantes ?
Ce qui se dégage, c’est une surreprésentation des milieux privilégiés. Dans mon corpus, j’ai identifié 24% d’épistolières appartenant aux noblesses alors que celles-ci représentent une part infime, moins de 1%, de la société française. De nombreuses femmes appartiennent aussi au milieu du grand patronat.
On note également la présence d’une bourgeoisie plus modeste, et même de quelques ouvrières – il est d’ailleurs intéressant de constater que leurs lettres sont moins longues, qu’elles se confient moins. Enfin, de manière assez surprenante, on trouve aussi un certain nombre de femmes, qu’on aurait à l’époque qualifiées de femmes nouvelles, qui bénéficient d’une indépendance financière et/ou sentimentale, telle que la journaliste Rachel Legras, ou plus largement des femmes qui ont fait des études – je pense notamment à Suzanne Desternes, l’une des premières diplômées de l’École libre des sciences politiques, et à quelques médecins dont Pauline Sériot, la fière présidente des étudiantes d’Action française. Ces profils ne correspondent évidemment pas à l’image des femmes que promeut l’Action française.
Quels étaient les principaux ressorts de leur engagement ?
Dans l’étude de ces trajectoires, il ne faut pas se contenter d’analyser les convictions, il faut rechercher ce qui a pu faire naître le désir d'engagement. Il faut étudier la socialisation primaire : de nombreuses femmes sont issues de milieux très politisés, dont une grande partie de familles issues des milieux contre-révolutionnaires, même s’il y a des cas de conversion.
Ensuite, il faut distinguer trois générations. Les premières militantes sont celles qui sont attachées à la défense du trône et de l’autel. La seconde génération, qui rejoint l’Action française dans les années 1912-1922, est davantage celle des intellectuelles qui adhèrent à la doctrine et admirent les écrits et la personnalité de Maurras.
La troisième génération entre en mobilisation après la condamnation de 1926 : les profils sont alors plus disparates, mais la motivation est principalement antisémite et antiparlementaire. Ces dernières adhésions s’inscrivent également dans une période marquée par le retour des menaces de guerre. De 1935 à 1939, L’Action française déploie une « campagne pour la paix » qui s’adresse tout particulièrement aux mères françaises et atteint son apogée en 1936 lors de la condamnation et l’emprisonnement de Charles Maurras « pour avoir empêché la guerre » disent ses fidèles – pour provocation au meurtre en réalité.
Concrètement, comment peuvent-elles s'impliquer dans le mouvement ?
L’Action française était une nébuleuse, assez peu structurée. Les sympathisants étaient plus nombreux que les adhérents. L’une des principales modalités de soutien est le soutien financier, qui est le premier degré d’engagement. Dans les lettres qui accompagnent leurs dons, ces femmes tiennent à montrer leur volonté d’implication.
Ensuite, les femmes sont invitées à constituer la parure de l’Action française, à être une belle vitrine. Il s’agit là d’un rôle passif de représentation. Elles sont aussi assignées à toutes les tâches de logistique, d’intendance. Marthe Daudet explique d’ailleurs que les femmes se plaisent à faire une « politique à ras la casserole ».
Troisième chose : il y a une croyance dans la supériorité des femmes à persuader, à conquérir les cœurs. Maurras dit que « les femmes sont d’excellentes propagatrices d’une religion ». Elles sont chargées de trouver de nouvelles recrues, et s’y attellent avec grand entrain.
Puis, au cours du temps, elles ont tendance à s'investir dans des espaces normalement réservés aux hommes : elles participent aux manifestations et parfois même à des combats de rue, certaines prennent la parole en public. Elles participent aux tournées de propagande : affichage, distribution de tracts… Elles investissent l’espace public et s’évertuent à le justifier.
Certaines femmes se sont-elles plaintes de leur place au sein du mouvement ?
Oui, les obstacles et freins sont mentionnés dans plusieurs lettres, de même que le comportement masculin au sein du mouvement est parfois désigné comme misogyne. Dans les années 1930, Jacqueline Gibert, la présidente des Jeunes filles royalistes de Vendée provençale se plaint ainsi que les « Messieurs » la prennent pour un « dindon » et entravent ses initiatives.
Mais ce sentiment de révolte peine à dépasser un cadre purement individuel. Certaines regrettent de ne pas être hommes… Comme si la seule façon d’en faire plus serait de changer de sexe. La présidente des étudiantes d’Action française, qui aime à se présenter comme une « amazone », a régulièrement fait remonter à Charles Maurras des plaintes parce que ses étudiantes étaient sifflées et houspillées par les Camelots du roi.
–
Camille Cléret est agrégée d’histoire et actuellement Attachée Temporaire d'Enseignement et de Recherche à l’université de Tours. Elle a soutenu en juillet 2021 une thèse intitulée Le lys et la plume. L’Action française au miroir de la correspondance féminine de Charles Maurras. Histoire intime d’un engagement féminin d’extrême droite (1898-1952) ».