Interview

Les statues prises pour cible : histoire d’un iconoclasme particulier

le 15/03/2023 par Alice Tillier-Chevallier , Bertrand Tillier - modifié le 20/03/2023

Les déboulonnages et autres « vandalismes » de statues récents ont surpris les observateurs, alors même que cette pratique politique est un fait récurrent dans l’histoire depuis la Révolution française. Conversation au sujet de la « statuoclastie » avec l’historien Bertrand Tillier.

Du mouvement Rhodes Must Fall en Afrique du Sud en 2015 à celui de Black Lives Matter aux Etats-Unis en 2017, réactivé et mondialisé en 2020 à la suite de la mort de George Floyd, les statues ont été prises pour cibles, peintes, détournées ; leur déboulonnage a parfois été réclamé.

Phénomène nouveau ou résurgence de pratiques anciennes ? Décryptage avec l’historien Bertrand Tillier, auteur de La Disgrâce des statues aux éditions Payot & Rivages.

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Le recours à l’histoire est-il indispensable pour comprendre le phénomène mondialisé d’atteinte aux statues des années 2015-2020 ?

Bertrand Tillier : Il me paraît essentiel de sortir d’une forme de présentisme de l’événement. J’avais été frappé dans ces années-là, en lisant les journaux et en entendant un certain nombre de commentateurs et d’analystes ou encore mon entourage, de voir à quel point le phénomène était perçu comme inédit. Les acteurs eux-mêmes avaient tendance à se présenter comme les inventeurs de pratiques de destitution ou d’altération qui n’auraient pas eu d’histoire.

Il y avait là un enjeu pour l’historien de revenir sur le phénomène, d’en suivre tous les linéaments et de le remettre en contexte : les atteintes aux statues ont historiquement été liées à des contestations religieuses, des changements de régimes ou des épisodes de contestation citoyenne au sein d’Etats stables, où elles sont devenues un mode d’expression d’une opinion publique.

Ce dernier cas d’atteintes en contexte démocratique n’est-il pas justement la nouveauté de ces dernières années ?

C’est vrai que l’on associe souvent les atteintes aux statues aux révolutions et à leur transfert de souveraineté – Révolution française et révolutions du XIXe siècle, chute de l’URSS et des régimes communistes d’Europe de l’Est, Printemps arabes…

Mais le mouvement récent, au sein des démocraties, a eu des précédents, notamment en France au moment de l’Affaire Dreyfus, alors que la IIIe République est certes encore jeune, mais néanmoins stabilisée. Une véritable « guerre des statues » fut menée par les antidreyfusards : à Paris contre la statue de Ludovic Trarieux, à Suresnes contre le buste d’Emile Zola, à Nîmes où se trouve le monument d’un autre dreyfusard, Bernard Lazare. Des militants de l’Action française – les rapports de police en attestent – ont préparé diverses opérations destinées à endommager ou à faire tomber des statues par l’usage d’explosifs.

Ces actions visaient-elles la chute du régime ?

Si le but ultime de l’Action française était en effet la déchéance de la République, ses militants savaient bien qu’on ne fait pas tomber un régime en faisant tomber les statues. Celles-ci chutent toujours dans un second temps ou quand le régime est déjà extrêmement vacillant.

Les diverses atteintes aux statues consistent avant tout à s’en prendre à une image, considérée comme insupportable ou offensante, à la modifier – ne serait-ce qu’en la taguant ou en la peignant – ou à en nettoyer l’espace public. Elles donnent lieu à une véritable spectacularisation : on ne peut qu’être frappé par l’abondance d’images médiatiques réalisées à ces occasions, sous la forme de photos à partir des années 1870 puis de reportages télévisuels. Et avant déjà, sous la forme de dessins ou de gravures, représentant, sous la Révolution française par exemple, la mise à bas de statues avec un appareillage technique fait de câbles ou de treuils, sous les yeux d’une foule de spectateurs assistant à la scène.

« A défaut de pouvoir s’attaquer à l’individu lui-même, on s’en prend au corps de la statue : ce sont les nez cassés, les yeux crevés, les bouches martelées de la Révolution française, comme pour empêcher la statue de voir, de sentir, de parler. »

Pour désigner l’ensemble de ces atteintes aux statues, vous avez créé un néologisme, celui de « statuoclastie ». Que signifie-t-il ?

Il manquait à mes yeux un terme qui rende compte de la spécificité du phénomène. Les statues sont des images, mais des images monumentales, tridimensionnelles, dont la contestation vient s’inscrire dans un espace civil et civique. Il est difficile de qualifier les atteintes qui leur sont faites d’iconoclastes : ce terme a une connotation trop religieuse, associée à l’empire byzantin, par exemple. D’ailleurs, si les révolutionnaires s’en prennent en 1793 aux statues de la galerie des rois de Juda de la façade occidentale de Notre-Dame, ils ne visent pas des signes religieux : ils croient – à tort – que ces rois représentent les origines de la monarchie française !

L’autre mot qui peut venir à l’esprit est bien entendu celui de vandalisme, créé en réaction à ces destructions de la Révolution française et qui a conduit, en négatif, à l’invention de la notion de patrimoine. Mais le terme de vandalisme porte en lui une condamnation morale, qui n’est pas du propos de l’historien. D’où la création de statuoclastie, qui est en quelque sorte le revers de la statuomanie qui s’est développée tout au long du XIXe siècle.

Pourquoi s’en prendre aux statues, plutôt qu’à d’autres types de monuments ?

Des monuments plus abstraits peuvent être visés, et dans ce cas, c’est leur épigraphie qui est la cible des contestations. Mais la spécificité des statues est leur caractère incarné. La croyance demeure, tout archaïque qu’elle puisse paraître, d’une sorte de transsubstantiation. A défaut de pouvoir s’attaquer à l’individu lui-même, on s’en prend donc au corps de la statue : ce sont les nez cassés, les yeux crevés, les bouches martelées de la Révolution française, comme pour empêcher la statue de voir, de sentir, de parler ; c’est aussi la mutilation des pieds et des mains qui simule l’immobilisation d’un personnage supposé être omnipotent, afin de mieux en montrer la déchéance.

Ces atteintes aux visages et aux corps s’inscrivent dans le prolongement des statues parlantes de la Renaissance et de la tradition des pasquinades, consistant à accrocher un écriteau pour faire de la statue porte-voix d’un message dans l’espace public.

Dans la même veine, le mouvement Black Lives Matter s’est employé à faire pleurer les statues de larmes de peinture rouge – qu’il a utilisée aussi pour maculer les mains en référence très explicite au sang versé des crimes de l’esclavage et de la colonisation.

C’est parfois la statue toute entière qui fait l’objet d’un châtiment, d’une humiliation…

A Blois, en août 1792, la statue de Louis XII est jetée dans la Loire. Bien sûr, l’épisode participe de cette campagne d’abattage des statues royales de l’été 1792, qui vise à supprimer de l’espace public tous les signes de la grandeur de la monarchie et qui émerge spontanément avant que le décret statuoclaste du 14 août 1792 ne cherche, a posteriori, à canaliser la violence populaire. Mais le choix du fleuve n’est pas anodin : c’est bien une noyade symbolique du roi qui est opérée ici.

De la même façon, quand en mai 1871, les Communards abattent la Colonne Vendôme et la statue de Napoléon Ier qui la surmonte, c’est sur un lit de fumier qu’elles tombent. Le fumier a certes été rassemblé là dans un but pratique : il vise à amortir le choc, comme les fascines de bois qui l’accompagnent ; l’opération, menée à l’aide de cordages, a été supervisée par un ingénieur et des protections ont été posées sur les fenêtres des bâtiments pour faire face à l’onde de choc. Il n’en reste pas moins que ce lit de fumier a une portée symbolique forte, que les contemporains n’ont pas manqué de souligner : il contribue à souiller l’effigie impériale.

« La Colonne Vendôme a suscité tout un commerce de ses fragments, estampillés ‘vraie Colonne Vendôme’. »

La symbolique forte attachée aux statues lors de leur contestation a de quoi surprendre : n’ont-elles pas, en dehors de ces moments de cristallisation, plutôt tendance à devenir invisibles, à se fondre dans le décor ?

Il est vrai qu’on passe bien souvent à côté des statues sans les regarder vraiment. Il suffit de se poster au pied de l’une d’entre elles et d’interroger les passants pour se rendre compte qu’ils ignorent souvent qui est représenté ou qu’ils sont incapables de dire, quand il s’agit d’une statue équestre, quelle patte du cheval est levée…

De façon paradoxale, les statues, qui visent une forme d’éternité, n’existent, dans toute leur intensité, que lors de leur érection. Elles sont financées le plus souvent par des souscriptions, et chaque contribution est un acte d’adhésion très symbolique. Leur emplacement est soigneusement choisi pour valoriser au mieux la statue qui dominera l’espace public depuis, le plus souvent, son piédestal. L’inauguration se fait en grande pompe, lors d’une cérémonie marquée par un ensemble de discours rappelant la grandeur du personnage et accompagnée de musique, de chansons, de défilés.

Cela ne signifie pas qu’il y ait pour autant toujours consensus. Je pense notamment à l’inauguration de la statue de Jules Ferry par Gustave Michel, aux Tuileries, en 1910, qui avait été très chahutée par l’Action française : l’ancien ministre et président du Conseil incarnait non seulement la République honnie par ses adversaires, mais également la laïcisation jugée inacceptable de la France et les mensonges sur la colonisation du Tonkin.

En tout état de cause, une génération ou deux après celle des décideurs, les statues ont perdu une bonne part de leur signification. Les cartes postales, qui se multiplient notamment à la Belle Époque, les sauvent de l’oubli, en contribuant à leur patrimonialisation : les clichés montrent, au-delà du monument lui-même, que les emmarchements servent à s’asseoir, que l’on joue sur les grilles qui les entourent, que l’on vient poser là quand le photographe est présent – c’est bien d’être photographié qui est intéressant, plus que la statue elle-même.

Qu’advient-il des statues, une fois déboulonnées ?

Si elle vide l’espace public des signes contestés, la destitution ne fait en réalité jamais complètement table rase. De nombreux fragments des statues royales françaises ont été conservés : la main de Louis XV appartenant à la statue équestre de Bouchardon aurait été offerte à Masers de Latude, qui avait été embastillé pendant 35 ans. La Colonne Vendôme a suscité quant à elle tout un commerce de ses fragments, estampillés « vraie Colonne Vendôme » – dont le musée Carnavalet conserve quelques exemplaires ; on retrouve encore des statues de Lénine ou de Franco entreposées dans des hangars, voire dans des garages ou des jardins de particuliers !

La conservation de ces vestiges peut tout aussi bien être une commémoration nostalgique du personnage considéré comme injustement tombé, ou au contraire, une commémoration de sa chute, une preuve tangible de l’événement. On observe autour des statues une forme de fétichisme réversible : elle montre, dans les deux cas, que la croyance attachée à la statue perdure au-delà de sa destitution.

Les statues sont-elles vouées à n’avoir qu’un temps ? Faut-il selon vous retirer de l’espace public celles qui incarnent des valeurs révolues, comme cela a été demandé par les militants ?

C’est une vraie question démocratique qui se pose là. Je suis convaincu qu’elle ne manquera pas de ressurgir à l’avenir et les autorités publiques devront y répondre, sans doute autrement que par la fin de non-recevoir qui avait été celle d’Emmanuel Macron, affirmant en 2020 : « La République ne déboulonne pas de statues ».

Le choix, fait par le musée d’histoire de la ville de Bristol, d’exposer la statue d’Edward Colston couverte des graffitis dont elle a été la cible, dans une position couchée et non debout, au milieu du matériel de contestation collecté en 2020, me paraît une piste intéressante.

Le musée, en les contextualisant, neutralise les fonctions initiales de la statue. Même s’il ne protège pas de tout – en témoignent les opérations menées sur les œuvres d’art par les activistes écologistes, qui montrent que le musée est, lui aussi, devenu une arène où se déploie le débat public –, le musée comme lieu de conservation et de pédagogie a une mission à assurer.

Professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne, Bertrand Tillier s’intéresse à la vie publique et politique des images et des objets visuels des XIXe et XXe siècles. Il vient de publier La Disgrâce des statues, Essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter (Éditions Payot & Rivages, 2022).