Interview

Une « belle grève » de femmes : retour sur la révolte des Penn sardin

le 04/12/2023 par Anne Crignon, William Blanc
le 14/08/2023 par Anne Crignon, William Blanc - modifié le 04/12/2023

L’hiver 1924-1925 voit le port breton de Douarnenez être le théâtre d’une grève victorieuse de milliers de femmes employées dans les conserveries de sardines. La journaliste Anne Crignon vient de publier Une belle grève de femmesun percutant livre consacré à ce conflit qui a marqué toute la région.

Propos recueillis par William Blanc 

RetroNews : Bonjour Anne. Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce livre ?

Anne Crignon : J’ai eu la chance de grandir à Concarneau et je connais bien Douarnenez, et ce coin-là du Finistère. Il me semblait que l’histoire précise des Penn sardin était en train de s’effacer. Bien sûr, elles suscitent toujours autant d’admiration mais je me suis rendue compte qu’on ne connaissait plus de leur grève que les très grandes lignes – et même moi, au fond, je n’en savais pas grand-chose. C’est une mémoire qui commence à être filandreuse or ce serait un total contre-sens, en ce XXIe siècle qui prétend à un renouveau féministe, que d’oublier les Penn sardin et leur combat – victorieux qui plus est, ce qui n’est pas si courant.

Et puis, j’aime tellement lire. J’ai passé des jours et des jours dans les pages de vieux livres anciens, magnifiques, oubliés, complètement épuisés. Enfin, il y avait un petit niveau de difficulté qui ne me déplaisait pas. Il s’agissait de reconstituer la vie quotidienne, le contexte politique et les six semaines et demie de grève comme on assemble un puzzle à dix mille pièces.

On voit dans votre livre que cette grève a suscité beaucoup d’écrits. Sur quoi vous êtes-vous appuyé pour votre documentation ?

J’ai d’abord cherché les livres en circulation, il y en avait peu, et puis les ouvrages d’occasion et anciens. J’ai trouvé par exemple le livre incroyable de Maurice Lucas, un historien qui vit toujours à Douarnenez et qui a écrit sur l’histoire économique et sociale de la ville. J’ai mis longtemps à mettre la main sur ce trésor. Parfois, je me suis appuyée sur les textes d’acteurs de la « grande grève » comme on l’appelle, par exemple sur le chapitre que Charles Tillon lui consacre dans ses mémoires, On Chantait rouge. Et puis j’ai lu les archives numérisées de La Dépêche de Brest et de L’Humanité.

Après des mois en immersion dans les livres et les articles, à souligner, annoter, recouper les récits, je suis partie pour Douarnenez pour retrouver où était l’hôtel dit « de la belle Angèle » où descendaient les militants venus aider la grève, ou pour flâner à la Croix et constater que le Bolomig a traversé la place en un siècle. J’ai cherché les usines, la rue Louise Michel, la maison où vécut le maire, Daniel le Flanchec, sur le port-Rhu. J’ai fait de longues promenades dans les rues de Douarnenez, désertes en hiver.

Vous vous êtes aussi appuyée sur les témoignages des grévistes recueillis dans les années 1980.

Oui, bien sûr, recueillis par Anne-Denes Martin, sans laquelle on n’aurait très peu de récits par les ouvrières d’usine elles-mêmes. Anne Denes Martin est une enseignante de Bordeaux qui a eu le coup de foudre pour Douarnenez au début des années 1990. Elle s’est installée dans une maison sur le port où elle venait en vacances. Très vite, elle est devenue amie avec d’anciennes ouvrières à la retraite. À l’époque, elles étaient déjà très âgées – certaines avaient plus de 90 ans –, aussi a-t-elle commencé à tout prendre en note, à tout enregistrer, et elle a publié son livre en 1994, Les ouvrières de la mer, titre choisi avec les Penn sardin.

Elles étaient tellement contentes qu’Anne-Denes Martin fasse ce travail qu’elles l’appelaient « notre livre ». Il faut aussi citer l’ouvrage de Jean-Michel Le Boulanger qui est d’une grande richesse et remarquablement écrit. Je n’ai pas cherché à le rencontrer, ni Maurice Lucas d’ailleurs (que je salue, s’ils lisent cette interview) de peur d’être intimidée et de ne plus oser faire ce que j’avais prévu de faire, qui sort évidemment des clous académiques, même si mon travail prétend à la rigueur historique. J’ai voulu faire aussi le récit d’une enquête, montrer ce qu’un journaliste peut faire quand il a le temps de bien travailler, de soigner ses lectures, de soigner son enquête.

Vous empruntez le titre de votre livre Une belle grève de femmes à une certaine Lucie Colliard.

Oui, Lucie Colliard était une militante communiste et féministe envoyée par la CGTU, une CGT à visée révolutionnaire née dans le sillage du congrès de Tours, pour soutenir les sardinières et les inciter à se politiser. En 1925, elle a publié une brochure aux Éditions de L’Humanité. Son récit est très beau, mais il ne fait que trente-sept pages…

On trouve sur Gallica un autre compte-rendu, rédigé en 1925 dans les Cahiers du Bolchévisme, par une autre militante communiste, Marie Dubois.

Ah mince alors, je suis passée à côté. Vous pouvez me l’envoyer ? Moi qui croyais avoir tout lu sur la grande grève [Rires].

Venons-en à la grève et à son contexte. Pouvez-vous d’abord expliquer ce que signifie le nom de « Penn sardin » ?

Vous ne le savez pas car ce n’est dit nulle part dans le récit et c’est volontaire – comme je ne suis pas historienne, j’ai pris quelques libertés. Penn sardin veut dire « tête de sardine » mais je ne voulais pas le traduire parce que c’est un peu insultant quand on y pense, non ? D’ailleurs, des témoignages montrent que certains patrons employaient le terme avec mépris, pour se moquer des ouvrières, alors qu’au départ, c’était simplement le nom de la coiffe que qu’elles devaient porter pour aller travailler.

Ce qui frappe d’emblée dans votre livre, c’est la dureté des conditions de travail et de vie des Penn sardin. On lit par exemple, dans cet extrait de la brochure de Lucie Colliard publié quelques mois après la grève dans La Vie ouvrière, qu’elles pouvaient travailler 72 heures en quatre jours.

Oui. Il faut se rappeler de cette phrase de Lucie Colliard s’adressant à l’une d’elles :

« Ce qui est aussi certain, ma bonne camarade, c’est qu’on ne devrait jamais travailler comme ça. […] Il n’y a pas besoin, après ça, d’inventer un enfer après la mort. »

Il y a aussi la réaction de Charles Tillon, qui pourtant en avait vu d’autres. Il avait été l’un des mutins de la mer Noire et cela lui avait valu le bagne. Eh bien malgré cela, il dit qu’en arrivant à Douarnenez, tout ce qu’il avait lu de Zola lui est « remonté sur le cœur ». Le jeune Tillon est traumatisé par ce qu’il voit, le travail des enfants, la misère. Charles Tillon qui sera le grand résistant que l’on sait, fondateur des FTP (Francs-tireurs et partisans), était très sensible. Prendre la mesure de l’exploitation des sardinières l’a profondément chagriné. Il a été à leurs côtés chaque jour pendant les six semaines et demie qu’a duré le bras de fer avec le patronat local.

En arrivant à Douarnenez, l’une des premières choses qu’il a faite est de mettre en place un système de garderie où les ouvrières déposaient les enfants pour aller manifester l’esprit plus libre. C’est Fabien Tillon, son petit-fils, qui m’a raconté ça. Il le tient directement de son grand-père.

Au-delà des militants, même le préfet fut choqué par la violence du patronat des conserveries de sardines.

Oui, et le commissaire de police de Douarnenez aussi. Ils sont écœurés par le comportement des patrons qui se croient au-dessus des lois. Et de fait, ils le sont. Ils ne respectent pas la législation en vigueur, par exemple le texte qui fixe la durée du travail à 8 heures par jour ou celui qui exige qu’un enfant ait douze ans pour travailler. Ils sont affiliés au Comité des forges qui est, au début du XXe siècle, une très puissante organisation patronale. Que les femmes emboîtent à en crever, les sabots dans les viscères de sardines, n’est pas leur problème.

Ils vont jusqu’à engager des hommes de main armés.

Des briseurs de grève, oui, qui arrivent de Paris – dix-sept heures de train – aux alentours de Noël. Ils sont payés, et très cher, pour semer la zizanie à Douarnenez, calomnier, et soudoyer les femmes pour qu’elles retournent à l’usine. Le 1er janvier 1925, dans un café, ils tirent sur Daniel Le Flanchec, le maire communiste de la ville, qui les agace car il est en train de chanter L’Internationale, attablé avec quelques amis. Il est grièvement blessé. A priori, faire usage des pistolets n’était pas prévu. Les mercenaires étaient ivres et ont fait n’importe quoi.

Pourquoi les femmes sont-elles le moteur de cette grève ?

C’est très simple : parce que les maris ne sont pas souvent là. Ce sont des marins pêcheurs, ils sont en mer – un travail pour lequel, d’ailleurs, les usiniers négocient sans cesse au rabais. Les femmes ont l’habitude de s’occuper de tout à terre, et elles sont seules au jour de lancer la grève, ce qui n’empêchera pas les hommes de rejoindre le mouvement. Certains d’entre eux continuent d’aller pêcher, non plus pour faire tourner le commerce, mais pour assurer leur subsistance. En pleine grève, plusieurs meurent en mer.

On voit à quel point le quotidien des ouvrières était rude. En plus de devoir supporter un travail extraordinairement pénible, et de ne pas avoir le temps de s’occuper de leurs enfants, elles vivaient avec la peur constante de perdre un mari ou un fils. On ne peut pas s’imaginer, je crois, à quel point leur vie était difficile, mais aussi à quel point elles étaient vaillantes, parce que malgré tout, elles réussissaient à trouver un peu de joie dans la misère. Les sardinières parlent souvent de l’importance du chant dans leur quotidien, y compris à l’usine, où elles puisent l’énergie nécessaire pour mener tout de front.

« Le sociologue Bernard Friot, qui a beaucoup travaillé sur l’histoire de la sécurité sociale, explique qu’on a tort de parler d’« acquis » sociaux : rien de ce qui est social n’est jamais acquis. Cela a été conquis – et chèrement. »

La dureté de ces existences contraste avec l’opulence des patrons de conserverie. 

Oui, d’autant plus que les usiniers habitent dans la ville, dans de très belles propriétés qui existent d’ailleurs toujours – l’une d’elles, une maison de maître sur le front de mer, abrite un hôtel où descendent aujourd’hui les touristes aisés. Ces maisons sont si belles qu’à l’époque les sardinières les appellent les « châteaux ». Les patrons ont pour habitude de se réunir à Quimper, le chef-lieu du département, dans le très chic café de l’Epée sur les bords de l’Odet et de partir chasser à courre dans les Côtes d’Armor. Le contraste entre le destin des unes et celui des autres laisse sans voix.

Dans ce mouvement collectif qu’est la grève, vous faites ressortir quelques individualités, comme Joséphine Pencalet.

Joséphine Pencalet est considérée comme l’héroïne de la grève. À en croire les Douarnenistes, elle fut la figure de proue, la meneuse, celle qui exhorta ses sœurs à prendre la rue. En réalité, on n’en sait rien. La légende est belle alors on a fait comme à la fin de L’Homme qui tua Liberty Valance, le chef-d’œuvre de John Ford : on a imprimé la légende.

Il est certain que Joséphine Pencalet était dans les cortèges. Charles Tillon lui-même a évoqué dans ses mémoires cette grande fille énergique tenant la drapeau rouge – mais on n’en sait pas plus. Elle ne fait pas partie du comité de grève et ne va pas accueillir Marcel Cachin, député et directeur de L’Humanité, lorsqu’il arrive à Douarnenez. En fait, elle est surtout connue parce que le Parti communiste a eu l’idée pour les élections municipales de 1925 de placer une femme dans chaque liste. C’était malin : à l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de vote, mais rien n’interdisait explicitement qu’elles se présentent. Joséphine Pencalet a donc été élue – c’est l’une des premières femmes élues de France –, a siégé six mois avant d’être dégagée par une décision du Conseil d’État. Tout comme Charles Tillon d’ailleurs, au motif qu’il n’était pas encore domicilié à Douarnenez…

Le contexte de la révolution russe joue aussi à plein dans cette grève. On tente ainsi de réduire le combat des sardinières à un complot communiste. On lit par exemple dans La Journée industrielle du 20 décembre 1924, que « les communistes ont nié la nature politique de cette grève. Elle est au contraire nettement communiste. »  Quelle fut l’implication réelle du PCF dans la grève ?

Les patrons disaient que la grève des Penn sardin n’était pas une « grève de la misère », mais un mouvement révolutionnaire. En comparant Douarnenez à un véritable soviet, ils espéraient ainsi disqualifier le combat et faire oublier les conditions de travail infligées aux ouvrières. Ceci dit, cette lutte était vraiment politique, même si les sardinières n’en avaient pas conscience au début. Un peu comme les gilets jaunes qui, en 2018, disaient qu’ils n’étaient « pas politiques ». En réalité, il n’y avait pas plus politique que ce que faisaient les sardinières.

Grâce aux communistes, une douzaine d’affiliés à la CGTU ou de députés venus leur « tenir le coude » comme elles disaient, les Penn sardin ont commencé à élaborer une pensée politique. Place de la Croix, peu à peu, les cancans ont fait place aux concepts. Et puis, il y avait une assemblée générale, tous les jours, aux halles, avec Flanchec le maire, Lucie Colliard et Charles Tillon. De plus, les placards qu’affichait dans les rues la mairie communiste constituaient de vrais petits cours de sciences politiques. Les « filles de fritures », comme on disait alors, ont donc commencé à manier des notions comme le capital, l’exploitation ; elles ont entendu parler de Marx. Le niveau de conscientisation est monté à toute allure.

Aujourd’hui, à Douarnenez et plus largement en Bretagne, se rappelle-t-on de la grève des Penn Sardin ?

Les Douarnenistes s’en souviennent très bien, tout comme ils se souviennent aussi de la première grève de femmes, en 1905 – victorieuse elle aussi, et qui a servi de répétition générale. S’il y a un risque de folklorisation, il est dû au tourisme de masse : la Penn sardin est parfois envisagée comme un ornement local, aux côtés de la marinière Armor Lux ou du bol à prénom des faïenceries Henriot. Mais à Douarnenez, on sait que leur victoire fut un encouragement dans toute la Bretagne.

Tout ce qu’elles ont obtenu, en plus d’être payées un franc de l’heure, on l’a appelé le « contrat de Douarnenez » et il a servi de modèle pour exiger de semblables droits à Concarneau, Saint-Guénolé, partout. C’est un héritage dont les Douarnenistes sont fiers.

À la fin de votre ouvrage, vous semblez tracer un parallèle entre la grève des Penn Sardin et les luttes actuelles. Pourquoi ?

Je crois qu’une telle histoire nous oblige. Le sociologue Bernard Friot, qui a beaucoup travaillé sur l’histoire de la sécurité sociale, explique qu’on a tort de parler d’« acquis » sociaux : rien de ce qui est social n’est jamais acquis. Cela a été conquis – et chèrement. Mieux vaux donc parler de « conquis sociaux », et avoir bien conscience qu’il faut toujours militer pour les préserver et pour que ne soit pas défait ce qui a été fait.

Quand on voit comment les femmes des usines de Douarnenez se sont battues, avec une sorte de majesté ouvrière, je pense qu’on leur doit vraiment de participer au combat actuel. On leur doit de continuer de défendre les conquis sociaux et de soutenir des luttes comme celle des femmes de Vertbaudet. On entend beaucoup dire que les mobilisations, les grèves, ça ne «  sert à rien ». L’histoire des Penn sardin prouve le contraire. 

À bien y regarder, elles n’avaient aucune chance de gagner. Imaginez : des femmes sans même le droit de voter, sous la flotte, dans le froid de l’hiver 1924, en sabot de bois, ce qui fait que leurs pieds étaient trempés en deux heures de manifestation. Elles n’avaient aucune chance face à des gens aussi déterminés et organisés que les riches patrons des conserveries. Et pourtant, elles ont gagné. Avec les Penn sardin, on sait cette chose précieuse : rien, jamais, n’est perdu d’avance.

Pour en savoir plus :

Anne Crignon, Une belle grève de femmes, Montreuil, Libertalia, 2023

Théo Bernard, « Soviets et salaires : les sardinières dans la grève de Douarnenez (novembre 1924 - janvier 1925) », in : Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n° 154, 2022, p. 123-138

Fanny Bugnon, « De l’usine au Conseil d’État. L’élection de Joséphine Pencalet à Douarnenez (1925) », in : Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 125, 2015, p. 32-44

Jean Vigreux, « La grève des sardinières de Douarnenez (Finistère) en 1924 :  une grève communiste ? », in : ANR PAPRIK@2F, 21 mai 2014