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Interview

1709 : l’annus horribilis de Louis XIV

le 02/07/2024 par Gauthier Aubert , Marina Bellot
le 01/07/2024 par Gauthier Aubert , Marina Bellot - modifié le 02/07/2024

Accablée par les crises, la France de 1709 est au bord de l’explosion. Dans son dernier ouvrage, l'historien Gauthier Aubert raconte mois par mois cette année sans pareille où la révolution avait toutes les raisons d'éclater.
 

Crises climatique, démographique, financière, sociale, diplomatique, militaire et religieuse : l’année 1709 aurait pu voir les institutions françaises voler en éclat et le pays sombrer dans le chaos total. Et pourtant… Malgré les révoltes qui éclatent partout en France, la révolution n’a pas lieu.

Pour comprendre pourquoi, alors que des causes semblables provoquèrent la Révolution française 80 ans plus tard, l’historien Gauthier Aubert s’est plongé dans cette année littéralement extraordinaire qu'il raconte, mois par mois, dans l'ouvrage 1709. L’année où la Révolution n’a pas éclaté

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Qu’est-ce qui vous a donné l’idée et l’envie de vous plonger dans l’année 1709 ? 

Gauthier Aubert : Depuis plusieurs années, j'enseigne le règne de Louis XIV et j'ai donc été frappé par le fait que cette année 1709 ne se résume pas qu'au célèbre « Grand hyver » qui a détruit les récoltes et provoqué une célèbre famine. La conjonction de crises démographique, financière, diplomatique, militaire et même religieuse (c'est aussi l'année de la dispersion de Port Royal) est d'autant plus fascinante que l'enquête de Jean Nicolas, publiée en 2002, montre que 1709 était l'année du plus grand nombre de révoltes entre 1660 et 1789 – avec même des bruits de régicide.

A l'évidence, il y avait là une « année sans pareille » (pour reprendre le titre du livre que Michel Winock a consacré à 1789), jamais étudiée en elle-même, peut-être, justement, car malgré tout, ces crises n'ont pas débouché sur une grande déflagration politique, crise de régime ou révolution.

Quels types de sources avez-vous mobilisées ?

J'ai beaucoup utilisé les correspondances, comme celle, très riche, de Mme de Maintenon, sorte de boîte noire qui nous renseigne sur la cabine de pilotage de l’État royal. Celle des intendants, publiée par Boislisle, m'a aussi été très utile, tout comme les écrits du for privé collectés par de nombreux historiens. En outre, j'ai fait un grand usage du fichier des révoltes de Jean Nicolas pour tenter de faire des émeutes de cette année-là l’encéphalogramme de la situation politique.

On remarque ainsi que c'est en 1709 la dernière fois que des Français crient « Vive le roi sans la gabelle », et au même moment, on trouve les premières traces du « complot de famine » qui sera si important au XVIIIe siècle. Un passage de relais dans la « rébellion française » se dessine précisément en cette année 1709.

Pourquoi faites-vous débuter cette « année terrible » le 8 décembre 1708 ? 

Il faut remonter à la genèse du projet. Je voulais éviter une vue surplombante d'historien pour essayer de sentir comment les contemporains avaient vécu la crise, notamment en connectant leur vécu à leur foi en un Dieu qui punit mais qui sait aussi pardonner. Je me suis alors dit qu'une approche thématique n’était pas adaptée car elle ne mettrait pas assez en évidence l'incertitude du lendemain, entre inquiétude et espoir, que connaissent les Français depuis Louis XIV jusqu'au plus petit paysan. D'où le choix d'un plan chronologique organisé par saisons, la première étant l'hiver.

La chute de Lille, le 8 décembre 1708, terrible brèche dans la citadelle France, m'a semblé être une bonne date de départ, permettant, en amont de la vague de froid de janvier, de planter le décor diplomatico-militaire, cette thématique revenant ensuite sur le devant de la scène à l'été, entre l'Appel du roi à ses sujets (12 juin) et la bataille de Malplaquet (11 septembre). 

Quel est alors le contexte économique, social, sanitaire, politique et militaire de la France ? 

La France est prise, depuis les années 1690, dans un cycle surnommé depuis le grand livre de Marcel Lachiver, Les Années de misère. Le « petit âge glaciaire » jette ses derniers feux, des famines et des épidémies s’ajoutent à des guerres longues et très coûteuses contre une partie de l'Europe. La Guerre de Succession d'Espagne (1701-1714) a commencé alors que le pays n'était pas remis de la Guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697).

La fin du règne de Louis XIV marque le retour du tragique. Le temps n'est plus celui du printemps du règne. Molière, Colbert et Vauban sont morts. Le roi se prépare lui aussi à mourir et se tourne, au milieu des déboires, vers saint Louis, son pieux ancêtre, qui connut lui aussi de grandes difficultés. En face, l'Angleterre s'impose comme un acteur majeur dans une Europe qui supporte mal l'arrogance française.

Ceci explique qu'en mai 1709, considérant que la France a perdu la guerre, ses ennemis lui adressent un audacieux projet de paix destiné à rabaisser le plus grand royaume d'Europe. Louis XIV, bien que conscient des malheurs de ses peuples, décide de refuser l’humiliation d'une défaite et fait le pari que ses sujets le suivront. D'où cet incroyable « Appel du 12 juin 1709 », qui est en quelque sorte l'apogée paradoxal de la monarchie absolue : au milieu des difficultés, le roi remet le sort de son royaume entre les mains de Dieu et prend ses sujets à témoin.

Comment évolue la situation au cours de l’été, puis de l'automne ? 

Sur le front intérieur, le pire de la crise se situe, en gros, en mai. L'été est en effet marqué par la bonne récolte qui cependant tarde à alimenter les marchés, d'où des révoltes de la faim qui perdurent jusqu'en septembre. L'une d'elle, survenue à Paris en août, se traduit même par une tentative de prise de la Bastille.

En même temps, l'armée tient son rôle. Les tentatives d'entrer dans le royaume par la Franche Comté, l'Alsace et la Savoie sont déjouées, tandis qu'est mise en déroute la reprise de l'insurrection protestante camisarde dans le sud du Massif Central. Surtout, la gigantesque armée commandée par Marlborough et Eugène de Savoie est stoppée non loin de Maubeuge, à Malplaquet. Les Français se replient en bon ordre : la route de Paris reste fermée aux ennemis de la France.

L'automne serait presque serein si le royaume, désormais mieux nourri, ne subissait de terribles épidémies qui frappent les plus misérables des sujets, affaiblis par des mois de privation. Et c'est là que Louis XIV décide d'en finir avec Port Royal. C'est, à vue très rationnelle, une bien étrange idée de prendre le risque de raviver la querelle janséniste à l'issue d'une année si terrible. Mais le roi songe aussi à son salut corrélé à son statut de prince chrétien sacré à Reims, et ne peut s'empêcher de penser que les malheurs de son royaume sont au moins en partie les conséquences de ses péchés. Mme de Maintenon, l'épouse du roi, le pense d'ailleurs fortement.

À quoi la France a-t-elle, selon vous, échappé ? Vous échafaudez dans votre ouvrage plusieurs scénarios vraisemblables... 

Vaste question ! L'historien est un peu un prophète du passé advenu et a parfois un peu tendance à penser que ce qui est arrivé devait arriver. Tout le monde n'est pas totalement de cet avis. En 1709, Louis XIV aurait par exemple pu accepter les exigences inouïes des ennemis de la France et accepter une paix humiliante. Comment les Français, la cour, l'armée auraient alors réagi ? Surtout, on sent qu'à plusieurs moments de l'année, la révolte des ventres creux fait craindre que Paris échappe au contrôle du pouvoir.

On ne peut aussi s’empêcher de penser que si les coalisés avaient, comme ils l'espéraient, terrassé les Français à Malplaquet, la route de Paris leur aurait été quasi ouverte et la question de la paix, à nouveau, se serait posée. On oublie d'ailleurs un peu que 1709 est aussi l'année d'un certes encore timide réveil des parlements ou que certains, depuis quelques années, pensent que, pour faire face aux difficultés, il faut convoquer des États généraux.

Comment ces forces politiques mécontentes auraient-elles réagi en cas de grande révolte parisienne ou en cas de déroute militaire ? L'hypothèse d'une révolution n'est pas totalement à évacuer même si, bien sûr, celle-ci aurait été différente de celle de 1789.

Gauthier Aubert est professeur d’histoire moderne à l’université Rennes 2 (UR Tempora). Son ouvrage 1709. L'année où la Révolution n'a pas éclaté est paru aux éditions Calype en 2023.