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Interview

Contre le fascisme : le Front populaire, victoire de l’union des gauches

le 03/07/2024 par Jean Vigreux, Mathilde Castanié
le 03/07/2024 par Jean Vigreux, Mathilde Castanié - modifié le 03/07/2024

Conversation avec l’historien Jean Vigreux au sujet des origines du Front populaire victorieux de 1936, en tant que réponse directe à la menace d’une extrême droite française antisémite organisée.

Le Front populaire fut, comme on le sait, une coalition politique des forces de gauche, communistes, socialistes et radicales, formée en vue des élections législatives du printemps 1936. Après sa victoire et la nomination de Léon Blum en tant que président du Conseil, un puissant mouvement social a exigé au gouvernement nouvellement élu de ne pas trahir leurs promesses.

Jean Vigreux est historien spécialiste du mouvement ouvrier, du Front populaire et de la Résistance. Il a publié une Histoire du Front populaire. L’échappée belle en 2016 et Le Front populaire 1934-1938 aux Presses Universitaires de France en 2011 dans la collection « Que sais-je ? ».

Propos recueillis par Mathilde Castanié

RetroNews : Sait-on comment est forgée l’expression de « front populaire » ?

Jean Vigreux : « Front populaire » est une expression multiple. Au départ l’expression proposée est « rassemblement populaire », lorsque les gauches réagissent au 6 février 1934. En mars 1934 est fondé le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, puis, pendant un an, se met en place ce rassemblement. Mais très vite, le Parti communiste prend l’expression de « front populaire », comme contraction entre le front uni et le rassemblement populaire.

Le Front populaire de février 1936 s’inscrit dans une « ligne antifasciste » mise en place depuis le VIIe Congrès de l’Internationale communiste, fin juillet 1935, sous l’égide du Bulgare Georges Dimitrov (1882-1949).

Dans quel contexte naît le premier Front populaire ?

Le 6 février 1934 est perçu comme un coup de force fasciste rappelant les marches des SA nazis dans la République de Weimar et la Marche sur Rome dans l’Italie fasciste de Mussolini. C’est perçu comme tel, même si ça ne l’est pas. En France les ligues fascistes marchent sur le palais Bourbon, qui est alors le symbole d’une République beaucoup plus parlementaire que la nôtre. Cet événement relève d’une crise politique.

Mais le contexte est aussi celui d’une crise sociale et économique, tout simplement parce que la crise de 1929 touche plus tardivement la France, en 1932 et 1933. On assiste à la faillite de Citroën comme des paysans. La France, alors essentiellement rurale, voit des petites fermes et des métayers saisis. On compte 900 000 personnes au chômage, ce qui est énorme pour l’époque.

Il y a ensuite une crise morale puisque là-dessus arrivent les ligues d’extrême droite, qui dénoncent les étrangers alors que la France est un pays d’accueil pour les exilés, surtout ceux d’Allemagne. N’oublions pas que le premier camp de concentration est créé en 1934 à Dachau. Il y a aussi un vieil antiparlementarisme de la fin du XIXe siècle qui est réactivé à ce moment-là.

Les ligues d’extrême droite, dont l’Action française et les Croix de Feu, rappellent certes les SA d’Hitler et la Marche sur Rome, mais y a-t-il en France une extrême droite prête à gouverner, ou prête à s’adapter aux institutions ?

L’extrême droite n’est pas institutionnelle mais constituée de ligues. Elle n’a pas encore de parti politique. Avec la dissolution des ligues factieuses par la loi du 19 juin 1936, les ligues se reconstituent en partis politiques. Les Croix de feu deviennent ainsi le Parti social français. Il y a des députés d’extrême droite qui siègent aux rassemblements des droites avec l’insigne des Croix de feu, comme Xavier Vallat (1891-1972), qui deviendra le commissaire général aux questions juives du gouvernement de Vichy. Le jour de l’investiture de Léon Blum, le 6 juin 1936, Xavier Vallat déclare à la Chambre : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un juif ».

L’extrême droite peut être présente à l’Assemblée, mais pas en tant que telle, seulement aux côtés des droites. Il n’y avait pas de bipolarisation telle jusque-là car le Parti radical faisait office de « parti pivot », gouvernait tantôt à droite comme tantôt à gauche.

En octobre 1934, des communistes appellent à la création d’un « large front populaire ». Dans quel état sont les forces de gauche avant la victoire du Front populaire ?

Les forces de gauche se sont d’abord réunies parce qu’elles étaient divisées. Le Parti radical était un parti de gouvernement, bien installé, tenu par des notables. De l’autre côté du Parti radical, SFIO et Parti communiste sont frères ennemis depuis le Congrès de Tours (25-30 décembre 1920). Les divisions sont encore plus marquées par la ligne de « classe contre classe » désignée en juillet/août 1928 au VIe congrès de l’Internationale communiste. Les forces de gauches sont divisées au début de l’année 1934.

En revanche, le ciment de l’antifascisme, et de défense de la République, rappelle 1793, la Commune, et le début de l’Union sacrée en 1914. C’est cette idée de la « République en danger » qui fonctionne bien, en 1935. Dans le cadre du Rassemblement populaire, on assiste à une première poussée des forces de gauche aux élections municipales. C’est le début de la banlieue rouge. Au début de 1936, quand les gauches sont unies, elles ont un programme commun : pain, paix, liberté. Le pain, contre la crise économique et sociale, pour lutter contre le chômage. La paix, parce que le fascisme italien a lancé la guerre en Éthiopie en 1935. La liberté, parce que les libertés fondamentales sont menacées par l’extrême droite, le fascisme et le nazisme. On sait très bien qu’en six mois Hitler a transformé la République de Weimar en dictature.

Dans l’alliance, il ne faut pas oublier une centaine d’organisations, de syndicats, de mouvement de sports ouvriers et d’éducation populaire, la Ligue des Droits de l’homme (LDH, fondée au moment de l’affaire Dreyfus), et d’autres encore. Le Front populaire est uni, des démocrates-chrétiens jusqu’à certains trotskystes léninistes !

Le programme a-t-il fait consensus à gauche ou bien y a-t-il eu beaucoup de candidatures dissidentes ?

Il n’y a pas de candidature unique. Chaque organisation présente ses candidats. Celui qui arrive en tête est soutenu par les autres. On part avec le même programme – pain, paix, liberté – mais il peut y avoir de petites inflexions en fonction des partis. Avec le Parti communiste reprenant sur son affiche Mirabeau et son slogan « Faire payer aux riches », on est bien au cœur d’une adaptation politique du programme. On vote ensuite pour celui qui est en tête. Il y a très peu de dissidences au total.

En 1936 Léon Blum est « la » figure abhorrée par l’extrême droite. Comment devient-il la figure historique du Front populaire ?

Léon Blum est le responsable du groupe parlementaire socialiste. Comme on est dans une République parlementaire, il a un rôle essentiel. En février 1936 effectivement il a failli se faire lyncher par les Camelots du roi jusqu’à ce qu’heureusement des ouvriers descendent d’un toit d’immeuble pour défendre le « camarade Blum ».

Avec l’Action française, on est au cœur d’attaques très dures, considérant Léon Blum comme apatride parce que juif. Comme les rapports de force à gauche changent au cours des élections de 1936, et que la SFIO passe devant, c’est dans ce groupe là que l’on va chercher le président du Conseil de l’époque. Léon Blum s’installe alors à Matignon.

Si les élections ont lieu entre le 27 avril et le 3 mai, il ne prend la présidence que le 6 juin 1936, c’est-à-dire qu’il suit le calendrier électoral prévu normalement. Il s’inscrit véritablement dans les institutions de la République. Même les communistes comme Waldeck Rochet (1905-1983), un nouveau député du Front populaire, ne se sont pas prononcés pour la révolution et s’inscrivent bien dans le modèle républicain :

« Les électeurs ne se sont pas prononcés pour la révolution, nous ne sommes ni des putschistes, ni des partisans du tout ou rien. »

Entre juin 1936 et avril 1938, la coalition du Front populaire produit quatre gouvernements. Le premier gouvernement est dirigé par le socialiste Léon Blum, les deux suivants par le radical Camille Chautemps, le dernier l’est à nouveau par Blum. Pourquoi les communistes soutiennent-ils les gouvernements sans y participer ?

Maurice Thorez aurait aimé participer au gouvernement, on le sait maintenant grâce à de nouvelles archives venues de Moscou, mais l’Internationale communiste y met un veto au VIIe Congrès de l’Internationale. Georges Dimitrov avait permis à la nouvelle ligne de mettre en place le Front populaire, mais le VIIe Congrès décide de ne pas participer au gouvernement d’une république « bourgeoise ». A propos de cette absence de participation au gouvernement, Paul Vaillant-Couturier (1892-1937) parlait de « ministère des masses ».

L’antifascisme du Front populaire concerne-t-il seulement l’intérieur du pays ou a-t-il des visées géopolitiques ?

Il a des ambitions géopolitiques mais est tout de suite pris dans des injonctions contradictoires. Pacifisme ou bellicisme ? Est-ce qu’on est pacifistes jusqu’au bout avec les radicaux et les Britanniques, ou est-ce qu’on défend le Front populaire espagnol ? Les communistes participent à la création des Brigades internationales pendant la Guerre d’Espagne par exemple.

En revanche, lorsqu’Hitler réarme l’Allemagne, le Front populaire réarme la France. En 1939 les Français ont ainsi plus de chars que les Allemands. Les avions militaires sont même nationalisés sous le Front populaire.

Les avancées sociales obtenues lors du Front Populaire sont-elles dues à la volonté et à l’action du gouvernement, ou plutôt aux grèves et à la pression exercée par le mouvement social ?

Les deux. Léon Blum prend Matignon et devient un président du Conseil sans autre portefeuille, dans une véritable logique de chef d’orchestre. La politique du programme du Front populaire est une réponse aux attentes du mouvement social. Avec jusqu’à deux millions de grévistes, c’est le mouvement social le plus fort de ce premier XXe siècle. Comme le disait Benoît Frachon, secrétaire de la CGTU de 1933 à 1936, « on a tout obtenu ». On peut citer les exemples de la semaine de 40 heures, les congés payés, les conventions collectives, les hausses de salaires… mais aussi le fait que les déléguées ouvrières puissent voter dans leurs usines pour la première fois.

Même si le suffrage universel n’est pas obtenu en 1936, et même si la première nomination de femmes ministres (Suzanne Lacore à la protection de l’enfance, Cécile Brunschvicg à l’éducation nationale, Irène Joliot-Curie à la recherche) ne suffit pas à permettre aux femmes de voter et de se présenter à des élections. Pour reprendre l’expression de la journaliste Louise Weiss (1893-1983), « trois hirondelles ne font pas le printemps ».

Le Front populaire a-t-il amélioré le sort des colonisés ou la joie partagée s’est-elle limitée à la métropole ?

Le monde colonial est aussi concerné, avec les accords Matignon, appliqués dans les colonies à partir de décembre 1936, et avec les amnisties. Mais les tentatives d’élargissement de la citoyenneté en Algérie avec le projet Blum-Viollette sont combattues par les colons de la manière la plus violente possible.

Les partis nationalistes émergent après le Front populaire. Le Parti communiste algérien s’autonomise du PCF. L’Étoile nord-africaine de Messali Hadj, une organisation d’abord soutien du Front populaire mais déçue, en appelle à des logiques d’indépendance.

Pourquoi Léon Blum quitte-t-il le pouvoir en 1938 ?

Léon Blum avait demandé les pleins pouvoirs en matière financière, ce qui lui a été refusé deux fois de suite par le Sénat. Léon Blum n’a pas tout obtenu pour mener une politique de la relance, de type keynésien. De plus, il y a une fuite des capitaux qu’on estime de 4 à 8 milliards de francs ! Une partie de la bourgeoisie française et espagnole, par peur des fronts populaires, place ses capitaux ailleurs, notamment en Suisse. Le secret bancaire suisse est ainsi adopté en 1934.

L’historien Marc Bloch, écrit dans L’Étrange défaite qu’il n’a « nulle envie d’entreprendre l’apologie des gouvernements du Front populaire ». Pour lui, le Front populaire « le vrai, celui des foules, non des politiciens », est une histoire d’enthousiasme collectif par le bas, plutôt qu’une histoire de stratégies politiques par le haut. N’est-ce pas le Front populaire des politiciens qui est aujourd’hui le plus investi par les pratiques mémorielles, davantage que le Front populaire des foules ?

Le Front populaire est bien incarné par des hommes, tels Roger Salengro, Léon Blum, Maurice Thorez, Jean Zay, etc. N’oublions pas tous les efforts faits dans l’Éducation nationale, et l’âge obligatoire des études repoussé jusqu’à 14 ans ! Marc Bloch écrit sur le Front populaire dans L’Étrange défaite avec les enjeux de 1940, parce que les radicaux ont choisi de gouverner avec la droite à partir de 1938. Le gouvernement du Front populaire tombe lorsque le Parti radical se rallie à la droite.

Mais Marc Bloch dit aussi qu’il ne faut jamais perdre de vue la fissure que le Front populaire a faite dans la société française. On pense à la joie des grèves, à la chanson « Y a d’la joie » de Charles Trenet, au film La Belle équipe de Julien Duvivier…

S’il y a bien eu un aspect festif à la période du Front populaire, on a en même temps assisté à une haine très forte, une polarisation extrême, des bagarres et des manifestations de l’antisémitisme extraordinairement violentes. Ainsi, n’oublions pas tous ceux qui ont préféré Hitler au Front populaire.