Interview

Etats-Unis, 2024 : « C'est la première fois que la démocratie se retrouve en balance lors d'une présidentielle »

le 04/11/2024 par Bob Riel, Jean-Marie Pottier
le 30/10/2024 par Bob Riel, Jean-Marie Pottier - modifié le 04/11/2024

Auteur d'une histoire des campagnes présidentielles outre-Atlantique, l'essayiste Bob Riel jette un regard rétrospectif sur celles des deux siècles et demi écoulés pour éclairer celle qui se termine.

Le 5 novembre 2024, les électeurs américains sont convoqués, pour la soixantième fois de leur histoire, afin d’élire leur président. Si le duel entre Kamala Harris et Donald Trump affiche une intensité inédite, se replonger dans les scrutins du passé permet d'y repérer de nombreux échos avec la politique américaine contemporaine. Éclairage avec l'essayiste Bob Riel, auteur de Quest for the Presidency. The Storied and Surprising History of Presidential Campaigns in America (Potomac Books, 2022, non traduit), un essai sur deux et siècles et demi de bataille pour la Maison-Blanche.

Propos recueillis par Jean-Marie Pottier

RetroNews : Votre livre raconte en détail chaque scrutin présidentiel l'un après l'autre, mais aussi en traçant des passerelles entre eux. Qu'est-ce qui rend l'élection de 2024 unique ? Qu'est-ce qui la rapproche des autres ?

Bob Riel : Il est évident que la démocratie américaine, à l'exception de l'époque de la guerre de Sécession, n'a jamais été dans sa situation actuelle. C'est la première fois que la démocratie se retrouve en balance, avec le candidat d'un grand parti qui déclare que l'autre parti est l'ennemi. Si la campagne et les prises de position de Kamala Harris sont dans la lignée de celles du passé, Donald Trump, lui, ne défend même pas vraiment un programme pour son second mandat : toute sa campagne est fondée sur un sentiment d'injustice et de colère. C'est un peu comme si deux univers complètement différents se retrouvaient en présence.

Une comparaison possible serait le fait que cette élection se joue sur le fil du rasoir, ce qui la rend très similaire à celles de 1960 et de 2000 : ces deux années-là, au début de la dernière semaine de campagne, les candidats semblaient à égalité et personne n'avait la moindre idée de ce qui allait se produire. En 1960, John F. Kennedy l'a emporté d'un peu plus de 100 000 voix au plan national et son élection n'a pas été annoncée avant le lendemain, alors que tous les votes étaient alors décomptés le même jour. Et en 2000, personne n'a oublié que l'élection s'est jouée à 500 voix en Floride et qu'il a fallu des semaines avant que George W. Bush ne soit déclaré vainqueur.

Des deux côtés, l'enjeu du scrutin semble existentiel. Les États-Unis ont-ils déjà vécu une situation politiquement aussi tendue ?

Deux autres époques dangereuses me viennent en tête. La première est la guerre de Sécession, où se posait la question de la survie du pays dans son état actuel. Mais je ne suis pas sûr que la démocratie ait alors constitué l'enjeu d'une élection : les États-Unis ont même organisé une élection démocratique en plein milieu de la guerre civile, en 1864, durant laquelle l'un des généraux de Lincoln, George McClellan, qu'il avait renvoyé, s'est présenté contre lui.

La deuxième époque, ce sont les années 1930, mais le danger ne s'y est pas non plus nécessairement manifesté durant une élection en particulier. Pendant la Grande Dépression, les États-Unis ont connu des mouvements autocratiques à gauche et à droite. Des dirigeants de Wall Street admiraient l'action de Mussolini et pensaient qu'il constituait un exemple à suivre. À gauche, vous aviez aussi des autocrates, comme le gouverneur de Louisiane Huey Long. Aujourd'hui, aux yeux de l'histoire, Franklin D. Roosevelt incarne le père du New Deal, une figure progressiste. Mais à l'époque, il était davantage vu comme un juste milieu qui allait protéger le pays des mouvements autocratiques des deux côtés du spectre.

Dans les deux cas, il y avait donc un facteur de basculement, une guerre et une dépression, contrairement à aujourd'hui. D'autres pays ont fait face à l'ascension d'un potentiel autocrate mais dans la plupart du cas, cela a été en réponse à une catastrophe économique. Ce qui est surprenant aux États-Unis – à part l'inflation élevée dont le monde entier a souffert durant la gueule de bois de l'après-Covid –, c'est que l'économie est plutôt robuste en ce moment.

Peut-on aussi comparer cette élection à celle de 1968, soit la dernière fois où un président en poste a renoncé à se présenter pour un second mandat, et aussi un scrutin marqué par des épisodes violents, notamment les assassinats de Martin Luther King et Bobby Kennedy ?

Joe Biden a jeté l'éponge en juillet mais Lyndon Johnson l'avait fait en mars, assez tôt pour que les démocrates puissent organiser une campagne interne pour désigner leur nouveau candidat. Cette année, il n'y a pas eu de bataille pour l'investiture.

Une autre comparaison qu'on peut faire, c'est entre Donald Trump et George Wallace, qui s'était présenté en candidat indépendant cette année-là sur un programme très ségrégationniste, juste après la signature par Johnson du Civil Rights Act de 1964 et du Voting Rights Acts de 1965, qui conféraient aux Noirs du Sud des droits civiques et de vote qu'ils n'avaient pas. D'une certaine façon, 1968 est l'année où la vie politique américaine a commencé à se fracturer pour devenir de plus en plus tribale au fur et à mesure des décennies.

Comment expliquez-vous cette polarisation ?

Je pense à une combinaison de trois facteurs. Le premier a été le retour de manivelle du mouvement des droits civiques des années 1960, qui a poussé les gens à se dresser les uns contre les autres selon leur couleur de peau. En 1968, les conservateurs du Sud, qui votaient démocrate depuis la présidence d'Andrew Jackson (1829-1837), ont soudain rompu en masse avec le parti au profit de George Wallace. L'administration Nixon a prospéré sur le succès de ce dernier : elle s'est rendu compte que, sans se montrer ouvertement raciste, elle pouvait jouer sur l'anxiété blanche sur des sujets comme les programmes sociaux ou la déségrégation scolaire. Ce qu'on a appelé la « stratégie sudiste » a éloigné du parti démocrate non seulement les conservateurs du Sud mais aussi beaucoup de travailleurs du Nord. Aujourd'hui encore, les propos de Donald Trump à propos des immigrés haïtiens dans l'Ohio renouent avec cette stratégie vieille de cinquante ans.

Le deuxième facteur est la stratégie délibérée menée dans les années 1990, au début de l'administration Clinton, par le leader républicain du Congrès Newt Gingrich : sa théorie était que la politique ressemblait de plus en plus à la guerre et qu'il fallait dégoûter suffisamment les électeurs de Washington pour qu'ils renvoient ceux qui étaient au pouvoir et élisent ceux qui n'y étaient pas. Il a convaincu ses collègues républicains, dont certains étaient dubitatifs, de s'opposer systématiquement aux propositions des démocrates, avec l'idée que si rien ne passait, c'est le parti au pouvoir qui serait jugé responsable, même si c'était l'opposition qui avait fait de l'obstruction. Cette tactique a survécu.

Le troisième facteur est la constitution dans les années 1990 d'une énorme machine de propagande de droite autour de Fox News et des talk-shows radios de personnalités comme Rush Limbaugh, puis, et cela s'est manifesté dans le monde entier, la montée en puissance des réseaux sociaux. Progressivement, l'idée est devenue moins de présenter un point de vue différent, mais davantage de tempêter contre l'autre camp. Je vois des amis dans mon entourage, des gens bien, qui mènent une vie de famille tranquille, contribuent à la vie de la communauté, vont à l'église et entraînent les équipes sportives de leurs enfants, poster en ligne des mèmes complètement insensés à propos des élus républicains et démocrates. Cela me stupéfie.

Depuis 2000, la plupart des élections présidentielles ont été serrées. À l'inverse, au XXe siècle, il n'était pas rare de voir un candidat écraser son adversaire avec autour de 60 % des voix et 45 États remportés sur 50 : Roosevelt en 1936, Johnson en 1964, Nixon en 1972, Reagan en 1984...

C'est l'effet de la polarisation et du tribalisme du pays. Johnson n'aurait pas pu atteindre ce score si des républicains n'avaient pas voté pour lui. Reagan n'aurait pas pu atteindre ce score si des démocrates n'avaient pas voté pour lui. En 1972, des démocrates se sont détournés de George McGovern pour voter Nixon avant de voter à nouveau démocrate en 1976. Il est des élections où l'un des candidats paraît si inacceptable que des électeurs changent de camp, ce qui amène l'autre candidat à 60 %. Quatre ans plus tard, ils retournent à leur parti. Cela n'est plus possible aujourd'hui à cause de ce que la science politique appelle l'« esprit de parti négatif », le fait qu'un nombre énorme d'électeurs votent contre l'adversaire davantage que pour leur candidat. L'autre camp est constitué d'ennemis, pas juste de personnes qui ont des opinions différentes.

Donald Trump pourrait devenir le seul homme après le démocrate Grover Cleveland, président de 1885 à 1889 puis de 1893 à 1897, à reconquérir la Maison-Blanche après avoir dû la quitter. Pourquoi est-ce aussi difficile de redevenir président ?

Je pense que c'est un sentiment courant en politique, y compris dans d'autres pays : quand vous avez perdu, vous avez perdu. Les électeurs vous ont rejeté, le parti veut passer à autre chose. Le cas de Grover Cleveland est intéressant parce qu'il a en fait remporté le vote national deux fois, a gagné une élection très serrée en 1884 et en a perdu une très serrée en 1888, qui a tenu pour l'essentiel à une bataille très disputée dans les États de New York et de l'Indiana. Il était donc encore plutôt populaire, les démocrates ont eu le sentiment qu'il n'avait perdu qu'à cause du basculement de ces deux États très serrés alors qu'il avait gagné le vote national et n'ont pas éprouvé de problème à se tourner à nouveau vers lui. Sa femme, le jour où ils ont quitté la Maison-Blanche, a adressé un discours de remerciement au personnel et leur a affirmé qu'elle et son mari reviendraient quatre ans plus tard.

Je pense que Trump partageait ce sentiment quand il est parti. En ce sens, il y a certainement une comparaison à faire, ainsi qu'avec le caractère très serré de la politique américaine à l'époque, même si elle n'était pas aussi dramatiquement polarisée.

« Durant l'ère industrielle, soudain, le gouvernement s'est retrouvé le seul capable d'aider les Américains ordinaires ; en parallèle a émergé le sentiment selon lequel, pour aider les entreprises, il fallait écarter le gouvernement de leur route. Les partis ont alors échangé leurs positions : les démocrates sont passés du parti du gouvernement minimal à celui du gouvernement puissant, les républicains ont fait le chemin inverse. »

Vous écrivez dans votre livre que le tournant des XIXe et XXe siècles, période que nous Français connaissons moins que la guerre de Sécession ou la Grande Dépression, est instructif pour comprendre la politique américaine aujourd'hui.

Si vous demandez à un Américain qui ne suit pas la politique de près de parler des présidents de cette époque, il n'en aura aucune idée. Dans les années 1930, l'écrivain Thomas Wolfe a publié une nouvelle où il qualifiait les présidents des années 1880-1890, Rutherford B. Hayes, James A. Garfield, Chester A. Arthur et Benjamin Harrison, d'« Américains engloutis » parce que personne ne se souvenait d'eux. Beaucoup de choses ont pourtant fermenté durant cette période oubliée. L'époque de la Guerre civile s'effaçait et l'Amérique était prête pour quelque chose de neuf. C'était une ère d'industrialisation et d'inventions, de l'ampoule électrique à la construction du pont de Brooklyn. On en parle comme du Gilded Age, « l'époque dorée », car un certain nombre d'individus très riches détenait beaucoup de pouvoir. Un grand nombre d'immigrés arrivaient et beaucoup de gens étaient frustrés par leur dur travail et avaient l'impression d'être exploités par les grandes corporations. Au final, tout cela a réorienté la vie politique et produit ce qu'on a appelé l'« ère progressiste », dont les deux présidents les plus connus sont Theodore Roosevelt (1901-1909) et Woodrow Wilson (1913-1921).

L'intéressant, et d'une certaine manière cela nous ramène à Trump, c'est que cette époque a changé les deux partis. Depuis l'époque de Thomas Jefferson (1801-1809), les démocrates étaient le parti de l'homme de la rue, de l'Américain ordinaire. En face, ceux qu'on a appelés les fédéralistes, puis les Whigs, puis les républicains étaient le parti des milieux d'affaires. Mais au XIXe siècle, être le parti des Américains ordinaires signifiait maintenir le gouvernement à l'écart de leur vie, et être le parti des milieux d'affaires voulait dire investir dans les infrastructures, promouvoir le protectionnisme et les droits de douane. Durant l'ère industrielle, soudain, le gouvernement s'est retrouvé le seul capable d'aider les Américains ordinaires ; en parallèle a émergé le sentiment selon lequel, pour aider les entreprises, il fallait écarter le gouvernement de leur route. Les partis ont alors échangé leurs positions : les démocrates sont passés du parti du gouvernement minimal à celui du gouvernement puissant, les républicains ont fait le chemin inverse.

En quoi cela nous ramène-t-il à l'Amérique de Trump ?

Ce qui est fascinant, c'est que pendant deux cents ans, la classe ouvrière votait au nom de ses intérêts économiques mais que depuis quelques décennies, elle vote républicain, et les diplômés du supérieur démocrate – mais pour des raisons culturelles, pas économiques. Les républicains ont utilisé les sujets culturels pour donner aux classes ouvrières le sentiment que les élites progressistes agissaient contre elles. On parle ainsi d'un « réalignement » quand certaines catégories démographiques qui votaient traditionnellement pour un parti migrent en masse vers l'autre, parfois d'un seul coup, le plus souvent au long de plusieurs décennies. Dans les années 1930, beaucoup de progressistes qui votaient traditionnellement républicain sont devenus démocrates. Dans les années 1960, beaucoup de conservateurs du Sud, démocrates comme leurs parents, leurs grands-parents ou leurs arrière-grands-parents avant eux, ont commencé à migrer vers le parti républicain à cause des sujets raciaux et de la défense des droits des États fédérés.

Depuis quelques décennies, au fur et à mesure des élections, la classe ouvrière passe au parti républicain, avec l'exemple dès les années 1980 de ceux qu'on a appelés les Reagan democrats, qui ont permis une domination écrasante du parti républicain vers la fin du XXe siècle. L'électeur diplômé habitant en banlieue résidentielle, qui votait républicain dans les années 1980, a lui migré vers les démocrates avec les présidences de Bill Clinton (1993-2001) et de Barack Obama (2009-2017).

Vous dites classes ouvrières, mais il s'agit des classes ouvrières blanches avant tout, non ?

Oui, mais les sondages montrent actuellement qu'un pourcentage, certes petit, d'électeurs noirs et latinos des classes populaires se tournent vers le parti républicain. Et un pourcentage d'électeurs modérés des banlieues résidentielles qui votaient traditionnellement républicain, mais ne sont pas enthousiasmés par ce que Trump est en train de faire du parti, sont en train de se tourner vers les démocrates. Si cette tendance se solidifie, cela indiquera un réalignement beaucoup plus solide.

De même que Trump fait face au défi de rejoindre Grover Cleveland dans l'histoire, Kamala Harris fait face à celui de passer directement de la vice-présidence à la présidence, ce que seul George H.W. Bush (1989-1993) a réussi depuis un siècle. Pourquoi est-ce si rare ?

Vous mentionnez George Bush Sr. mais avant lui, le dernier exemple était Martin Van Buren en 1836 : si Kamala Harris gagne, elle sera seulement la deuxième depuis cette date !

C'est un mystère, car il semble que passer de la vice-présidence à la présidence devrait être un phénomène naturel. La seule explication que je vois, c'est que les Américains tendent à ne pas voter pour le même parti trois fois de suite, ce qui complique la tâche de quelqu'un qui a été vice-président pendant huit ans. David Axelrod, qui a dirigé la campagne d'Obama en 2008, a une théorie comme quoi quand un président quitte la Maison-Blanche, le suivant est toujours son contraire parce que les Américains veulent du nouveau. C'est un véritable défi pour un vice-président que de souligner toutes les réussites de son administration tout en apparaissant comme un personnage neuf.

En 2000, ainsi, Al Gore a marché sur une ligne de crête alors que l'économie était prospère et le budget équilibré et que son adversaire George W. Bush affirmait que Clinton était talentueux et avait réussi des choses – mais que les Américains étaient fatigués des scandales après l'affaire Monica Lewinsky et la tentative de destitution. C'est l'une des raisons pour lesquelles Gore avait choisi Joe Lieberman comme candidat à la vice-présidence car ce dernier avait été l'un des premiers démocrates du Congrès, si ce n'est le premier, à critiquer Clinton pour sa moralité.

En revanche, le fait que Kamala Harris puisse devenir la première présidente des États-Unis, ou encore la première personnalité d'origine asiatique ou la deuxième personnalité afro-américaine à remporter la présidence, ne semble pas susciter la même frénésie qu'en 2008 ou 2016...

Kamala Harris elle-même n'en a pas fait un enjeu majeur, elle ne se présente pas comme « femme candidate » ou « candidate noire » mais tente de faire campagne comme une candidate présidentielle classique. Peut-être que la candidature de Hillary Clinton en 2016 ou la victoire d'Obama en 2008 ont diminué cet enjeu. Je pense néanmoins qu'il demeure au sein d'un segment de la population qui se sent mal à l'aise à l'idée d'avoir une femme présidente. Pour le reste, je pense que peu importe qui est le candidat démocrate en face, les gens sont soit à fond pour Trump soit complètement contre lui car ils sont terrifiés par l'avenir du pays.

Depuis son entrée en lice, Kamala Harris est constamment donnée en tête dans la moyenne des sondages mais pourrait néanmoins recueillir moins de grands électeurs que Donald Trump. Cela s'était déjà produit lors de l'élection de ce dernier en 2016, ainsi qu'en 2000, mais jamais pendant plus d'un siècle auparavant...

On oublie qu'il y a eu d'autres moments où cela a failli se produire et cela n'a pas été le cas, peut-être juste l'effet du hasard. En 1916, Woodrow Wilson a été réélu au terme d'un long dépouillement serré en Californie. Si son adversaire, Charles Evans Hughes, avait remporté cet État, Wilson aurait remporté le vote populaire mais aurait perdu la présidence. La même chose s'est produite en 1948 avec Harry Truman et Thomas Dewey, ou en 1976 entre Jimmy Carter et Gerald Ford, ou encore en 2004 entre George W. Bush et John Kerry : si Kerry avait pu faire bouger 100 000 voix dans l'Ohio, il aurait perdu le vote national mais gagné l'élection. En 1968, lors du duel entre Nixon et Humphrey, George Wallace avait gagné cinq États dans le Sud et n'était pas passé loin d'en gagner un ou deux autres : si une poignée de votes s'étaient déplacés dans quelques États, personne n'aurait obtenu la majorité absolue au sein du collège électoral et il serait revenu au Congrès d'élire le président et le vice-président.

Quand nous regardons la carte des résultats de la présidentielle américaine, nous sommes habitués à voir les démocrates dominer les deux côtes, Ouest et Est, et les républicains dominer les vastes étendues de territoire entre les deux. L'Amérique a-t-elle déjà connu une répartition différente ?

Absolument. Un exemple évident est qu'à l'époque où les républicains étaient davantage progressistes, le Nord était républicain et le Sud démocrate ; aujourd'hui, c'est l'inverse. La Californie était autrefois, jusqu'aux années 1980, un État solidement républicain, ou à tout le moins en balance, et aujourd'hui elle est solidement démocrate. La carte change à mesure que la démographie change.

Je vis en Arizona, qui était traditionnellement un État républicain et est devenu un swing state à cause d'un afflux d'électeurs latinos et de personnes venues de Californie à la recherche de logements moins chers. En 2000, l'Ohio et la Floride étaient les deux grands swing states qui ont décidé l'élection entre Bush et Gore, aujourd'hui ils sont solidement républicains. La Virginie était un bastion républicain jusqu'à que Barack Obama ne la fasse basculer en 2008, et aujourd'hui elle est fermement démocrate : un phénomène que l'on attribue à l'installation dans le nord de l'État, qui constitue la banlieue de Washington D.C., de plus en plus d'électeurs diplômés du supérieur appartenant aux classes moyennes ou aisées.

Il y a quelques semaines, lorsque le démocrate Jimmy Carter a fêté son centenaire, des observateurs ont ressorti avec étonnement la carte électorale de la présidentielle 1976 : cette année-là, l'État qui avait assuré sa victoire était le Mississippi, très solidement républicain en 2024...

C'est bizarre, n'est-ce pas ? Mais si on y repense, c'était seulement une décennie après le début du basculement des habitants du Sud vers le parti républicain. Ils avaient encore derrière eux plus d'un siècle d'histoire durant laquelle leurs ancêtres votaient en masse démocrate. Tout d'un coup, les démocrates investissent un sudiste, chrétien évangélique, qui, malgré sa réputation de « socialiste » aujourd'hui parmi certains républicains, était en fait un démocrate plutôt conservateur. Clinton a gagné une poignée d'États du Sud dans les années 1990 mais Carter était le dernier démocrate à s'être constitué une position vraiment solide dans la région. Aucun démocrate ne serait considéré acceptable aux yeux des électeurs du Sud aujourd'hui…

Votre livre est construit en sept grandes séquences chronologiques d'une petite dizaine d'élections chacune. Pourquoi commencez-vous la dernière en 2008, avec l'élection d'Obama, et pas 2016, avec celle de Trump ?

L'élection d'Obama a été évidemment historique et, à l'époque, donnait le sentiment d'une « ère nouvelle » dans la politique américaine. Mais, surtout, rétrospectivement, je réalise que Trump a été une réaction à Obama : beaucoup de gens ont eu l'impression qu'Obama représentait l'avènement d'une démocratie multiculturelle et multiraciale, certains pour s'en réjouir, d'autres pour penser que leur mode de vie traditionnel disparaissait. Et il faut se souvenir que Donald Trump a été le plus grand promoteur de ce qu'on a appelé le birtherism pendant la présidence Obama, ce mensonge insensé selon lequel il était né au Kenya et n'était constitutionnellement pas autorisé à être président des États-Unis. Cette théorie a été tellement martelée qu'un pourcentage substantiel de républicains l'ont crue.

Si l'on regarde les deux coalitions opposées qui les ont portés au pouvoir, on y voit, en quelque sorte, les premiers signes d'une nouvelle ère de la politique américaine. Obama représente une Amérique cosmopolite, à l'aise avec le multiculturalisme, davantage diplômée et urbaine. La coalition Trump est plus rurale, ouvrière, religieuse, moins diplômée. Si vous regardez les résultats de l'élection de 2020 au niveau des 3 000 comtés des États-Unis, Trump en a gagné autour de 2 500 et Biden seulement 500 ; mais ces derniers représentent plus de 70 % du PIB américain.

Voyez-vous un scénario pour 2024 qui nous conduirait à un nouveau chapitre ?

Si Harris bat Trump, cela dépendra de ce qui se produit ensuite au sein du parti républicain. Demeure-t-il un parti dominé par la tendance MAGA, Make America great again ? Ou revient-il, au moins en partie, à ce qu'il était auparavant ? Il y a des dirigeants républicains actuellement, comme Nikki Haley ou Mitt Romney, qui n'apprécient pas Donald Trump mais refusent de soutenir publiquement Kamala Harris : il y a quelques semaines, Romney a dit qu'il ne voulait pas le faire car il voulait participer à la reconstruction du parti républicain.

Un autre scénario, en cas de victoire de Kamala Harris, est que le parti républicain se fracture, comme cela avait été le cas avec les Whigs au XIXe siècle : il y aurait d'un côté la version MAGA du parti républicain, et de l'autre un parti plus traditionnellement conservateur.

Journaliste et essayiste, Bob Riel est l'auteur de Quest for the Presidency. The Storied and Surprising History of Presidential Campaigns in America (Potomac Books, 2022, non traduit), un ouvrage où il retrace chaque élection présidentielle depuis 1789 et sa contribution à l'histoire des États-Unis.