1945 : premiers récits des horreurs de Mauthausen
À peine deux mois après la libération du camp de concentration de Mauthausen-Gusen, plusieurs voix de survivants français se font entendre dans les pages de Ce soir. Leur témoignage révèle l’ignominie sans limite des geôliers SS.
Paul Tillard, journaliste communiste revenu sauf de l’enfer de la déportation, entame, à son retour en France, une chronique hebdomadaire dans les pages du journal de gauche Ce soir : « Au fond de l’enfer nazi ».
À travers plusieurs articles, le résistant et collaborateur régulier du magazine Regards se propose de récapituler et de décrire sans ambages les atrocités qu’il a vécues et dont il a été le témoin dans le camp de concentration de Mauthausen, « camp de travail de niveau III » bâti dans le nord de l’Autriche rattachée à l’Allemagne nazie.
Dans l'édition du 24 août, trois mois après la libération du camp, il livre un récit hallucinant, démonstration par le menu de l’étendue du sadisme nazi :
« Un convoi de quatre-vingt sept juifs hollandais vient d'arriver à Mauthausen. Ils ont été affectés au travail de la carrière.
Mais avec eux sont descendus un SS connu sous le nom de la “demoiselle blonde” et un Kapo surnommé “Hans le tueur”, spécialistes des exécutions de Juifs.
Dans la matinée, quarante-sept Juifs ont été tués à coups de manche de pioche par les deux bandits. Après la soupe de midi, ces cadavres sont remontés au camp pour être brulés au four crématoire. »
Puis, un peu plus loin :
« En revenant, Hans et la “demoiselle” choisirent quatre Juifs parmi les plus valides et restèrent au sommet de la carrière, tandis que nous redescendions l'escalier pour rejoindre nos Kommandos.
Conduisant les quatre malheureux, ils s'approchèrent du bord à un endroit ou la muraille tombait à pic jusqu'au fond du gouffre. Là, ils leur proposèrent un marché :
– Vous allez vous battre deux par deux. Celui qui réussira à faire tomber l'autre dans le gouffre aura la vie sauve.
Et ils s'assirent tranquillement pour jouir du spectacle. »
Construit en août 1938 dans le nord de l'Autriche, à une vingtaine de kilomètres de Linz et à proximité immédiate du Danube, Mauthausen-Gusen était un camp de travail dont les conditions de détention comptaient parmi les plus dures du système concentrationnaire nazi.
Toute proche du camp, une grande carrière de granit, exploitée par les SS, avait déterminé le choix de son emplacement.
Jusqu'en 1945, près de 320 000 prisonniers se tueront à la tâche pour y extraire de la roche, dans des conditions inhumaines.
Étant situé en Autriche, rattachée à l'Allemagne par l’Anschluss de 1938 [voir notre article], Mauthausen n’a pas fait partie des camps destinés à mettre en pratique la Solution finale – au contraire des établissements implantés dans les autres pays d’Europe centrale. Toutefois, de nombreux Juifs européens sont morts entre ses murs. Car ici, les nazis ont expérimenté d'autres méthodes, tout aussi inhumaines, afin d’éliminer massivement les prisonniers.
Paul Tillard décrit par exemple, dans l'édition du 29 août de Ce soir, le sort réservé à ceux qui avaient le malheur de tomber malades dans l’enceinte du camp.
« Le nombre de malades logeant dans chaque Block était inimaginable. 2 000 hommes arrivaient à se caser dans une baraque d'environ 60 mètres de long sur 20 mètres de large. […]
Les hommes aigris par la maladie, anxieux devant la perspective de la mort, et qui ne pouvaient s'exprimer entre eux – Yougoslaves, Russes, Français, Italiens étaient mêlés sans aucun souci d'affinités de races – devenaient d'une méchanceté inouïe les uns pour les autres.
Ils se mordaient, se griffaient, se livraient des batailles furieuses. Ces combats se terminaient presque toujours de la même façon. Les lits s'effondraient dans un désordre indescriptible.
Le chef de Block se précipitait, matraque en main et frappait les combattants dont beaucoup mouraient sous les coups. »
D’après Tillard, le moindre prétexte était utilisable afin d’exécuter un détenu. Ces derniers étaient majoritairement des opposants politiques au Troisième Reich, de même que des résistants des divers pays envahis par l’Allemagne, « ennemis politiques incorrigibles du Reich » selon les termes des dignitaires national-socialistes.
Parmi les nombreux et infâmes sévices ordinaires au camp, il arrivait aux SS de laisser les prisonniers nus dans la cour d'appel, par des températures négatives, en les aspergeant d'eau froide à intervalles réguliers. Ceux qui arrivaient à « résister » à ce traitement étaient ensuite tabassés à coups de gourdin.
Aussi, les geôliers obligeaient les détenus les plus faibles à porter des pierres de plus de 50 kg jusqu'au sommet d’un escalier de 186 marches menant à la carrière de granit. Il leur arrivait de les faire tomber si, selon eux, les déportés n'avançaient pas « assez vite ».
Dans un nouvel article glaçant paru dans son édition du 8 juillet, le journal Ce soir livre le témoignage accablant d'un autre rescapé, anonyme celui-ci, via la plume de Jacques Duclos, alors secrétaire du Parti communiste français.
« Ils vivaient entassés comme du bétail dans un coin du bloc de quarantaine. Ils subissaient la réduction de la ration normale déjà insuffisante pour vivre, leur travail était exténuant sans jamais de repos et ils étaient battus sans arrêt.
Ils ont été tués les uns après les autres.
Le criminel de droit commun qui était chargé de leur extermination, les assassinait à coups de bâton sous les yeux de leurs camarades horrifiés et incapables de réagir. Quelquefois, ces malheureux étaient poussés sous les coups vers le fil de fer barbelé ou la sentinelle SS, du haut du mirador, attendait en riant le moment de les abattre avec son fusil-mitrailleur.
D'autre fois, on les faisait succomber sous une charge trop lourde en leur écrasant la tête avec la pierre qu'ils n'avaient pu porter. »
Le camp de Mauthausen sera libéré par la 11e division blindée de la 3e armée américaine le 5 mai 1945. Les 30 derniers gardes SS restés sur les lieux furent lynchés et tués par les anciens prisonniers.
Sur les 320 000 personnes qui furent détenues à Mauthausen entre 1939 et 1945, on estime que 80 000 seulement survécurent, dont 4 000 Français sur les 9 000 qui y furent déportés.
Un mémorial, construit par la France en 1949, puis un musée aménagé en 1970 dans l'ancienne infirmerie, perpétuent en ces lieux, aux côtés de plusieurs associations d'anciens détenus, le souvenir de la barbarie nazie.