1924 : Staline succède à Lénine
Malade et affaibli, Lénine s'éteint le 21 janvier 1924 à l'âge de 53 ans. Une difficile transition débute alors : qui osera donc succéder à la grande figure tutélaire du jeune État bolchevique ?
Le lent déclin du grand chef
Chef du gouvernement soviétique occupant le poste de président du Conseil des commissaires du peuple depuis la Révolution de 1917, Lénine est, en 1924, bien plus qu'un simple dirigeant politique.
Inspirateur du communisme bolchévique, il en est son théoricien, son guide et son bras armé. Présenté en tant que héros du peuple, précédé d’une aura quasi-christique, il dirige la Russie soviétique, puis l'URSS naissante, d'une main de fer depuis la guerre civile, recourant à la terreur et aux massacres de masse afin d’éliminer ceux qu’il considère comme ses opposants : soldats de l’Armée blanche, ennemis au sein même du Parti, ou grandes figures de l’Église orthodoxe russe.
Écarté du pouvoir à compter du 10 mars 1923 suite à une attaque cérébrale qui l'a laissé entièrement paralysé du côté droit, mis au repos dans un sanatorium, Lénine n'a jamais clairement désigné son successeur. Sa disparition même prend plus ou moins de cours le Politburo – l'organe qui traite toutes les questions politiques importantes de l'URSS.
Très vite, deux hommes que tout oppose sont favoris pour prendre sa suite. Il s'agit de Joseph Staline, le secrétaire général du Parti communiste, un arriviste sans scrupules originaire de Géorgie qui a progressivement gagné la confiance de Lénine, et de Léon Trotski, compagnon révolutionnaire de longue date du disparu et très influent membre du Politburo, qui occupe alors le poste de commissaire du Peuple pour les affaires militaires et navales de l'URSS.
Dès le 25 janvier, le Journal des débats politiques et littéraires fait état des successeurs probables, en l'occurrence le triumvirat formé par Staline, Kamenev et Zinoviev :
« On mande de Moscou à la Gazette de Voss que le congrès panrusse s'occupera immédiatement de la succession de Lénine. On désigne comme successeurs probables MM. Rykov, Kamenef et Staline.
Le Congrès fédéral se réunira à Moscou la semaine prochaine.
La mort de Lénine a suspendu provisoirement toutes les discussions au sein du parti communiste, et ses adhérents paraissent avoir acquis un regain d'influence. En fait, le triumvirat Kamenef-Staline-Zinoviev dirigeait déjà depuis le début de la maladie de Lénine, c'est-à-dire depuis un an et demi, les affaires russes.
On espère que la mort de Lénine n'entrainera aucun changement dans la politique générale, et ne provoquera pas de troubles. Trotzsky, qui se trouve actuellement en villégiature pour raisons de santé, à Archangelskoie, se rendra à Moscou pour assister aux obsèques. »
La crainte de celui qui n'est pas « prudent »
Toutefois, quelques mois avant sa mort, Lénine a rédigé une série de notes, considérées comme son testament, dans lesquelles il met en garde le Politburo au sujet de Staline, qu'il juge « trop brutal, grossier et manipulateur » pour diriger le pays.
Il écrit notamment : « Le camarade Staline, en devenant secrétaire général, a concentré un pouvoir immense entre ses mains et je ne suis pas sûr qu’il sache toujours en user avec suffisamment de prudence. Je propose donc aux camarades d’étudier un moyen pour démettre Staline de ce poste ».
Trotski, qui a toujours eu les faveurs de Lénine, réalise très vite la menace que représente son concurrent. Mais imbu de lui-même, confiant dans sa supériorité, il ne cherche cependant pas à le contrer.
Le 1er février, dans un article intitulé « La lutte autour du cadavre de Lénine », le journal chrétien et farouchement anticommuniste La Croix fait état des rivalités et des opinions contradictoires qui sont en train de se faire jour au sein du Parti :
« Aujourd’hui, la querelle est aiguë et les deux partis sont en présence.
Du côté du triumvirat se tient à Djerjinski le chef de la Tchéka, mais Djerjinski a pour adversaire, dans la Tchéka même, un des chefs de section, un des exécuteurs du tsar : Blelodorov.
Dans le triumvirat même, l'homme de tête est le secrétaire du Politburo, Stalin, de son vrai nom le prince Djugajvilli. Son rôle est beaucoup plus important qu'on n'imagine à l'étranger. M. G. Popov raconte, dans la Nette Freie Presse, qu'ayant demandé à Radek quel serait le successeur de Lénine, il vit Radek tirer de son portefeuille une photographie de Stalin et la jeter sur la table sans dire un mot.
Quant à Radek lui même, il a passé à l'opposition, et il combat aux côtés de Trotsky. »
La victoire du bourreau
D’après les témoignages des dignitaires du Parti, dès les premiers moments du déclin physique de Lénine, Staline avait intrigué, multiplié les coups bas, afin de diviser ses adversaires, dans un infatigable exercice de lobbying en sa faveur.
En mai 1924, lors du XIIIe congrès du Parti communiste, Staline mène une charge d'une rare violence contre Trotski, lui reprochant d'être un « léniniste fractionniste », de souhaiter une société « non bolchévique » qui s'opposerait prétendument à tout ce que Lénine a bâti. Il déclare que le trotskisme est une « hérésie » à l’échelle du socialisme réalisé.
Ayant peu à peu perdu la confiance de ses pairs, isolé, Trotski est contraint à démissionner de ses différentes fonctions, comme le rapporte L’Ère nouvelle dans son édition du 30 novembre :
« Les nouvelles de Moscou, reçues via Stockholm, confirment que le groupe radical russe, ayant à sa tête Zinoviev, Staline et Kameneff, ainsi que d'autres membres du bureau politique, a triomphé de Trotsky, qui a été obligé de démissionner de son poste de commissaire à la guerre et d'abandonner ses fonctions de membre du conseil exécutif de l'armée rouge. […]
On envisage, paraît-il, l'exclusion de M. Trotsky du comité central et même du parti communiste, ce qui entrainerait, en quelque sorte, sa mort civile dans les conditions actuelles de la politique en Russie. »
Staline a gagné la bataille. Trotski, humilié et défait, exclu définitivement du Parti communiste en 1927, déporté à Alma-Ata, puis contraint à l'exil, s'installera au Mexique en 1937 ou il mourra assassiné, le crâne défoncé par un pic à glace, trois ans plus tard [lire notre article].
Nouveau maître de l'URSS, Joseph Staline deviendra très vite le bourreau que l’on connaît, vis-à-vis du peuple russe, de ses ennemis comme de ses alliés.
Ce n'est qu'en 1941, lorsque l'Allemagne nazie attaquera la Russie, violant le Pacte de non-agression, qu'il deviendra président du Conseil des commissaires du peuple – le poste officiel qu'occupait Lénine à sa mort.