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L’histoire de l’anarchiste qui voulait faire élire un âne

le par - modifié le 14/03/2022
le par - modifié le 14/03/2022

Le 8 mai 1898, le militant anarchiste Zo d’Axa promène un petit âne nommé « Nul » dans les rue de Paris. C’est, selon lui, le meilleur candidat aux élections législatives qui se déroulent ce jour-là.

Une journée d’élections comme une autre, en ce 8 mai 1898… Les journaux rapportent le vote matinal du président Félix Faure et la chute d’un colleur d’affiche dans la fontaine Saint-Michel à Paris. Un entrefilet vient cependant troubler la sérénité du suffrage.

« Note comique : la promenade d’un chariot décoré de façon carnavalesque, sur lequel un âne avait été placé devant un bureau, avec un verre d’eau, une sonnette et un chapeau.

C’était le candidat de La Feuille, de Zo d’Axa, qui protestait ainsi à sa façon contre le suffrage universel.

L’idée a soulevé des éclats de rire. Des jeunes gens ont escorté ce candidat, évidemment gouvernemental, depuis le boulevard de Clichy jusqu’aux Halles. »

Le cortège poursuit sa route jusqu’à la rue de Savoie puis arrive rue de Lutèce devant la Préfecture de police, où des agents arrêtent l’âne et le directeur de La Feuille.

Celui-ci n’en est pas à sa première interpellation. De son vrai nom Alphonse Victor Galland, possiblement descendant de La Pérouse, le journaliste est en butte aux autorités depuis qu’il a créé son premier journal, L’En-dehors, le lendemain du 1er mai sanglant de Fourmies [voir notre vidéo].

Que ce soit en politique ou dans la vie quotidienne, Zo d’Axa (« Vivre en mordant », en grec) a choisi le non-conformisme. Charles Malato, collaborateur de L’En-dehors, le décrit comme un héros de roman picaresque : « écrivain et cavalier errant, [...] drapé dans une cape de couleur sombre et coiffé d’une façon de sombrero, sous les larges bords desquels on ne distinguait que des flots de barbe rutilante. Zo d’Axa eût pu revendiquer pour armes la plume, l’épée et la guitare, car il était aussi redoutable polémiste que vaillant escrimeur et Don Juan irrésistible ». 

Après avoir lancé une souscription pour aider le terroriste anarchiste Ravachol en prison, il est inculpé et emprisonné pour association de malfaiteurs en 1892. Après de nouvelles poursuites, il se réfugie en Europe, puis à Jaffa, où il est finalement arrêté en 1894 et ramené en France par bateau.

« À bord de la Gironde, on le logea, les fers aux pieds, à l'arrière du bâtiment. Les passagers vinrent à la file voir l'assassin, mais en se tenant prudemment, pour éviter les accidents, à quelques mètres de lui.

Un Anglais osa lui adresser la parole :

– Qui avez-vous assassiné, misérable ! lui demanda-t-il d'une voix curieuse et indignée.

Zo d'Axa, éternellement gamin de Paris, répliqua avec cynisme :

– J'ai coupé une vieille femme en treize monceaux. C'est même ce qui m'a porté malheur ! »

En 1897, il fonde La Feuille, une page recto-verso contenant systématiquement un de ses textes et une illustration de l’artiste Théophile Steilen. C’est sous les couleurs de ce journal (la voiture est recouverte d’exemplaires de la publication)  qu’il fait défiler à Paris son candidat aux législatives, un petit âne blanc prénommé… Nul.

La manifestation amuse plusieurs journaux, bien que Le Soleil prenne fait et cause pour l’animal qui ne devait pas savourer sa position.

« Je doute sur tout qu’elle le fût de l’asoulet, bête fort intelligente, très vaillante, et qui devait être fort humiliée de tourner en dérision le suffrage universel et le corps électoral.

Il a été finalement conduit en fourrière ; mais, comme il est innocent, on n’aura pas manqué, je l’espère, de le rendre à la liberté. »

« Il est élu » l'âne proposé aux élections législatives par Zo d'Axa, La Feuille, 1898 - source : WikiCommons

C’est bien un rejet du suffrage que Zo d’Axa et ses amis ont voulu mettre ainsi en scène, en affichant la profession de foi du candidat sur la carriole.

« Votez, électeurs ! Votez ! Le parlement émane de vous : une chose est parce qu'elle doit être ; parce qu'elle ne peut pas être autrement. Faites la chambre à votre image. Le chien retourne à son vomissement – retournez à vos députés...

Chers électeurs, finissons-en. Votez pour eux. Votez pour moi.

Je suis la bête qu'il faudrait à la belle démocratie.

Votez tous pour l'âne blanc Nul, dont les ruades sont plus françaises que les braiments patriotards.

Les rigolos, les faux bonshommes, le jeune parti de la vieille garde : Vervoort, Millevoye, Drumont, Thiébaud, fleurs de fumier électoral, pousseront mieux sous mon crottin.

Votez pour eux, votez pour moi ! »

Portrait de Zo d'Axa aux alentours de 1900 - source : WikiCommons

Le journaliste du conservateur L’Universel ne goûte pas la plaisanterie, surtout lorsqu’elle est rapportée par l’Aurore qu’il baptiste « organe du syndicat Dreyfus » : « il faut croire que l'auteur a voulu faire de l'esprit ! Quoi qu'il en soit, ce qui transparaît clairement, sous ce galimatias, c'est le mépris violent et rancunier professé par le clan de l'Aurore à l'égard du peuple français tout entier. »

Depuis la cour de la caserne d’où il voit partir son âne conduit à la fourrière par deux policiers, Zo d’Axa pousse la provocation jusqu’au bout en déclarant : « Citoyens, c’est l’autorité qui le guide, notre candidat est un candidat officiel, nous l’abandonnons. » 

Cela ne l’empêche pas de déclarer quelques jours plus tard ce même candidat vainqueur à une écrasante majorité.

« Nul est élu. Telle est la nouvelle que communique aux lecteurs et électeurs La Feuille de Zo d'Axa. Nul, vous savez bien, le candidat officiel par adoption, le petit âne blanc qui a mal tourné !

Zo d'Axa nous raconte la conversion de ce futur ministre, avec la verve gouailleuse et la mordante gaieté qui lui sont propres :

– Demandez la feuille l Le résultat du scrutin. Nul élu. Ecrasante majorité… »

La Feuille connaîtra 25 numéros à parution irrégulière, qui valurent à son directeur d’autres interpellations. Le dernier numéro, consacré au désarmement, paraît le 25 mars 1899.

Après avoir quitté toute activité politique en 1910, Zo d’Axa s’embarque partout dans le monde et rédige des reportages pour La Vie Illustrée. Revenu en France il s’installe à Marseille et décide de ne plus commenter la vie politique. Ni la guerre de 1914, ni la révolution russe ne le font changer d’avis. Il choisit de se suicider le 30 août 1930.

À l’annonce de sa mort, L’Ère Nouvelle rappelle l’un des écrits emblématiques de celui qui avait rompu avec tous les conformismes.

« Anarchiste, Zo d’Axa ? Non. Un en-dehors.

Il l’a dit :

“Nous allons, individuels, sans la foi qui sauve et qui aveugle. Nous, nous luttons pour la joie des batailles et sans rêve d’avenir meilleur. C’est en dehors de toutes les lois, de toutes les théories, même anarchistes, que nous voulons nous laisser aller toujours à nos pitiés, à nos douleurs, à nos rages, à nos instincts, avec l’orgueil d’être nous-mêmes.” »