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1939 : Le Saint-Louis, navire du désespoir

le par - modifié le 13/10/2021
le par - modifié le 13/10/2021

Alors que l’Aquarius vient d’accoster en Espagne après une semaine d’errance, difficile de ne pas songer à un navire de réfugiés qui fut, lui aussi, partout indésirable : le Saint-Louis, avec à son bord 963 Juifs allemands.

Le 13 mai 1939, 963 Juifs fuient le Troisième Reich à bord du transatlantique Saint-Louis appareillant pour Cuba depuis Hambourg.

En ce printemps 1939, les Juifs allemands font l’objet de graves persécutions – six mois plus tôt, lors de la Nuit de cristal, la violence antisémite a franchi un tournant décisif. Certains des passagers sont déjà passés par les camps de concentration et n’ont pu en sortir qu’à condition de quitter l’Allemagne sur-le-champ.

Dépossédés de leurs biens, délestés des sommes astronomiques nécessaires à l’obtention de leurs visas ainsi qu’au billet aller et retour que la compagnie maritime a décidé de leur faire payer, la plupart de ces passagers sont complètement ruinés. Il s’agit de leur dernière chance d’échapper à la barbarie nazie.

Mais à leur arrivée à Cuba, le 28 mai, c’est une désillusion cruelle qui les attend. Le président Laredo Brú, cédant à la pression de l’extrême droite, a décidé de leur fermer la porte : « Il n’y a pas de travail à donner aux arrivants. Il n’y a pas de place pour eux. Il n’y a même pas de pain à leur distribuer. »

Le Droit de vivre, publication de la LICRA, dépeint le désespoir qui assaille les passagers du navire :

« Après Cuba, où aller ? Nulle part. Nulle part ? Si, une solution ; au fond de l’eau.

C’est ce que pensa Max Loewe, ex-avocat de Hambourg, qui eut le malheur de naître juif, en Allemagne, il y a 48 ans. Il s’ouvrit les veines et trouva la force de se jeter par-dessus bord.

On l’a repêché, les médecins espèrent le sauver. Mais quand on l’aura sauvé, si on le sauve, qu’en fera-t-on ? Le laissera-t-on à La Havane, ou le renverra-t-on se faire noyer ailleurs ?

Cette question n’est pas seulement valable pour lui. Elle l’est pour quelques dizaines de milliers d’individus menacés de ne trouver sous aucun ciel le refuge, le repos, la paix. »

Contraint de reprendre le large, le Saint-Louis met le cap sur la Floride. Il croise si près des côtes que les passagers peuvent apercevoir les lumières de Miami. Des câbles sont envoyés au Président Roosevelt. Ils resteront sans réponse. Pris en chasse par les garde-côtes américains, le navire poursuit jusqu’au Canada, où il est refoulé une nouvelle fois.

Comme à la conférence d’Évian tenue l’année précédente, derrière leur préoccupation de bon aloi, les Nations se lavent les mains du sort des réfugiés juifs :

« Si la France et l’Angleterre toutes deux font le geste de Ponce-Pilate, vous qui parlez si éloquemment, monsieur l’ambassadeur des États-Unis, ne pourriez-vous demander à Monsieur le Président Roosevelt si votre immense et richissime territoire ne pourrait pas accueillir toute la misérable cargaison du Saint-Louis ? […]

Oui, je sais, il y a des lois sur l’immigration. Mais il y a une autre loi supérieure à toutes les lois humaines, c’est la loi qui dit : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même”, ou tout au moins tu ne te comporteras pas à l’égard de tes frères en humanité comme une bête féroce. »

Passagères du Saint-Louis bloquées au port de La Havane, à Cuba - source : WikiCommons

À contrecœur et à court de vivres, le capitaine Gustav Schröder fait machine arrière et reprend la route de l’Europe.

La presse relaye alors le pacte de suicide signé par 200 des passagers : « Une décision farouche les anime. Tous préfèrent la mort à la terreur nazie, aux abominables camps de concentration, aux privations et aux brutalités qui les attendent », rapporte le journal Ce soir. Ce pacte, jurent-ils, sera mis à exécution en vue des côtes allemandes.

Il n’y a guère que l’odieux Charles Maurras et ses compères de L’Action française pour oser vilipender le « chantage publicitaire » de ce « club de suicidés ».

Si les journaux sont unanimement choqués par le sort de ce « radeau de la méduse », ce « navire du désespoir », c’est la presse de gauche qui a les mots les plus durs. Ainsi, dans Le Midi socialiste :

« Reste-t-il encore quelque sentiment d’humanité dans ce monde du XXe siècle ? On n’oserait l’affirmer. Tant de cruauté, tant de sauvagerie, employons le mot, tant d’inhumanité se déroule sous nos yeux !

Et on a honte, honte de soi, honte de l’espèce prétendument évoluée à laquelle on appartient. »

Le 10 juin, Le Droit de vivre pousse ce cri de rage et de détresse qui résonne si puissamment aujourd’hui :

« Ainsi le veut la dure loi de notre époque. Des hommes qui n’ont commis d’autre faute que celle de vouloir continuer à vivre voient le monde se fermer devant eux.

La peur tenaille les politiciens de tous les pays ; ils se cachent derrière les lois qu’ils forgent ou les comités qu’ils réunissent afin de défendre âprement leurs privilèges, ceux de leurs électeurs ou ceux de leurs valets. […]

Hommes égoïstes, hommes au cœur sec, de tous les pays, qui pouvez et qui ne voulez pas, détenteurs du bonheur sur terre pour les damnés qui fuient l’enfer, ne vous laisserez-vous pas attendrir ?

Quelle puissance, quel surhomme pourra donc vous faire comprendre que vous êtes périssables et que votre mémoire serait bénie si vous laissiez entrer la joie chez ceux qui désespèrent ? »

Négociations entre les passagers du Saint-Louis et les autorités belges dans le port d'Anvers - source : WikiCommons

À l’approche du Vieux Continent, le capitaine Schröder, qui a fait vœu de ne pas ramener ses passagers vers une mort certaine en Allemagne, commence à envisager des solutions plus désespérées : doit-il mettre le feu à son navire ? l’échouer sur les côtes britanniques ?

Finalement, à la mi-juin, après cinq semaines d’errance sur les mers « et alors qu’on commençait à croire qu’aucun autre port ne lui accorderait ce droit d’escale qu’il sollicitait depuis des semaines, un radio est enfin parvenu. Quatre États : la France, l’Angleterre, la Belgique et la Hollande, acceptaient d’accueillir les passagers du navire maudit. »

Ainsi prend fin l’interminable errance du Saint-Louis. Au débarquement à Boulogne des 200 passagers accueillis par la France, la presse dépeint des scènes de joie teintées d’accents patriotiques – « Comme la France semble verte et jolie à cette mère », s’émeut L’Humanité.

Le soulagement ressenti est cependant, à juste titre, mêlé d’appréhension :

« Quand les agents de la Sûreté et les membres du comité d’entraide leur ont demandé dans quel pays ils préféraient aller, beaucoup [de passagers] ont répondu n’importe où, mais vite à terre. […]

Ils ne cachent pas leur joie de se trouver en terre libre et disent leur reconnaissance pour le pays qui les accueille, mais ils gardent dans les yeux toute l’incertitude que l’avenir leur inspire. »

Le journal Le Droit de vivre, quant à lui, n’oublie pas de rappeler que le Saint-Louis n’est qu’un navire de réfugiés parmi de nombreux autres qui continuent à errer sur les mers :

« Les neuf cents Juifs du Saint-Louis sont à peu près sauvés. […] Par contre, des ports méditerranéens, une demi-douzaine de bateaux sont en quarantaine, arborent le drapeau jaune des grandes épidémies.

La peste ? Le choléra ?

Pire, des Juifs.

Où les mènera-t-on ? Qu’en fera-t-on ?

Rien.

On les laissera croupir dans leur juiverie jusqu’à ce qu’ils en meurent. »

Au printemps suivant, l’Allemagne envahira les Pays-Bas, la Belgique et la France. Beaucoup des passagers du Saint-Louis, repris dans l’étau nazi, finiront par être déportés.

254 d’entre eux mourront en camp de concentration.