Les insurrections contre le train pendant la Révolution de 1848
Épisode méconnu des jours de février 1848, les gares et lignes de chemin de fer furent le théâtre de dégradations sévères entreprises par les émeutiers. En cause, la mobilité du roi fuyant et le jeune capitalisme industriel.
Après la proclamation de la République le 24 février 1848, le peuple de Paris et des départements profite de la vacance du pouvoir pour énoncer ses rêves et ses revendications.
Alors que la République est proclamée et qu’un gouvernement provisoire se met en place en instaurant le suffrage universel, des troubles, révoltes et insurrections s’en prennent à tous les emblèmes honnis du pouvoir : aux châteaux symboles du despotisme, à certaines machines rendues responsables de la misère ouvrière, mais aussi à des trains et à des installations ferroviaires détruits et incendiés en grand nombre autour de Paris les 24 et 25 février 1848.
Ces évènements rarement évoqués dans les histoires de la Révolution de 1848 constituent pourtant une dimension importante pour comprendre le contexte de l’époque. Seul Maurice Agulhon, le grand historien de 1848 et de la république, a prêté attention à ces insurrections contre le train en insistant sur leur ambiguïté :
« Les émeutiers sont mus par des motivations complexes et difficiles à interpréter. Il arrive que ces destructions s’insèrent dans une mobilisation politique locale. Ainsi, en 1848 l’attaque de la gare de Valenciennes sur la ligne du Nord avait été menée par des républicains en vue d’empêcher la fuite du roi Louis-Philippe vers la Belgique. »
Mais, constate Agulhon, « pour arrêter un convoi il n’était pas nécessaire de détruire toute une gare », au final il semble bien que ça soit « le chemin de fer lui-même qui était visé, mais à quel titre ? Comme élément du monde des riches ? Comme propriété d’un riche particulièrement voyant (Rothschild) ? Ou comme élément d’une modernité technique qui privait de travail le petit monde vivant de la route, du cheval, ou de la batellerie ? De tout cela un peu, sans doute » (Maurice Agulhon, Les Quarante-huitards, Paris, Gallimard/Julliard, 1975, p. 60-62).
Maurice Agulhon formule trois hypothèses, entre lesquelles il ne tranche pas, pour interpréter ces évènements : il s’agit soit d’une stratégie politique pour empêcher la fuite du roi et seconder la Révolution ; soit d’une attaque contre la propriété privée des grands capitalistes honnis alors que la crise sociale sévit dans le pays ; soit enfin un signe de la remise en cause d’une modernité technique qui effraie de la part de certains groupes fragilisés par les transformations en cours.
Alors que l’histoire politique tend souvent à cloisonner les motivations des acteurs, ces insurrections et destructions prenant comme cible les gares et le train témoignent au contraire de l’entremêlement incessant des revendications et motivations, de la complexité des répertoires d’action révolutionnaires qui mêlent fréquemment des horizons et projets très divers.
Le 24 février, vers 11 heures du matin, alors qu’à Paris les insurgés pénètrent dans le palais des Tuileries abandonné par le roi, une bande composée d’une vingtaine d’individus se rend ainsi à la station ferroviaire de Saint-Denis pour arracher les rails et, selon la Gazette des Tribunaux du 25 juillet, « seconder le mouvement populaire en empêchant l’arrivée de nouvelles troupes à Paris ».
Dès l’annonce des évènements révolutionnaires, des cortèges plus ou moins organisés longent les voies, détruisent les équipements et incendient les installations de la ligne du Nord – d’où partent les troubles. Ouverte peu de temps auparavant, en juin 1846, par la Compagnie des chemins de fer du Nord créée en 1845 par le banquier James de Rothschild et ses associés pour exploiter les lignes de Paris à la frontière belge concédés par l’État, la gare de Saint-Denis est totalement détruite le 24 février 1848.
Dans les jours qui suivent, les « dévastateurs » et les « incendiaires » - les deux termes qui semblent revenir le plus souvent pour décrire ces émeutiers dans la presse – remontent ensuite la ligne du nord et détruisent des équipement dans les villes d’Enghien, Ermont, Herblay, Pontoise, Anvers, l’Isle Adam.
Dès le 27 février, le Moniteur Universel écrit :
« Le service continue à se faire régulièrement sur les chemins de fer d’Orléans et de Rouen ; il est interrompu sur le chemin de fer du Nord ; la station de Saint-Denis a été incendiée ; le pont canal a été détruit.
Nous pensons que la circulation pourra être rétablie en organisant un service d’omnibus entre Paris et Enghien. »
Ces informations d’abord assez rassurantes deviennent de plus inquiétantes pour la presse au fur et à mesure que les annonces de destruction se multiplient. La conservatrice Gazette de France présente ainsi un tableau précis des destructions dans son numéro du 7 mars 1848 :
« Voici l'état exact des dévastations commises sur les chemins de fer :
Chemin de Saint-Germain. – Pont d’Asnières, incendié et piles renversées. Stations d’Asnières, Nanterre, Reuil et Chatou, incendiées ; le pont de la route de Nanterre endommagé ; premier pont de Chatou, endommagé ; machines atmosphériques endommagées.
Chemin de Rouen. – Ponts do Bezon et de Rouen, incendiés ; station de Sotteville, brûlée.
Chemin du Nord. – Toutes les stations depuis Saint-Denis jusqu’à l’île-Adam, brûlées ; les stations au-delà d’Amiens et le pont de l’Escaut à Valenciennes, brûlées. »
Cet inventaire froid montre l’ampleur des destructions dont la presse rend abondamment compte au cours du printemps et au fil des procès qui se succèdent.
Les poursuites, arrestations et procès démarrent en mars et vont s’étendre plusieurs mois, entretenant la chronique médiatique autour de ces évènements qui peinent à être interprétés. Le journal Le Constitutionnel propose par exemple un point sur ces poursuites dans son édition du 12 mars 1848 :
« La chambre des mises en accusation, dans son audience du 7 de ce mois, a ordonné qu'il serait procédé à une instruction contre les auteurs des incendies, dévastations et pillages qui ont été commis dans les journées des 25 et 26 février, par des bandes de malfaiteurs sur différents points de la ligne du chemin de fer du Nord, et notamment aux stations de Saint-Denis, Enghien, Franconville, Pontoise, etc.
M. le conseiller Foucher a été commis pour procéder à toutes les investigations nécessaires.
– L’instruction relative à l'incendie du pont d'Asnières et aux dévastations commises sur la ligne du chemin de fer de Rouen, se poursuit avec une grande activité. M. Brethous de Lasserre, conseiller, assisté de M. Metzinger, substitut de M. le procureur-général, a procédé, dans la commune d'Asnières, à une enquête qui a été suivie d'arrestations.
Nous avons lieu de penser que la partie de l'instruction concernant l’incendie du pont d'Asnières pourra être portée aux assises dans la deuxième quinzaine de mars. Les trois derniers jours du mois seraient consacrés à cette affaire. »
Mais le sens de ces désordres, comme l’ampleur des troubles, demeure longtemps incertain et objet d’interprétations contradictoires. Par ailleurs les situations varient beaucoup selon les contextes locaux.
À Compiègne, des individus brisent les barrières aux cris de « À bas les chemins de fer ». Sur la place de l’hôtel de ville, devant le commissaire, un pilote de bateau affirme hautement que « si le nouveau gouvernement ne détruit pas le chemin de fer, nous le renverserons comme on a renversé le roi ». À Lille plusieurs rassemblements ont lieu également devant la gare. Les dernières violences se déroulent à Valenciennes, où le projet d’empêcher l’acheminement des troupes vers Paris se mêle au rejet du chemin de fer.
Dans cette ville, l’annonce de la proclamation de la République a lieu le 25 février, immédiatement la foule se rend au chemin de fer et commence à détruire les réverbères, à enlever les rails, à incendier les bâtiments, à briser les vitres et les palissades.
« Nous voulons brûler tout ce qui appartient à Rothschild » crient certains, alors que d’autres portent un drapeau rouge et entendent bloquer l’arrivée imminente de Louis-Philippe dont on craint la fuite vers la Belgique.
Depuis le vote de la loi du 11 juin 1842 « relative à l'établissement des grandes lignes de chemins de fer », la construction du réseau ferroviaire s’accélère en France, encouragée par l’État qui concède à des compagnies privées la gestion des lignes et garde à sa charge l’achat des terrains, la construction des voies et des gares.
La Révolution de 1848 se déroule dans une période de misère et de grave crise sociale mais aussi d’importantes transformations économiques et industrielles. Celles-ci s’incarnent dans le train et ses nouvelles infrastructures de vapeur et d’acier, de plus en plus célébrés comme des symboles de la modernité et des nouvelles capacités d’agir sur le monde. Pour de nombreux métiers comme les mariniers, les charbonniers, les maraichers de la région parisienne, le train et ses équipements étaient au contraire le symbole d’un système économique néfaste, qui favorisait les intérêts des plus gros industriels et financiers aux dépens des petits.
Durant le printemps 1848, la presse donne parfois la parole aux inculpés et incendiaires. Elle tente de percer le mystère de ces destructions en décrivant les procès et interrogatoires des incendiaires. Fiolet, propriétaire rentier de Clichy poursuivi pour son action dans l’incendie du pont d’Asnières, affirme ainsi avoir donné « quelques coups sur les rails, croyant que c’était un ordre venu de Paris » selon Le Moniteur universel (n°118, 27 avril 1848, p. 900).
Après la répression des journées de Juin, ces désordres sont par ailleurs instrumentalisés pour délégitimer les violences populaires et révolutionnaires.
Le 29 juillet 1848, Le Moniteur Officiel explique ainsi que le groupe qui attaque la gare d’Enghien le 25 février était précédée par « un homme portant un drapeau rouge ; d’autres s’étaient coiffés de fanions rouges que les surveillants du chemin de fer emploient pour leurs signaux ». La couleur rouge, symbole d’anarchie et du spectre communiste, est utilisée pour délégitimer les désordres.
Mais les motivations derrière ces évènements sont évidemment complexes : au désir initial de bloquer la fuite du roi ou l’acheminement des troupes vers Paris succède des actions de vengeances populaires contre un symbole d’une modernité perçue comme dangereuse et néfaste. Les populations agricoles et les travailleurs concurrencés par le rail profitent de la vacance du pouvoir pour s’exprimer et dénoncer le nouveau système de transport qui bouleverse leurs paysages et leurs métiers.
La nature révolutionnaire de ces actions a rapidement été niée par le nouveau pouvoir républicain qui n’y vit que des troubles sociaux archaïques ou des actes criminels stimulés par des incendiaires, sans portée politique réelle.
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François Jarrige est historien et maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université de Bourgogne. Il est notamment l’auteur de La Contamination du monde : une histoire des pollutions à l’âge industriel, paru aux éditions du Seuil.