Le jour où Mussolini a muselé la presse italienne
Entre 1925 et 1926, le régime fasciste se construit en Italie avec les « lois fascistissimes » qui définissent un nouvel État. Les journaux français s’inquiètent de la dérive autocratique du pays, notamment après la nouvelle loi sur la presse.
Depuis la fin de l’année 1925, Benito Mussolini, dont le nom usuel est devenu Duce, a augmenté les prérogatives de son gouvernement. Côté décorum et mise en scène, il s’inspire de son ami Hitler pour « éduquer » la jeunesse italienne.
« Le salut romain est devenu obligatoire dans toutes les administrations, voire dans les écoles communales.
Les petits écoliers saluent en levant le bras droit, les instituteurs répondent du même geste. Il en est de même à tous les échelons de la hiérarchie administrative.
Tous les samedis soir, les élèves des écoles et instituts défilent, encadrés de professeurs, devant le drapeau tricolore qu'ils saluent à la romaine. »
Outre la généralisation de l’extension du bras droit pour saluer son voisin, le Duce a d’autres idées pour construire son régime autocratique. Il entend légiférer pour disposer d’une armée administrative à sa botte et contrer toute opposition.
Une des premières lois concerne le renvoi des fonctionnaires, du moins ceux qui n’ont pas fait allégeance au fascisme. Lors de cette session parlementaire, un député, Ruffini s’émeut.
« L’orateur aborde ensuite “l’indépendance de la magistrature”, et dit, notamment :
”Je ne puis dissimuler un sentiment de profonde mélancolie en voyant de hauts magistrats s'incliner avec trop de hâte devant le gouvernement actuel par des demandes d'inscription dans les faisceaux…” »
Pas de mélancolie en revanche chez Alfredo Rocco, ministre de la Justice, qui n’y voit qu’une simple question d’ordre.
« M. Rocco, garde des sceaux, défend la loi, “qui a pour but de maintenir la discipline des fonctionnaires et d'éliminer avec des mesures douces ceux en qui le gouvernement ne peut plus avoir confiance…”
En substance, dit-il, cette loi ne contient rien de nouveau, ni de grave. Le régime fasciste veut avoir, pendant un an, la faculté d'éliminer certains fonctionnaires, dans les cas les plus graves, voilà tout.
(Depuis l'approbation de cette loi, MM, Nitti et Salvemini ont été révoqués de leurs fonctions de professeurs d'université.) »
Avec une première épuration dans la magistrature et l’enseignement, Mussolini s’attaque au grand contre-pouvoir que représente la presse.
La loi du 31 décembre 1925 précise que les journaux ne peuvent être dirigés que par une personne accréditée par le Préfet. C’est-à-dire : par le gouvernement. La nouvelle de ce nouveau régime inquiète les journalistes français, notamment ceux du Rappel.
« Il comporte l'autorisation préalable, l'avertissement, la suppression par les préfets, la responsabilité pécuniaire de l'imprimeur.
“Le directeur ou le rédacteur responsable doit être agréé par le procureur général près la Cour d'appel dans la juridiction de laquelle le journal ou la publication périodique est imprimé. Le procureur général peut refuser d'agréer ou révoquer ceux qui ont été condamnés deux fois pour délits de presse”, etc., etc.
En un mot, nos confrères italiens ne sont pas libres, tout au moins leur liberté est fortement diminuée. »
Pour définir et augmenter la responsabilité du journaliste, le nouveau responsable de la publication doit apporter un dépôt de garantie en espèce ou en nature (installation, machine, etc) en vue du paiement éventuel de dommages et intérêts, voire de condamnation.
L’Œuvre, alors journal de tendance socialiste, y voit une manœuvre pour obtenir des journalistes dociles vis-à-vis des ordres du régime, stratégie par ailleurs déjà expérimentée en France quelques décennies plus tôt.
« M Amicucci pense peut-être qu'il innove. Mais la France connaissait ces bêtises-là sous le Second empire. On trouve même dans l'Histoire tintamarresque de Napoléon Ill cet article, que nous recommandons à MM. Mussolini, Farinacci et consorts :
“Tout journaliste, outre une caution en espèces, fera trente-six mois de prison en cautionnement des condamnations que, par l'exercice de sa profession, il pourrait plus tard encourir.”
Car la prison peut être, pour qui réclame des serviteurs dociles, un excellent exercice préventif. »
L’autre aspect de la loi qui hérisse les journalistes français est la création d’un ordre obligatoire des journalistes.
« Et pour limiter encore ce qui peut rester aux citoyens du droit d'exprimer leur pensée, même sur un sujet étranger à la politique, l'article 7 de la même loi institue un ordre des journalistes qui interdit aux profanes – fussent-ils professeurs ou savants – de publier leur opinion sur quelque sujet que ce fût :
Art. I. — Il est institué un ordre des journalistes qui aura son siège dans les villes où existe une Cour d'appel. L’ordre constituera ses registres professionnels qui seront déposés auprès des greffes des Cours d'appel. Seuls les journalistes qui seront inscrits sur les registres de l'ordre pourront exercer leur profession. »
Sous couvert de « garantie » et de « qualités professionnelles », seuls les journalistes inscrits sur ces nouveaux registres auront donc le droit de voir leurs écrits publiés.
« “Garanties réelles”, “qualités professionnelles”, on entend bien de quelle manière M. Mussolini doit les éprouver. On sent bien que les “aventuriers”, ce sont les vrais journalistes qui, refusant de venir au palais Chigi chercher chaque matin consigne, ont en effet, par le fascisme, été contraints d'aller chercher aventure à l'étranger.
Les autres, ceux qui sont inscrits à l'album, ceux qui font partie de ces corporations fascistes que le bureau international du travail ne veut point connaître, s'ils étaient journalistes, ils ont cessé de l'être, par le seul fait qu'ils sont fonctionnaires. Il ne faut pas confondre l'opinion publique et les travaux publics. »
Une foi la loi passée, les journalistes français ne mettent pas beaucoup de temps à constater l’état catastrophique de la presse italienne. Les journaux comme Avanti (socialistes), L’Unita (communistes) et la Voce Republicana (républicains) sont régulièrement saisis et frappés d’amendes très lourdes. En conséquence, il ne reste plus grand chose à lire, comme le constate L’Œuvre.
« Quant à ces journaux qui ne “représentent aucun parti politique”, dont M. Amicucci parle avec tant de négligence, et dont la transformation s'imposait, ils sont admirablement représentés par le Corriere Della Sera.
C'était, hier, le plus lu des journaux d’Italie. M. Albertini en a été chassé par ordre et sur les manœuvres financières du Duce.
Nous ferons mille pardons à M. Amicucci. mais “l’étranger” et l’Italie ne sont pas si bêtes. La preuve que, depuis qu'il est devenu par force fasciste, le Corriere Della Sera n'est plus lu. »
Les lois fascistissimes se poursuivront pendant toute l’année 1926 avec – entre autres – l’interdiction du droit de grève et des syndicats « non légalement reconnus » et la destitution du Parlement (désormais, l’exécutif légifèrera seul).
Elles consacreront un seul et unique parti politique admis, le Parti national fasciste (PNF), et modifieront la loi électorale pour la transformer en plébiscite.
Enfin, elles mettront en place l’assignation à résidence pour les antifascistes, le Tribunal spécial pour assure la sécurité de l’État et l’OVRA, la nouvelle police secrète, qui se révèlera notamment responsable de l’assassinat en France des frères Rosselli.