Dieudonné, l’anarchiste ramené du bagne par Albert Londres
Dénoncé comme faisant partie de la bande à Bonnot, l’anarchiste Eugène Dieudonné est condamné en 1913 au bagne à perpétuité. Quinze ans plus tard, il est gracié et Albert Londres en personne part le chercher au Brésil.
Lorsque la bande à Bonnot attaque la Société Générale rue Ordener à Paris, une immense chasse à l’homme est menée par la police. Les coups de filet dans le milieu anarchiste se multiplient et les militants arrêtés sont nombreux. Parmi eux, un ébéniste : Eugène Dieudonné.
Il est « reconnu » par Ernest Caby, l’employé de banque grièvement blessé dans l’attaque.
Même si des témoins affirment que Dieudonné était à Nancy au moment du braquage, même si Jules Bonnot, lui-même, le dédouane dans le testament qu’il laisse avant de mourir [lire notre article], il est condamné à la peine capitale. Raymond Callemin se dénonce un peu plus tard comme étant le seul auteur de l’attentat contre l’employé de banque – mais trop tard pour annuler la sentence.
Raymond Poincaré commue la peine de mort en travaux forcés à perpétuité.
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Dieudonné est envoyé aux Îles du Salut. Il clame son innocence et tente plusieurs fois de s’évader, en vain. Il est ensuite envoyé à Cayenne où il travaille comme ébéniste. En 1926, il réussit finalement à s’évader et se réfugie au Brésil. Il trouve un logement et un travail à Para do Belem, dans le nord-est du pays, mais le 1er juin 1927, il est arrêté par la police brésilienne sur ordre de Paris. Selon Dieudonné, le chef de la police de Belem le croit innocent lui aussi, comme il explique dans une lettre envoyée à des amis et reproduite dans Le Petit Parisien.
« Huit jours après mon arrestation, il m'avait donné ma liberté dans Belem avec ordre d'y rester. Cette confiance lui avait été inspirée par le livre de Victor Méric Les Bandits tragiques que je lui al vu plusieurs fois dans les mains.
Il m'a dit ceci : “J’ai maintenant la conviction de votre innocence. Je ferai pour vous tout ce que je pourrai et je ne vous renverrai pas en Guyane mais en France, où votre éminent et dévoué avocat, Me de Moro-Giafferi, n'aura pas de peine à vous faire gracier en attendant la révision de votre procès.
Je sais que beaucoup de personnes s'intéressent à vous en France. Je donnerai sur vous les meilleurs renseignements, tels que je les ai recueillis moi-même et par des personnes de la meilleure société.
Ayez confiance, vous reverrez votre fils et votre pays.” »
Sa grâce est décidée en août 1927 et c’est le journaliste Albert Londres, qui a mené une campagne pour sa libération, qui s’embarque pour Para do Belem afin d’organiser son retour. Lorsqu’il arrive au Brésil, le reporter est impressionné par la notoriété de Dieudonné dans la ville et par les attentions que lui témoigne la police locale.
« Quelle est sa situation au Brésil ? Il y est maintenant définitivement libre. Le pays fait plus que de l'accepter, il voudrait l'adopter.
La police qui, d'abord, l'arrêta, le protège. Il n'est plus sous l'œil de la police, mais sous sa sauvegarde. Pour toutes pièces d'identité, il ne possède que la carte de visite du commissaire central de Rio, M. Joaquim Albano, qui, de sa propre écriture, prévient ses agents d'avoir désormais à respecter M. Eugène Dieudonné.
Ce matin, nous sommes allés visiter la prison où il fut incarcéré. Les policiers du quartier lui souriaient et s'avançaient pour lui serrer la main. »
Dieudonné raconte à Londres que lorsqu’il est sorti de la prison de Para do Belem, il s’est immédiatement rendu à l’ambassade de France où on lui a annoncé qu’on allait l’extrader. En apprenant le coût de l’opération (50 000 francs), Dieudonné a entrepris de trouver un travail pour gagner les 3 000 francs nécessaires au billet de retour et retourner ainsi en France par ses seuls moyens.
« Ainsi était, à mon arrivée, Eugène Dieudonné, forçat innocent, condamné d'abord à mort, ensuite à perpétuité, après à vingt ans, après à dix ans, après à cinq ans.
Il lui restait trois ans à faire là-bas, c'est-à-dire en Guyane. Mais la souffrance emplit l'homme goutte à goutte et la mesure est pleine. Il s'évada. Son évasion dura quarante-deux jours. »
Albert Londres l’a prévenu : la grâce est décidée mais non encore signée, il faudra patienter encore quelque temps. Dieudonné l’interroge : débarquera-t-il au Havre ou à Marseille ?
Ce sera Marseille et le 26 octobre 1927, Albert Londres et Eugène Dieudonné quittent le Brésil en paquebot. Le grand reporter note le calme de Dieudonné.
« Aujourd’hui, après une évasion tragique, lui-même échappé comme par miracle du fin fond de la misère, il est là, à mes côtés, sur ce très cher vieux bateau qui nous ramène en France. Je l'observe. Je l’interroge.
Il n'est ni amer, ni aigri, ni révolté. Le grand malheur l'a épuré. Il est sans haine. Il a compris surtout que l'erreur était de ce monde. Les gens qui l'ont fait souffrir, il ne veut pas y penser.
Nous allons donc entrer en Méditerranée. Que les hommes qui travaillèrent à le tirer de son malheur reçoivent d'ici son premier salut : Moro-Giafferi. Henri Guernut. Victor Méric, Louis Roubaud, Chanel, ex-gouverneur de la Guyane française, et Séverine aussi.
Dieudonné n'a plus désormais de mémoire que pour ceux qui lui ont fait du bien. »
Lorsque le bateau accoste à Marseille, l’ancien bagnard retrouve sa femme et son fils. Il envoie quelques jours après une lettre au Petit Parisien pour raconter cette arrivée et les retrouvailles avec sa famille.
« Près de l'échelle qui relie le quai la Plata, je reconnais une femme en deuil. C'est elle. Et un grand jeune homme qui pleure. Ce doit être mon fils. Albert Londres m'emmène dans sa cabine.
Et puis nous sommes tout seuls, ma femme, mon fils et moi.
Mon vieux cœur bat à grands coups.
Voilà seize ans que j'attendais cette minute. Et je la vis. Est-ce possible ? Est-ce vrai ? C'est vrai, puisque je sens leur étreinte et que j'entends leurs voix.
C'est vrai, puisque Londres et d'autres personnes que je ne connais pas nous entourent maintenant et nous pressent avec cette inoubliable sympathie française dont je n'avais plus l'habitude.
C'est vrai, puisque des centaines de mains cherchent les miennes, tout le long des quais, où j'avance avec peine dans la foule. »
Il conclut sa lettre par un vibrant hommage au journal qui l’a soutenu pendant des mois.
« Braves gens, cherchez-nous, et vous aussi, journalistes, amis d'Albert Londres, amis des malheureux.
Merci pour la joie immense, merci pour la sympathie dont vous entourez mon fils et ma femme et moi-même. Je n'oublierai jamais ce jour. Merci au Petit Parisien de son aide généreuse, spontanée et efficace.
Comment pourrai-je jamais m'acquitter envers tous les braves gens qui m'ont sorti du gouffre où, depuis seize ans, je lutte pour ne pas mourir ? En démontrant, n'est-ce pas, que votre sympathie et que votre aide ne se sont pas fourvoyées. »
En 1930, Eugène Dieudonné, devenu fabricant de meubles à Paris, publie La Vie des forçats, un témoignage accablant sur le bagne. Le livre est préfacé par Albert Londres.