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La continuation de la Censure après l'armistice de 1918

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

Le 11 novembre 1918, les armes se taisent : l’armistice est signé avec l’Allemagne. Pourtant, la censure de la presse, mise en place dès le début de la guerre, va continuer à s’exercer. Elle va même rester en vigueur pendant encore près d’un an.

La censure a concrètement entraîné une diminution radicale de l’information, et de la possibilité d’expression publique de l’esprit critique. Le « bourrage de crâne » a été une réalité en France pendant la Première Guerre mondiale.

En pratique, la censure supprimait des articles ou des passages d’articles, qui soit étaient remplacés par la rédaction des journaux concernés, soit paraissaient en « blanc ». De plus, une partie de la presse militante cessa purement et simplement de paraître en août 1914, comme la revue La Vie ouvrière dirigée par le syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte : « Nous avons préféré suspendre La Vie ouvrière que de nous plier à la Censure et de hurler avec les fous », écrivait-il en novembre 1914.

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Quatre ans plus tard, la fin des combats n’entraîne pas pour autant la fin de la censure. Le gouvernement y voit notamment un bon moyen de contrôler ce que peuvent dire ses opposants politiques. Les socialistes qui critiquent le chef du gouvernement Georges Clemenceau vont, par conséquent, être particulièrement visés.

Il n’y a cependant pas d’exclusive : la censure vise large. Le 17 novembre 1918, le quotidien de référence de l’époque, Le Temps, paraît ainsi avec trois passages blanchis dans sa première page.

Mais au fil des semaines, cette censure devient encore plus spécifiquement politique, notamment en limitant l’information à propos des mouvements révolutionnaires en cours en Europe.

Ainsi, le 1er décembre le programme du Groupe Spartacus, c’est-à-dire le rassemblement des révolutionnaires d’Allemagne dirigé par Rosa Luxemburg, est intégralement supprimé par la censure.

Le 6 décembre, dans le quotidien socialiste du soir Le Populaire, c’est un long article consacré à un mouvement revendicatif de cheminots en Belgique qui est presque complètement censuré. Et l’article suivant du même numéro, écrit par la féministe socialiste Fanny Clar, se voit lui retrancher d’un paragraphe.

Parfois, même le titre de l’article est censuré, et on ignore donc le sujet du texte qui est entièrement supprimé : par exemple dans Le Populaire du 30 décembre 1918.

La guerre étant finie, les soldats s’attendent à pouvoir rentrer chez eux. En réalité, beaucoup restent mobilisés. La démobilisation des soldats est donc une demande forte dans l’opinion, que la censure s’efforce d’étouffer. Dans Le Populaire des 5 et 8 janvier 1919, deux articles successifs sur ce sujet sont intégralement blanchis par la censure.

Comme pendant la guerre, certains journaux refont leur mise en page après avoir reçu les instructions de la censure, et indiquent la quantité de texte supprimé. Par exemple, l’éditorial du journal républicain La Lanterne du 19 janvier 1919 paraît avec les indications : « Trente lignes censurées », puis plus loin : « Vingt lignes censurées ».

La presse régionale n’est pas épargnée. La Petite Gironde du 9 février annonce ainsi, discrètement : « 80 lignes censurées ».

Le 4 mars 1919, L’Humanité revient sur le sujet de la censure :

« Depuis quatre mois bientôt l’armistice a été signé et la dictature militaire, l’état de siège, la censure, ces conséquences odieuses de la guerre pèsent toujours sur notre pays. »

À cette occasion, le quotidien socialiste critique le manque de pugnacité de ses confrères qui n’osent pas s’opposer au gouvernement :

« La presse a le régime qu’elle mérite. Si elle avait eu quelque souci de sa dignité, si elle avait défendu ses droits, il y a longtemps que la Censure serait supprimée. »

Le sujet est d’importance, et à l’occasion de la journée de grève et de manifestation du 1er mai 1919, les socialistes du département de la Seine appellent à se mobiliser entre autres pour « le rétablissement des libertés publiques » et « contre la Censure et la dictature capitaliste. »

Les discussions autour du futur Traité de paix sont l’un des sujets sur lesquels la censure est la plus sévère. Le grand quotidien Le Matin en fait les frais le 7 mai 1919, plus de 200 lignes y étant censurées.

La rédaction signale les coupes, en soulignant à chaque fois que « la censure est supprimée en Angleterre », afin de montrer par contraste le caractère anormal de la situation en France.

Le « père la victoire » Georges Clemenceau, responsable de la Censure exercée après l'armistice de novembre 1918 - source : Gallica-BnF
Le « père la victoire » Georges Clemenceau, responsable de la Censure exercée après l'armistice de novembre 1918 - source : Gallica-BnF

Le même jour, L’Œuvre se voit de même couper 54 lignes de son éditorial.

Si La Lanterne ne signale ce jour-là « que » 30 lignes censurées, une partie de son sous-titre est également blanchie. Le journal ajoute un commentaire en pointant la responsabilité du chef du gouvernement :

« Nos lecteurs pourront trouver la suite formellement interdite par la censure de M. Clemenceau, dans les journaux anglais de demain. »

Comme pendant le conflit, ne pas respecter les consignes de la censure peut entraîner la saisie du journal. Par exemple, sous le titre « La censure continue », le quotidien La Lanterne dénonce le 17 mai une nouvelle saisie :

« Encore !… Notre confrère Bonsoir a été saisi de nouveau hier… pour avoir publié ce que peut savoir le monde entier – les Français exceptés. »

Le 23 mai, c’est L’Humanité qui proteste contre la saisie de l’hebdomadaire socialiste La Vague : 

« 120 000 exemplaires environ sur 130 000 ont été emportés par la police.

Le journal n’avait pas échoppé un passage d’une lettre concernant certains événements d’ordre militaire qui se sont déroulés récemment dans la mer Noire et dont il nous a, à nous-mêmes, été formellement interdit de parler. »

Il s’agit là des mutineries de la mer Noire, qui avaient touché une partie de la marine militaire française.

L’Humanité ajoute en conclusion :

« Nous protestons contre cette nouvelle atteinte à la liberté de la presse. M. Clemenceau aurait tort de croire que de tels procédés lui rendront la popularité qu’il est en train de perdre. »

Une dizaine de jours plus tard, c’est cette fois Le Midi socialiste qui a été saisi, « pour publication de lettres de poilus d’Orient ». L’Humanité pointe de nouveau la responsabilité du chef du gouvernement :

« L’ancien journaliste qu’est M. Clemenceau abuse des censures et des saisies. […] Mais l’opinion se réveillera tôt ou tard. »

Les luttes sociales sont aussi un sujet que la censure coupe fréquemment. Le 22 juin, un article de L’Humanité intitulé « Les manifestations dans la flotte » est entièrement interdit : « 64 lignes censurées ».

Dans la même colonne, un autre article est totalement supprimé, et même le titre est partiellement blanchi : « Un meeting de [mot censuré] à Rochefort ».

Autre cas de censure, assez paradoxal car il concerne l’armée britannique : L’Humanité veut publier des informations à ce sujet, parues dans le Daily Herald. Mais alors que les lecteurs britanniques ont pu les lire, la censure empêche les lecteurs français d’en prendre connaissance.

Un débat à la Chambre des députés a lieu sur cette question de la censure en juillet 1919, mais la majorité gouvernementale refuse sa levée. La Lanterne déplore le résultat du vote, ainsi que la façon dont les discussions ont eu lieu :

« Oserons-nous dire que le grand débat sur le scandale du maintien de l’état de siège et de la censure après la signature de la paix a été mené sans ardeur et sans conviction ? »

Le quotidien ajoute que la Chambre des députés était « clairsemée, inattentive ». Les parlementaires n’ont donc majoritairement pas voulu obliger le gouvernement à mettre fin à la censure.

À l'intérieur de l'hémicycle de la Chambre des députés, 1922, Agence Rol - source : Gallica-BnF
À l'intérieur de l'hémicycle de la Chambre des députés, 1922, Agence Rol - source : Gallica-BnF

Ce n’est finalement qu’en octobre 1919 que la censure est supprimée. L’Humanité l’annonce le 13 octobre :

« Enfin !!! L’état de siège levé. La censure abolie. »

Le lendemain, le journal salue ces « premières heures de liberté » :

« Enfin ! Nous voici redevenus libres !

Deux décrets parus à l’Officiel d’hier matin ont changé les hommes enchaînés que nous avons été pendant plus de quatre années douloureuses, en citoyens libres. Plus de censure et plus d’état de siège !

C’est double aubaine pour les organes et pour le Parti socialistes, qui furent plus que tous les autres journaux et plus que les autres groupements politiques, victimes de l’arbitraire et de la tyrannie institués par le régime exceptionnel aboli depuis vingt-quatre heures. »

Dans Le Populaire, le socialiste révolutionnaire Boris Souvarine dresse le bilan de ces années de censure qui s’achèvent :

« Le régime abject de la censure, de l’état de siège, de l’ignorance obligatoire, de la servilité honteuse, vient de disparaître.

Notre premier mot sera pour flétrir les hommes qui ont étouffé notre voix, quand notre conscience, notre cœur, notre raison se révoltaient au spectacle d’une guerre fratricide, quand nous dénoncions la grande atrocité que certains appelaient la guerre de justice, de droit, de civilisation, et que nous appelons, nous, une guerre d’injustice, d’oppression et d’inutiles dévastations.

Nous n’oublierons jamais que les hommes au pouvoir et leurs satellites ont, pendant cinq ans, réalisé ce tour de force de mentir chaque jour davantage, et qu’ils ont impitoyablement frappé ceux qui tentaient de crier la vérité.

Nous n’oublierons jamais que le socialisme et l’internationalisme furent, par la 3e République, réduits à s’exprimer dans de petites brochures clandestines et dans des réunions quasi-secrètes. »

Les cinq années de censure ont laissé des traces, qui contribueront à l’ampleur du rejet après-coup des gouvernements de guerre.

C’est un élément parmi d’autres qui explique la vague de révolte des années 1919-1920 en France, que certains verront comme une période pré-révolutionnaire – mais qui se traduira finalement par un échec pour le mouvement ouvrier.

Historien du mouvement ouvrier, auteur notamment de Militants contre la guerre 1914-1918, Julien Chuzeville vient de publier les Lettres d’un syndicaliste sous l’uniforme de Pierre Monatte (Smolny, 2018).

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