Le mouvement Rex : surgissement d’un fascisme belge
En 1936, la presse française assiste stupéfaite à la montée en puissance d’un parti d’extrême droite belge se revendiquant des régimes italien et allemand. À sa tête on trouve Léon Degrelle, chef aussi bruyant qu’inquiétant.
La Belgique de l’entre-deux-guerres est, comme l’Europe, durement touchée par les crises, financière, économique et enfin politique. La mort du « roi-chevalier » Albert Ier symbolise et révèle une crise de régime propre au jeune pays à peine centenaire.
En 1936, l’économie se relève mais les frustrations accumulées sont plus vives que jamais. Les élections générales du 24 mai 1936 constituent donc une échéance majeure, tandis que les tensions géopolitiques en Europe évoluent vers leur paroxysme.
Ce scrutin est marqué par la présence d’un très jeune parti : Rex. Ce « mouvement », qui refuse d’être rangé parmi les partis, est la créature de son non moins très jeune chef : Léon Degrelle, 29 ans. Aussi brillant qu’inquiétant, le jeune prodige fascisant fascine la presse française.
Il était alors en France un parfait inconnu. Seul le journal d’extrême droite L’Action Française s’était intéressée en 1931, à ce « jeune écrivain catholique ». Il n’avait alors que 25 ans mais l’organe maurassien appréciait déjà, en termes fleuris, la plume du jeune auteur :
« Éloquente mais populaire, du ton le plus franc, le plus bonhomme, d'un tour vif, direct, d'un style qu'on pourrait dire “à la bonne franquette”, gaulois – gaulois du Nord – relevé de belgicismes savoureux, propres à lui donner un goût de terroir qui convient parfaitement.
Léon Degrelle a fait là une manière de chef-d’œuvre. »
En réalité, Léon Degrelle s’émancipe bientôt du parti catholique belge (UCB) et, soutenu par les jeunes et quelques cadres ecclésiastiques maurassiens, il franchit le Rubicon en 1935 : « il a décidé de bouter dehors tous les chefs catholiques qui ont été compromis dans des affaires financières ou qui s'en sont occupés un peu trop et il ne dédaigne pas, à l'occasion, d'user de la manière forte ».
Pour baptiser son mouvement, il réduit symboliquement le patronyme du groupe de presse catholique dont on lui avait confié la direction, de « Christus Rex » en « Rex », tout simplement. « Rex vaincra » devient le mot d’ordre d’un parti ultra-conservateur et antimarxiste, tout acquis à son jeune chef et qui multiplie les ralliements jusqu’au plus près de la couronne.
Mettant à profit deux scandales financiers récents, entachant catholiques et socialistes, l’effronté obtient un crédit et une publicité supplémentaires après l’échec d’un procès en diffamation intenté contre lui par un sénateur. En retour, on accuse Rex de vouloir instaurer une dictature en Belgique et on dénonce la violence de ses diatribes comme celle de ses partisans. Le propre père de Léon Degrelle, député catholique, désavoue son fils, une sévérité paternelle saluée par le journal La Croix.
De fait, l’année électorale 1936 est marquée par des affrontements où la police n’a pas toujours l’avantage et on dénombre des morts à Bruxelles et Anvers.
La campagne est menée tambour battant, par des meetings constants où la verve de Degrelle électrise la foule par ses accusations portées contre la classe politique, invitant les électeurs belges à démasquer les « banksters » et le « profitariat ».
Verve haute, Léon Degrelle charme les envoyés spéciaux de la presse française de droite. « Pittoresque », « séduisant », son physique autant que son verbe interpellent les commentateurs. Il fait l’objet de descriptions détaillées :
« De taille svelte, élancée, il a le corps moulé dans un complet très élégant, d'une coupe impeccable. Il a l'œil vif, le regard pénétrant. Une belle chevelure noire, bien lisse, lui donne un air de jeune premier d'opérette.
C'est ce que l'on peut appeler un joli garçon. »
Le quotidien d’ultradroite Je Suis Partout ne cache pas son enthousiasme pour le projet de Rex et son jeune chef :
« C’est la première fois qu’un mouvement aussi unanime, aussi puissamment organisé, se manifeste en dehors des trois grands partis traditionnels, le catholique, le socialiste et le libéral. En quelques mois, il a réalisé de tels progrès que les journaux de toutes opinions en sont remplis.
On ne peut penser à un fascisme, la dictature étant opposée au caractère belge, mais néanmoins le mouvement, par son dynamisme, par la modicité de ses débuts, il y a quelques années, brusquement suivis d’une expansion qui paraît à beaucoup incompréhensible, fait un peu songer au phénomène que l'on a vu s’épanouir en Allemagne, la comparaison s’arrêtant d’ailleurs à ce succès explosif… »
On est surtout gréé, en France, au jeune Degrelle d’apporter des couleurs à la campagne électorale : « sa jeunesse, sa fougue, son audace, qui ne recule devant rien et que n'arrête pas le choix des moyens, ont donné une animation et un pittoresque extraordinaire à la chasse aux voix ». Il est vrai que ses méthodes promotionnelles sont pour le moins originales, comme le relate L’Œuvre :
« Rex est d'ailleurs un homme assez curieux ; c'est un Barnum accompli, qui ne recule devant aucun moyen de propagande électorale pour capter son public.
C'est lui qui imagina, pendant le cours de cette période électorale, de faire peindre sur le flanc des vaches le mot “Rex”, de toutes les vaches qui, en Belgique, paissent dans les prés le long des voies de chemin de fer ! […]
Dans les réunions publiques, il manie les gros mots et les insultes avec une dextérité sans pareille… »
Léon Degrelle jure qu’il ne veut pas d’une dictature. Mais il ne se dit pas démocrate. Il veut « sauver » la Belgique du socialisme, comme d’autres ont prétendu vouloir sauver l’Allemagne du bolchévisme. La LICA prévient : « Le programme de “Rex” est fasciste ».
Les socialistes français appellent naturellement de leurs vœux une victoire de la gauche, prélude à un gouvernement de front populaire, comme en Espagne et en France. Mais les socialistes belges ont repoussés les propositions de listes communes de la part des communistes, ce qui n’empêchera pas ces derniers de retirer leurs candidats face aux socialistes et d’appeler leurs électeurs à un vote antifasciste.
L’engouement amusé du public français cesse quelques jours avant la tenue des élections belges, lorsque le risque d’une prise de pouvoir des rexistes en Belgique devient une possibilité. On s’attend à l’entrée d’une trentaine de députés rexistes, Léon Degrelle en réclame une vingtaine, un fait de toute manière sans précédent dans l'histoire politique belge pour un parti qui n'existait pas lors des précédentes élections. Le 23 mai au soir, la presse française affiche son anxiété à la Une.
Sauf la correction ecclésiastique administrée par un curé en soutane à des colleurs d’affiches rexistes, la longue soirée électorale se déroula sans incidents majeurs et suivie avec ferveur :
« À Bruxelles, la soirée a été d'une animation extraordinaire. Jusqu'à passé minuit, de véritables foules ont stationné devant les locaux des associations politiques et devant les immeubles des journaux.
L'apparition des résultats sur les écrans était chaque fois l'occasion de ce qu'on est convenu d'appeler en langage parlementaire “des manifestations en sens divers” allant des acclamations et des applaudissements nourris aux sifflets stridents et aux huées prolongées. »
Les résultats parviennent peu à peu, mais la principale nouvelle tant redoutée tombe rapidement : Rex atteint 11,49 % des suffrages et fait entrer à la Chambre belge 22 députés rexistes. Tandis que le parti communiste triple ses députés, les nationalistes flamands doublent les leurs et les séparatistes pro-nazis des régions germanophones obtiennent une certaine visibilité, un ensemble qui fait logiquement conclure aux commentateurs français que la victoire appartient aux extrêmes en Belgique.
Les journalistes de toute l’Europe se bousculent alors dans le local de campagne des rexistes, rue des Chartreux à Bruxelles. Le chef, ivre de joie, harangue la foule et prévient que la campagne ne fait que commencer :
« Nous détruirons tous les partis en nous attachant la population tout entière et nous ferons, par le rassemblement total de la nation, une union fraternelle du peuple […]
Rex n'accepte de collaborer avec personne. Rex veut le pouvoir tout entier. »
Avant même que ses députés ne soient intronisés, Degrelle déjà les menace : « Je les briserais. C'est moi qui les ai faits. Ils doivent agir comme je le veux. »
Après les élections, tandis qu’il est reçu par le roi, nul ne doute que Degrelle, « l’énigme d’aujourd’hui » ne soit peut-être « le chef de demain », Rex a déclaré la guerre à toute la classe politique belge.
Mais les déclarations germanophiles récurrentes douchent les enthousiasmes, et le Rexisme se révèle finalement soluble dans le bain démocratique. Les députés rexistes, inexpérimentés, n’offrent pas à la Chambre le même visage que le jeune chef. Degrelle a besoin d’un « coup » spectaculaire.
Imitant Mussolini, il annonce tout d’abord une marche sur Bruxelles. On attendaient 250 000 rexistes convergeant de toute la Belgique vers la Chambre, ils furent quelques milliers le dimanche 25 octobre 1936, se heurtant à la gendarmerie royale, avant que Degrelle ne soit brièvement mis en état d’arrestation.
À défaut de putsch, Degrelle se tourne cette fois vers le bonapartisme et échafaude la tenue d’un plébiscite, appelant les électeurs à départager un vainqueur entre lui et ce qu’on n’appelle pas encore « l’establishment ». Mais la constitution belge, monarchique, ne prévoit pas ce type d’ordalie. Plein de ressources, Léon Degrelle fait démissionner un député rexiste de Bruxelles, ainsi que tous ses suppléants.
Une élection partielle est donc prévue : « il y aura du sport le 11 avril ! », titrait le journal de la LICA. Une union sacrée s’improvise autour d’une candidature unique contre Degrelle : le Premier ministre Paul Van Zeeland. Rex s’allie avec les nationalistes flamands, un choix malheureux qui indigne nombre de Wallons, réduisant presqu’à néant l’apport en voix.
Le scrutin a bien la valeur de référendum, opposant deux géants antinomiques ; le « match » belge passionne la France, les deux adversaires ne s’épargnant aucun coup.
La veille, le coup de grâce est donné par un coup de théâtre : l’Église de Belgique rend publique une déclaration condamnant Rex comme un « danger pour le pays et pour l’Église ». Degrelle est largement battu, ne réunissant que 19 % des suffrages.
Paradoxalement, son hubris a affermi la démocratie belge. Le rexisme amorce dès lors son reflux, miné par des affrontements internes et s’effondre à quatre députés en 1939. À la Chambre, l’ultra-neutralisme de Degrelle achève de convaincre de sa germanophilie.
Tandis que le 10 mai 1940 les panzers allemands se répandent sur la Belgique, Léon Degrelle est arrêté comme suspect. Libéré, il appelle à la collaboration et lève une légion wallonne pour le front de l’Est qui portera bientôt l’écusson de la SS.
Parvenant à s’échapper en 1945, Degrelle décédera en 1994 en Espagne, non sans être devenu une icône de l’extrême droite européenne.
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Pour en savoir plus :
Jean-Michel Etienne, Le Mouvement rexiste jusqu'en 1940, Paris, Fondation nationale des sciences politiques, 1968
Martin Conway, Degrelle. Les années de collaboration, Ottignies Louvain-La-Neuve, Éditions Quorum, 1994
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Édouard Sill est chercheur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est actuellement doctorant à l’École pratique des hautes études (Paris, EPHE).