Les chevaliers dans l’imagerie antisémite
Fin XIXe siècle en France : dans la profusion d'images et de représentations attachées au discours antisémite, celle du chevalier devient une figure majeure.
La vague antisémite qui secoue la France à partir de la fin du XIXe siècle a fait à profusion usage d’images. Images de l’autre haït et caricaturé, évidemment, mais aussi images de soit a contrario magnifié, les secondes répondant parfois directement aux premières sur la même illustration. L’antisémite se représente en effet comme le défenseur d’une nation confrontée, selon lui, à un immense complot visant à la détruire. Pour cela, les dessinateurs de ce courant politique se tournent vite vers le stéréotype du chevalier.
L’idée apparaît dès les premiers écrits d’Édouard Drumont, auteur d’un pamphlet fondateur de l’antisémitisme moderne, La France Juive (1886). C’est justement sur une affiche publicitaire pour cet ouvrage, réalisée par le célèbre affichiste Jules Chéret, que l’écrivain est distinctement représenté comme un chevalier triomphant et terrassant un juif caricatural qui tente tant bien que mal d’agripper une bourse pleine d’or.
En septembre 1889, Adolphe Léon Willette est candidat antisémite aux élections législatives. Illustrateur réputé, il réalise sa propre affiche de campagne sur laquelle, au premier plan, on aperçoit un guerrier franc (reconnaissable à sa double hache assimilée alors à une francisque) tenant victorieux la tête d’un bœuf (sans doute une allusion au veau d’or biblique). On y retrouve quelques éléments de l’image de 1886 : au pied du guerrier, on aperçoit ainsi une bourse ouverte et les tables de loi hébraïque brisées.
Une décennie plus tard, c’est au tour du journal catholique Le Pèlerin, dans son édition du 12 octobre 1902, de montrer sur sa quatrième de couverture un dessin d’Achille Lemot intitulé : « Le grand duel annoncé entre la maçonnerie et l’Église » sur lequel on voit un chevalier se dressant face au péril supposé des francs-maçons.
Ces quelques images, conçues en l’espace de moins de vingt ans, reprennent peu ou prou les mêmes éléments. Au juif faible, voir lâche (l’affiche de 1889 l’assimile à une ombre en train de fuir au second plan) on oppose un antisémite français en pleine santé.
Cette antinomie traduit graphiquement l’idée des partisans de Drumont selon laquelle la présence des « sémites » et des francs maçons sur le sol national amollirait la vitalité de la race française, comme on peut le lire dans les pages de La Libre Parole le 3 décembre 1892 où l’éditorialiste du jour accuse les journalistes de manquer de virilité pour s’opposer aux Juifs.
Ici, l’angoisse raciste se double d’une peur masculine de la perte des facultés sexuelles :
« J’appartiens au journalisme depuis près de trente ans et tous les journalistes que j’ai connus étaient, individuellement, de très braves gens, amoureux de leur métier, épris de vérité, croyant à l’art, convaincus qu’on pourrait faire beaucoup de bien par la Presse et désireux de contribuer à ce bien. Leur tort à tous a été d’être trop accommodants, de manquer un peu de virilité, de ne pas s’unir franchement à notre campagne libératrice, de ne pas se révolter contre le joug ignominieux des Sémites et des financiers. »
La « virilité » antisémite s’exprime graphiquement de deux autres manières. Le chevalier porte une barbe (ou une moustache épaisse) et de longs cheveux, autant de caractéristiques qui renvoient au stéréotype des francs ou des Gaulois tels qu’ils sont décrits dans les sources romaines classiques. Pour les penseurs antiques (notamment Tacite, auteur de La Germanie au Ier siècle de notre ère), l’excès de pilosité et une chevelure trop abondante constituaient des signes patents de la barbarie qu’ils opposaient à la saine civilisation latine. Pour les militants antisémites français, cette barbarie est au contraire synonyme de vitalité et de force masculine. Le juif, de son côté, est représenté comme un être soit imberbe, soit chauve.
L’autre signe de virilité apparente est évidemment la pratique de la guerre. Celle-ci est assimilée, de manière volontairement confuse, à une croisade, comme l’atteste l’écu frappé de la croix présent sur plusieurs images, mais aussi à une lutte révolutionnaire.
Le bouclier d’Édouard Drumont, qui souhaite réunir les jacobins et les réactionnaires dans une même lutte contre l’étranger, est ainsi frappé du « Ca ira » en référence directe à la chanson « Ah ! ça ira » entendue pour la première fois en 1790. Le chevalier est armé, soit d’une épée, soit d’une hache, évoquant, comme nous l’avons déjà remarqué, la francisque des francs.
De manière plus étonnante, l’affiche de Jules Chéret représente Drumont en train de soulever une morgenstern (littéralement, une « étoile du matin ») médiévale. Le choix est peu courant et constitue sans doute une allusion à l’arme contondante que, raconte la légende, employait Charles Martel durant la bataille de Poitiers, choc qu’évoque Drumont dès les premières pages de La France Juive où il compare de manière opportune les sarrasins de jadis à des sémite et à des juifs.
« Le rêve du Sémite, en effet, sa pensée fixe a été constamment de réduire l’Aryen en servage, de le mettre à la glèbe […]. Les ruines de Carthage, les ossements de Sarrazins que la charrue rencontre parfois dans les champs où triompha Charles Martel, racontent quelle leçon fut donnée à ces présomptueux. Aujourd’hui le Sémitisme se croit sûr de la victoire. Ce n’est plus le Carthaginois ou le Sarrazin qui conduit le mouvement, c’est le Juif ; il a remplacé la violence par la ruse. »
Le chevalier antisémite est représenté comme un combattant défendant courageusement les armes à la main sa patrie, alors que le juif utilise comme seuls outils le commerce, comme le montre la bourse d’or sur plusieurs des images que nous avons commentées, ou les intrigues politiques (« la ruse » selon Drumont) en se cachant derrière un de ses affidés francs-maçons sur la quatrième de couverture du Pèlerin. Cette iconographie guerrière et vertueuse remplit également une autre fonction.
Les antisémites associent en effet les juifs à l’Allemagne, les premiers servant, selon eux, d’agents étrangers à la seconde, discours qui existe avant même l’éclatement de l’affaire Dreyfus en 1894 et que l’on retrouve dès La France Juive : « Au lieu d’attaquer l’Europe en face, les Sémites l’ont attaquée à revers : ils l’ont tournée ; dans les environs de Wilna, ce Vagina Judeorum, se sont organisés des exodes qui ont occupé l’Allemagne, franchi les Vosges et conquis la France. »
La lutte intérieure répond ainsi à la crainte d’une guerre extérieure rapidement comparée à un combat chevaleresque contre un ennemi monstrueux. C’est notamment le cas dans La Libre Parole du 12 juin 1892 où le poète Clovis Hugues, ancien socialiste passé dans les rangs boulangistes puis antisémites, célèbre en vers l’alliance franco-russe dirigée non seulement contre Guillaume II, mais aussi contre les juifs, alors que l’empire tsariste applique, à la même époque, une politique ouvertement antisémite (notamment « lois de mai » 1882) :
« Hourra ! Soyons les bons chevaliers de l’Idée,
Les deux peuples altiers luttant contre l’enfer,
La poitrine bardée
De justice et de fer.[…]
Pendant que nous chantions devant l’aube sincère,
Le Dragon monstrueux, effroi du ciel serein,
S’est fait hydre, ô misère !
Dans les grottes du Rhin.Debout ! s’il nous menace avec sa triple gueule,
Nous le musellerons, avant qu’il n’ait vécu.
La France n’est plus seule :
La justice a vaincu ! »
Ici, ce n’est donc plus l’ombre fourbe qui se dresse face au chevalier antisémite, mais le monstre, « le dragon » et « l’hydre » qui peut représenté indifféremment le juif ou l’Allemand, voir évoquer sans doute les deux en même temps.
La une du supplément illustré du dimanche du Petit Journal datée du 20 septembre 1914, montre par exemple les soldats des forces de l’Entente affrontant un dragon Austro-allemand pourvu d’un bec recourbé qui fait écho au nez crochu des caricatures antisémites. La bête des légendes, comme dans le poème de Clovis Hugues, semble ainsi s’être transformée en « hydre ».
L’idée d’une chevalerie chrétienne immaculée se dressant face au « péril juif » prend un nouvel essor sous le régime de Vichy, notamment après l’invasion de l’Union Soviétique par l’Allemagne nazi.
Très vite, cette offensive, dans les milieux collaborationnistes, est comparée à une « croisade. » Une affiche de 1941, intitulée « Victoire. La Grande croisade européenne » dessinée par Michel Jacquot, montre un chevalier terrassant un soldat soviétique soutenu par un juif caricatural et un banquier londonien (reconnaissable au symbole de la livre sterling peinte sur son dos).
Cette fois, l’ennemi n’est donc plus l’Allemagne, mais l’URSS et les Alliés anglo-saxons.
Une autre affiche de propagande produite elle en 1943, dédiée à la promotion du S.T.O. (service du travail obligatoire) et titrée « Ouvrier ! En Travaillant pour l’Europe tu protèges ton Pays et ton Foyer » montre non plus un soldat, mais un ouvrier portant un écu médiéval lui permettant de sauvegarder une femme et un enfant.
L’idée de guerre chevaleresque, ici implicite, n’est plus présentée comme une croisade offensive, mais comme une lutte pour la survie face à un adversaire animalisé (l’ours soviétique).
C’est clairement la Milice qui fait le plus usage de l’imagerie chevaleresque en reprenant un langage cher aux antisémites de la fin du XIXe siècle. Dès 1942, l’organisation précédant la Milice, le Service d’Ordre Légionnaire (S.O.L.) dans une transcription sous forme de brochure d’une de leurs émissions radio, se compare à une « chevalerie des temps modernes ».
Très vite, les affiches du S.O.L. appuient graphiquement cette analogie. L’un d’entre elle, faite en 1942, montre un légionnaire prêtant serment, un genou à terre, alors que se dresse derrière lui un chevalier portant la croix des croisés, manière de dire que le premier est l’héritier direct du second.
Une autre affiche représente un des membres du S.O.L. en train d’être adoubé, comme s’il était lui-même un combattant paré de toutes les vertus associées traditionnellement à la chevalerie.
Lorsque le S.O.L. fait place en janvier 1943 à la Milice, le discours ne change pas. En mars de la même année, durant « la prestation de serment de la première promotion de l’école des cadres de la Milice », le chef de l’organisation collaborationniste Joseph Darnand s’exclame ainsi « Vous avez, dit-Il, consenti à entrer dans cette chevalerie des temps modernes. » comme le rapporte Le Petit Parisien du 27 mars 1943.
Un an plus tard, dans le Journal des débats politiques et littéraires du 4 juillet 1944, le même Darnand explique aux francs-gardes de la Milice « Vous êtes jugés dignes d’entrer dans la chevalerie des temps nouveaux, admis à l’honneur de servir. » Mais déjà, une partie des collaborationnistes (dont Darnand lui-même) s’étaient engagés dans la S.S. Celle-ci tente de recruter en France par voix de presse. On peut ainsi lire dans La Dépêche du Berry du 23 janvier 1944 ces mots qui résonnent comme un lointain écho des propos de Drumont :
« La jeunesse française a appris, non sans joie, que le Führer lui accordait l’honneur de servir dans la S.S. troupe d’élite de l’Armée Européenne. Rejoignant les époques héroïques du Moyen-Age, les jeunes de chez nous ne seront pas exclus de la grande croisade européenne. »
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Pour en savoir plus :
Guillaume Doizy, « Édouard Drumont et La Libre parole illustrée : la caricature, figure majeure du discours antisémite ? », in Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 135, 2017
Guillaume Doizy, « À l’origine de la caricature antisémite en France : le dessinateur Adolphe Willette (1857-1926) », Archives Juives, 2017, Vol. 50, p. 103-124.
Marie-Anne Matard-Bonucci, « L’image, figure majeure du discours antisémite ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2001, 72, p. 27-39
Dominique Olivesi, « La prestation du serment du service d’ordre légionnaire (S.O.L) aux arènes de Cimiez le 22 février 1942 », Cahiers de la Méditerranée, 62, 2001