En parallèle à l’antisémitisme ordinaire qui avance à visage découvert et s’implante dans le quotidien allemand s’organisent, au niveau institutionnel, des réformes qui doivent permettre à l’administration du pays d’être vidée des personnes dites nuisibles, selon l’analyse du pouvoir en place. Alors que Guérin rend visite à jeune ami juriste aux sensibilités socialistes, il s’étonne de voir de nombreux ouvrages fascistes chez lui. « Je prépare des examens de droit », s’explique l’intéressé. Pour passer les concours, il est désormais requis d’avoir compris « l’essence intime du national-socialisme » et de s’être converti officiellement à un culte.
C’est ainsi que Guérin se voit invité au baptême de son ami, obligé de se lier à l’église protestante pour intégrer la fonction publique.
« Chaque jour, des milliers d’individus, afin de conserver leur gagne-pain, doivent se faire baptiser. Les pasteurs n’en peuvent plus… ».
Il faut noter que la sympathie de Guérin à l’égard de la population juive, soumise à une répression brutale et bientôt à la folie assassine de régime, reste subordonnée à son analyse de classe. Alors qu’il dénonce l’antisémitisme du Reich, il consacre, « pour être tout à fait en règle avec [sa] conscience », les dernières lignes de son reportage du premier juillet 1933 au cas d’une famille juive qui l’accueille « dans un intérieur bourgeois cossu ». Tandis que ses hôtes lui demandent conseil quant à la patrie où ils doivent chercher refuge, Guérin laisse glisser qu’il voit « derrière ces bourgeois un peu gras, […] l’ombre du Juif errant, le bâton à la main, qui reprend sa route ».
Bien qu’il les combatte, il mobilise ici la même imagerie du Juif apatride, sans attache patriotique, utilisée par les antisémites pour inventer un ennemi intérieur à combattre. Cet étonnant dérapage, en dissonance avec le reste de ses textes, est bientôt complémentée par une analyse matérialiste, laquelle lui ressemble plus. Au détour d’une phrase, alors qu’elle lui affirme la sincérité de son sentiment patriotique, la maitresse de maison lui souffle que « après tout, ce nouveau régime, nous nous en accommoderions, si seulement il nous laissait tranquilles ». C’en est assez pour prouver à Guérin l’immoralité de la classe bourgeoise, de quelque religion qu’elle soit. Attaqués, ses hôtes s’émeuvent d’un pouvoir assassin dont ils se seraient satisfaits s’ils n’étaient pas visés.
« Le charme est soudain rompu. Je songe à ceux qui, depuis des années, juifs ou non juifs, ont faim ; à ceux qui, juifs on non juifs, pourrissent aujourd’hui dans les prisons brunes. »
De retour en France, Daniel Guérin poursuivra son engagement à la gauche de la gauche. Au moment du Front populaire, élu en 1936 au sein d’une coalition électorale antifasciste, il sera proche de la tendance Gauche révolutionnaire, menée par Marceau Pivert. Alors que le Sénat s’apprête à renverser le deuxième gouvernement Blum en avril 1938, il sera en tête du cortège de dizaines de milliers de Parisiens allant faire entendre leur colère à la « poignée de vieillards au cœur sec » qui siège au Palais Bourbon.
Ce coup de force, qui s’oppose à la ligne de la SFIO, lui vaudra d’être suspendu du parti. Tout en entretenant une correspondance avec Léon Trotsky, il formera le Parti socialiste ouvrier et paysan, éphémère formation politique d’extrême gauche, qui sera rapidement dissoute par le régime de Vichy.
Après la guerre, qui lui donnera raison quant aux inquiétudes qu’il avait au sujet du régime hitlérien, il participera activement aux mouvements anticolonialistes et de libération homosexuelle. Il mourra en 1988, après une vie entièrement dédiée à la cause du communisme libertaire.
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Pour en savoir plus :
Alexandre Saintin, « L’intellectuel socialiste révolutionnaire Daniel Guérin en Allemagne avant et après la catastrophe », in : Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2013, t. 3, n. 119, pp. 15-28
Daniel Guérin, La Peste brune, Editions Spartacus, 2018